Hans Feurer : comme un air de déjà vu
Le photographe suisse se confie à propos des femmes, du bouddhisme et de son enlèvement par des rebelles sénégalais.
- Entrevue: Timo Feldhaus
- Images gracieusement fournies par: Camera Work

Timo Feldhaus
Hans Feurer
« M. Feurer, croyez-vous que les humains deviendront bientôt des machines? »
Ah, mais pas si vite, ami lecteur. Il est encore trop tôt pour poser ce genre de question…
Hans Feurer, assis dehors et vêtu d’une belle chemise, commande une bière en tirant sur sa Camel sans filtre. « Je peux en avoir une aussi? – Mais je t’en prie. » Les volutes de fumée tourbillonnent vers un ciel sans nuages. À 77 ans, Feurer a foulé le sol de la planète (presque) tout entière. De passage à Berlin, le photographe de mode a temporairement délaissé le petit village de montagne où il a élu domicile en Suisse. C’est que certaines de ses œuvres phares des années 70, 80 et 90 sont exposées ici, à la Camera Work Gallery.
Pourquoi êtes-vous devenu photographe, M. Feurer?
J’aime les femmes.
Feurer est un électron libre, un lascar, et il a la gueule de l’emploi. À des années-lumière du papi radotant des histoires au coin du feu, il a la dégaine d’un aventurier. Son visage est un parchemin qui porte la trace de ses aventures aux quatre coins du monde : on y lit une sérénité espiègle, une lueur d’optimisme et une dose massive de curiosité authentique. J’ai devant moi un véritable citoyen du monde. De ceux dont les mots sont secondaires puisque la présence dit tout.
Feurer ne fait jamais de shootings en studio, n’utilise aucun éclairage artificiel et retouche à peine ses photos. Ses outils de travail sont la lumière du soleil, les gens et les paysages du monde entier. Pas de béquille, pas de subterfuges. Il s’est mis à la photo numérique en 2002.
Mais les photos analogiques n’ont-elles pas une magie bien particulière, unique et irremplaçable?
Je n’irais pas aussi loin que ça. Une bonne photo est une bonne photo, que vous l’ayez prise avec un téléphone ou un Hasselblad. Peut-être pas en ce qui a trait à la qualité, mais la qualité n’est pas tout. La photo doit être puissante. C’est l’âme de la photo qui compte, pas sa qualité technique.

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, Eeva Ketola Pentax Calendar, Bird Island, Seychelles, 1976

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, ELLE France, 1980

Hans Feurer, calendrier Pirelli, 1974
Alors qu’est-ce qui fait une bonne photo, selon vous?
D’abord, j’ai une idée de photo qui me vient en tête. Je la dessine, et ensuite, je la photographie. Je suis bouddhiste zen par conviction philosophique. C’est-à-dire que je cherche à éliminer le superflu jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essence des choses. J’utilise une certaine profondeur de mise au point et un téléobjectif afin de cristalliser très précisément ce qui m’intéresse. Le reste n’est qu’une atmosphère éthérée, un peu comme le sillon d’un parfum. La photographie n’est qu’ombre et lumière. Et l’ombre est tout aussi cruciale.
Feurer a étudié l’art en Suisse avant de porter les chapeaux de designer graphique, d’illustrateur et de directeur artistique dans plusieurs agences de publicité de Londres. En 1966, il a acheté un Land Rover et a roulé de Southampton à l’Afrique du Sud – un périple de deux ans qui a marqué un moment décisif dans sa vie, puisque c’est au cours de ce voyage qu’il a décidé de devenir photographe. Le jeune homme est retourné à Londres, et c’est là que sa carrière a pris son envol. Depuis, il a produit des milliers d’images pour l’industrie de la mode et s’est taillé une réputation légendaire. Il a notamment été derrière l’édition 1974 du calendrier Pirelli – l’une des plus mémorables – et a immortalisé la top-modèle Iman dans une campagne révolutionnaire de Kenzo en 1983. Trente ans plus tard, il vient de signer une autre campagne pour la marque, maintenant sous la gouverne d’Humberto Leon et de Carol Lim d’Opening Ceremony.
Mais le dénouement de cette histoire aurait pu être tout autre si Feurer n’avait pas su rebondir aussi rapidement quand il a été fait prisonnier au Sénégal, en 1996.
« Les rebelles m’ont capturé pendant que je pêchais. Ils pensaient que j’étais un espion anglais et voulaient m’exécuter. J’étais attaché à une chaise avec une Kalashnikov sur la tempe, entouré de têtes décapitées empalées sur des pieux. « Je peux vous prouver que je suis Suisse, et non Anglais », ai-je déclaré en braillant. « Et comment comptes-tu faire ça? », m’ont-ils crié. Ils ont relâché mes entraves et je me suis mis à danser le schuhplattler [une danse folklorique traditionnelle] et à me frapper le derrière en yodelant – bref, à me comporter en vrai sauvage européen. Ils étaient tous morts de rire, pliés en deux sur le sol. Après, tout était OK. Ils m’ont demandé de prendre une photo du commandant puis m’ont laissé partir. »
Pendant que Feurer me raconte tout ça, je ne peux chasser de mon esprit les images des photos grand format que je viens de voir à son expo. J’ignore comment il a réussi cet exploit, mais les femmes qu’on y aperçoit on l’air surréalistes, trônant au milieu de ces paysages et de cette lumière incroyables – que l’on ne doit pourtant qu’à la réalité et à la mécanique.

