Étude de couleur:
jaune inquiet
La palette de Charlotte Knowles, des remèdes naturels et d’Uncut Gems
- Texte: Kristen Yoonsoo Kim

Peut-être parce que je suis plus assidue question crème solaire, mais j’ai drôlement pâli au cours des derniers mois. Si bien que j’ai dû troquer mon habituel fond de teint ivoire pour une teinte plus pâle, voire anémique, l’albâtre. Il n’est pas exagéré de dire que j’ai la peau claire – jusqu’à ce que je croise le bras avec celui de mon copain caucasien, qui me disqualifie aussitôt avec sa blancheur et son fond de pigment rose. C’est dans ces moments-là que je vois ma peau pour ce qu’elle est: jaune. En tant qu’Asiatique, j’ai souvent résisté à cette étiquette de couleur, parce qu’elle me paraît dénigrante, même quand elle vient de nous. Quoique personne ne dit jamais: «Je suis jaune.» Et nous savons tous ce qui est sous-entendu quand on dit que quelqu’un a la «fièvre jaune».
«Albâtre» me fait sentir maladive, mais a l’avantage de rappeler Nicole Kidman dans Moulin Rouge, élégante même lorsque tuberculeuse. «Jaune» sonne souffrant, et très peu glamour. Comme si j’avais voulu me faire bronzer, mais ne parut que pas assez cuite et peu appétissante. Comme du gras de poulet cru ou une vinaigrette rance. Le jaune inquiet, c’est la jaunisse, le pus d’une cloque qui éclate, la dernière teinte de l’ecchymose. C’est le filtre de l’affiche du film Contagion de Steven Soderbergh, une Gwyneth Paltrow paniquée qui prend son dernier souffle. C’est anti-Goop. C’est jaune inquiet.

Si orange burnout est la couleur des notifications, le jaune inquiet est l’anxiété causée par nos téléphones. Mode économie d’énergie? Mode jaune inquiet. Deux livres incontournables sur l’état d’esprit des milléniaux sont d’ailleurs de cette couleur: Conversations With Friends de Sally Rooney et Trick Mirror de Jia Tolentino. Dans le drame lesbien français Portrait de la jeune fille en feu, la couleur de la toile vierge est jaune; le jaune de l’incertitude et de la répression des sentiments interdits. Même Adam Sandler dans le film des frères Safdie, Uncut Gems, qui incarne un propriétaire de bijouterie machiste et endetté par le jeu porte cette teinte de jaune sous son blouson en cuir; on ne saurait dire s’il est paniqué ou enthousiaste.

Le jaune inquiet oscille entre le mal et le bien-être. Il semble être la couleur dominante du malaise moderne: avoir affaire à un système de santé merdique; un téléphone qui se décharge à force de lire des nouvelles déprimantes. C’est un rappel constant de tout ce qui a une date d’expiration: la terre, le corps, ce qu’il y a dans le frigo.
En littérature, Charlotte Perkins Gilman a immortalisé ce jaune dans sa nouvelle féministe The Yellow Wallpaper. Dans cette métaphore sur l’emprisonnement des femmes, la protagoniste décrit en détail le papier peint: «La couleur en est repoussante, révoltante même – un jaune douteux et oppressant, étrangement fané par la lumière du soleil. Par endroits, d’un oranger blafard, ailleurs d’une teinte maladive et sulfureuse.» Ce jaune évoque la suffocation, la paranoïa et le confinement de la féminité et de la vie domestique. La protagoniste y réfère encore en le qualifiant de «hideux», de «peu fiable», d’«enrageant». Elle croit que la pièce devait autrefois être une pouponnière. Dans mes recherches, j’ai découvert que les enfants tendent à pleurer davantage dans une chambre jaune, parce que sa surutilisation a quelque chose d’inquiétant.
C’est le cuivre plaqué des meubles antiques, qui reviennent plus ou moins à la mode, quoique son simulacre de sophistication peut facilement être maladroit.
Dans ma chambre, deux pièces attendent de voir la lumière du jour: l’une, une robe dorée mi vingtième siècle du fashion designer George Halley, qui a créé des pièces pour Lauren Bacall et Julie Andrews; l’autre, un chapeau en suède Etro, de la teinte que je me promets de porter chaque automne depuis dix ans, mais qui continue à coiffer à peu près tout sauf ma tête. Toutes deux sont classiques, voire intemporelles, mais étrangement je ne me décide pas à les porter – est-ce parce qu’elles m’avalent, me camouflent dans mon propre teint? Suis-je, oserai-je dire, trop jaune pour de telles options vestimentaires? Il faut dire que ce jaune n’a pas le même effet effaçant sur tout le monde. Je me rappelle que c’était la couleur principale de la collection haute couture automne 2019 de Valentino. Même la variante plus sombre de Chanel (de la même saison) semblait être le mouton noir confortable dans ce défilé de teintes gaies. Je l’ai plus souvent vu dans les collections automne que printemps, mais Charlotte Knowles comprend la nature «sans-saison» du jaune inquiet: matelassé à l’automne; exubérant au printemps. Ce jaune a la capacité de vous métamorphoser, renversant du tout au tout le spectre de l’humeur. Même le fameux papier peint d’Even Gilman était méconnaissable à certaines heures de la journée.