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, Iman, Kenzo, Lanzarote,1983

Hans Feurer, magazines Nova et Twen, circa 1970
« Est-ce le monde qui a changé, ou l’art de la photo? »
L’impact incroyable des couleurs, la fusion des produits culturels et de la nature, l’éloquente richesse culturelle de ces photos : tout en elles me rappelle à cet hyperréalisme visuel que j’ai toujours attribué au numérique, à l’illusionnisme de Photoshop, à la précision artificielle des écrans HD et à la fusion complète et totale de tous les univers via internet. Soudain, comme dans un rêve, je vois la genèse du monde d’aujourd’hui, tel qu’il a germé il y a de cela des décennies.
Je pense aussi à mon ami, l’artiste Timur Si-Qin, qui est convaincu que la technologie, la nature et la culture sont en train de donner forme à une nouvelle réalité. Il croit que la culture commerciale est profondément ancrée dans des modes de culture humaine séculaires et ancestraux. Ses expositions intègrent des produits commerciaux contemporains à différents assemblages marquant leur nouveau statut d’objets naturels. Sa vision repose sur la prémisse voulant que la technologie soit un produit de la nature au même titre que l’est la culture. L’idée de séparer la nature et la culture se fonde sur une idée erronée à la base, selon Timur. Les machines, les téléphones et les voitures – bref, tout ce que nous produisons – sont potentiellement tout aussi naturels que les mollusques qui peuplent nos océans. Après tout, ces objets ont été conçus à partir de certains minéraux qui ont été extraits du sol.
Ces formes vont et viennent à la façon des tendances. Telles les vagues sur le rivage. Telle la valse du soleil se couchant chaque soir et se relevant chaque matin. Telles les fresques préhistoriques qui ont été redécouvertes 38 000 ans plus tard et qui ont remis la technique pointilliste au goût du jour, inspirant les œuvres de peintres modernes comme Vincent van Gogh et Georges Seurat.
Est-ce le monde qui a changé, ou l’art de la photo? Un vertige m’envahit alors que je prends la mesure monumentale des origines de l’imagerie commerciale. Et si le monde avait été encore plus hyperréaliste avant que l’hyperréalisme n’entre en jeu?
Feurer me regarde en souriant d’un air entendu. Comme s’il avait lu dans mes pensées et deviné le rôle clé que je lui avais attribué, il dit : « À un certain moment, j’ai décidé de ne plus faire de reportages et de me concentrer sur mes ''projections de rêves'' et sur la communication de masse, pour que le plus de gens possible puissent voir mes images et y réagir. »

Hans Feurer, Jil Magazine, 1983
« Les idées qu’ont les gens aujourd’hui ne sont pas originales, puisque nous ne produisons plus rien de nos propres mains. Nous ne faisons que cliquer quelque part et fixer des écrans. »

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, Ingmari Johansson, Queen Magazine, London, 1969

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, ELLE France, 1988

Image gracieusement fournie par Camera Work, Hans Feurer, Iman, Kenzo, Lanzarote,1983
J’ai l’impression que dans vos photos, l’humanité est magnifiée. C’est un retour à la nature, à la culture, que nous offre cette photographie technique. Les femmes deviennent des surfemmes; la réalité devient hyperréelle.
Vous voyez, M. Feldhaus, j’essaie de montrer la sensibilité des gens. C’est important pour moi que vous puissiez la sentir, la ressentir. Je dois croire en ma photo. Je dois pouvoir croire que cette personne existe vraiment. Autrement, elle me laisse indifférent.
Serait-ce parce que nous allons peut-être un jour nous dissoudre complètement pour prendre la forme de robots et de machines?
Les idées qu’ont les gens aujourd’hui ne sont pas originales, puisque nous ne produisons plus rien de nos propres mains. Nous ne faisons que cliquer quelque part et fixer des écrans. Nous sommes déjà en train de devenir des robots. Bientôt, nous pourrons probablement voyager à travers les années-lumière et les étoiles.
Peut-être est-ce le but non avoué de l’humanité : que nous devenions tous robots.
Qui sait. Sans doute quelque chose dans cette veine.
Y a-t-il des mystères qui n’ont pas encore été élucidés?
Tout a déjà été exposé.
Tout a déjà été capturé sous forme d’image?
Tout n’est que déjà-vu.
M. Feurer, où trouve-t-on la plus belle lumière du monde?
Partout, parce que nous n’avons qu’un seul soleil. Mais la lumière change, bien sûr. Au milieu de la journée, elle est d’un blanc immaculé; aussi crue que celle d’un projecteur. Ensuite, elle devient plus diffuse, plus douce, et prend une teinte dorée à l’aube et au crépuscule, quand le soleil descend. Elle rebondit sur les angles avec une beauté particulière. Les contre-jours sont magnifiques. C’est là que la magie opère – et que mon travail commence. Sans ombres, il n’y a pas de lumière.
- Entrevue: Timo Feldhaus
- Images gracieusement fournies par: Camera Work