Si l’optimiste jaune de la génération Z était la couleur de 2017, le jaune inquiet est son enfant malade. Le jaune de la génération Z était le filtre de bubblegum de Petra Collins, mais, à force de se faire de la bile, il est devenu morbide et ocre, puis s’est prêté à ses dernières lubies pour les masques et les prothèses humaines démembrées. Un jaune qui est préoccupé par le corps, aussi hypocondriaque qu’obsédé par la santé et le bien-être. C’est le jaune de la fumée dans laquelle s’étouffe le protagoniste en proie à une anxiété existentielle dans The Love Song of J. Alfred Prufrock de T.S. Eliot, qui réfléchit à sa vie de dandy vieillissant, à la splendeur et à la vitalité de la jeunesse qui s’évanouit. Le jaune blé doré est la couleur discontinuée du tapis shag des publicités des années 60 et 70, qui, peu importe l’étiquette frivole que tu lui donnes («Roi Soleil»), évoque la femme au foyer inquiète et une vague odeur de pisse. C’est le cuivre plaqué des meubles antiques, qui reviennent plus ou moins à la mode, quoique son simulacre de sophistication peut facilement être maladroit.

J’ai d’abord voulu appeler cette teinte jaune Minnelli (en honneur de Vincente), qui sonne comme jaune manila, mais la formalité de l’enveloppe jaune est peut-être mieux à même de contenir ses émotions. Deborah Kerr et Elizabeth Taylor portent le jaune dans différents films de Minnelli. Et c’est le jaune des tournesols du peintre et du blé des paysages agricoles dans son drame biographique sur Van Gogh. Cette couleur surnaturelle qu’on retrouve dans la nature. Quand le Van Gogh incarné par Kirk Douglas est happé par la maladie, il empoigne un tube de peinture qu’il presse pour en faire sortir sa couleur signature: le jaune inquiet. Quelques semaines après avoir vu Lust for Life, je me suis rendue au Met et j’ai visité ma pièce favorite, celle où se trouvent toutes les toiles impressionnistes; Cézanne et Monet aimaient ce jaune, eux aussi. À New York, on voit ce jaune moutarde partout – les taxis, si on les observe de près, sont plus moutarde que jaune pur. Et, bien sûr, il y a la moutarde dans les hot dogs, le condiment de choix du New-Yorkais, alors que le ketchup est pour les imposteurs (coupable). Après avoir vécue deux ans dans la ville, quelqu’un m’a expliqué que de griller un bagel équivaut à manger son steak – ou, incidemment, son hot dog – avec du ketchup.
Saviez-vous que le jaune du «jaune moutarde» vient du curcuma, et non pas des graines de moutarde? En matière d’alimentation, cette pigmentation est synonyme de santé, pas de maladie. Le curcuma réduit l’inflammation. La curcumine, son principal composant, préviendrait le cancer. La camomille aussi est de la couleur du bien-être, et bien que je l’associe d’abord et avant tout au breuvage qui favorise le sommeil, la plante compte de nombreux autres bienfaits, elle apaiserait notamment les douleurs menstruelles et permettrait de réduire le diabète. Et le miel irradie les vertus thérapeutiques. Le jaune inquiet est malléable, subjectif, en ce qu’il invite autant qu’il éloigne l’anxiété. C’est la couleur obsédée par la maladie et le bien-être – le symptôme des temps modernes.
Kristen Yoonsoo Kim une journaliste de New York née en Corée du Sud. Elle écrit sur le cinéma et la mode. Ses textes ont notamment été publiés dans GQ, Man Repeller et Village Voice.
- Texte: Kristen Yoonsoo Kim
- Traduction: Geneviève Giroux
- Date: 17 octobre 2019