Comment la mode goûte à la culture de masse avec les collaborations fast-food
Deux boulettes de bœuf, sauce spéciale, laitue, luxe
- Texte: Mayukh Sen

En septembre dernier, TELFAR et White Castle se sont associés pour créer un uniforme destiné aux employés de tous les White Castle aux États-Unis. Dans une entrevue avec The FADER, Telfar Clemens de TELFAR a dit éprouver un certain inconfort devant cette tendance qu’a la mode à reprendre les codes esthétiques du streetwear pour les commercialiser auprès d’une clientèle plus aisée. «Bien des gens s’inspirent de “la rue” – et il y a toute cette appropriation du langage – ils prennent quelque chose en “bas” puis ils le rehaussent, explique Clemens. Nous ne croyons pas à cette notion du “haut” et du “bas”. La façon dont je vois la mode est complètement horizontale.»
Ce qui est implicite dans la déclaration de Clemens, c’est que ce type de collaborations implique traditionnellement une forme d’appropriation, qui s’appuie sur la relation de pouvoir entre les riches et les pauvres. On s’imagine par ailleurs généralement que les entreprises de restauration rapide attirent les pauvres, même si cette idée ne cadre pas avec la réalité (selon une étude du Center for Human Resource Research de l’Ohio State University parue en mai dernier, la classe moyenne représente leur principale clientèle). Ces entreprises, la plupart du temps, tentent de générer de la publicité pour leur restaurant avec des produits dérivés, qui intéresseront les segments démographiques qu’elles souhaitent récupérer, ceux qui ont l’aisance financière de choisir de meilleures options pour la santé.
Le fast-food et la mode éclair font un partout où je regarde, de Forever 21 x Taco Bell à Kith x Coca Cola. L’association est pertinente: le fast-food et la mode éclair sont soumis à des cycles de production tout aussi frénétiques; la vitesse est vue comme une garantie de consommation. Ce qu’ils partagent également est un sens d’opacité, l’effacement du travail. Ce qui prévaut dans la transaction est le plaisir du destinataire.
Qu’est-ce qui motive les chaînes de fast-food à s’associer à des marques de vêtements? Ce qui me vient à l’esprit, plutôt cyniquement, c’est que la consommation de prêt-à-manger est maintenant une forme de monnaie sociale des riches, l’affirmation d’un style en soi pour toute personne qui se situe au-dessus de la classe moyenne. Elle nourrit le fantasme que la nourriture est rassembleuse, qu’elle est le grand niveleur démocratique de la structure capitaliste, qu’elle unit les consommateurs de toutes les couches sociales, les amenant à croire que l’alimentation de tout le monde, divorcée du capital, est la même. Il existe peu de barrières financières réduisant l’accès au fast-food; c’est le plus petit dénominateur commun. La réalité est que cette mobilité ne va pas dans l’autre direction. Tout le monde n’a pas le luxe d’atteindre la culture de masse et d’y goûter.
Depuis quelques années, les motifs de fast-food font partie des défilés. Jeremy Scott y a consacré toute sa collection automne-hiver 2006, avec des pulls molletonnés ornés de boîtes de frites aux sourcils froncés et des robes couvertes de frites style cubiste. Et il est allé plus loin avec Moschino en février 2014: il a repris les arches dorées McDonald’s pour en faire le logo d’un pull et d’un sac à main. De telles références sont joyeusement ironiques et hilarantes sur le type de corps qu’on obtient uniquement en se soumettant à un programme d’exercice impitoyable. En 2013, Marc Jacobs a emprunté l’image du logo de Coca Cola, et recréé la courbe blanche avec de la paillette. Il s’est ensuite associé à Coke Diet pour concevoir une série de bouteilles à édition limitée couvertes de pois et d’oiseaux.

En mars 2015, McDonald’s en Suède a ouvert le Big Mac Shop, où l’on peut se procurer impers et bottes de pluie avec des images de burgers. En décembre 2016, une boutique en ligne Cheetos offrait des produits «Conçus par Chester Cheetah», dont un speedo atomique orange, un parfum «au de cheeto» et une poudre bronzante à la couleur de poudre de Cheeto pulvérisé. La promotion de la collection est semi-amusante, semi-sérieuse, des mannequins défilent dans des combinaisons pyjamas «purrfect» sur les podiums. Au mois de mars suivant, Cheetos proposait une « ligne exclusive de «snackwear » créée avec Betabrand.
En décembre 2016, la collaboration Kith x Coca-Cola s’est vendue si rapidement que les deux entreprises ont capitalisé sur la sérendipité de leur partenariat avec une collection capsule d’été, incluant des maillots de bain, des pulls molletonnés et des Converse. En juin dernier, la marque japonaise Beams s’est associée à McDonald’s pour vendre des sacs et des casquettes avec imprimé de burgers. Le mois suivant, McDonald’s a annoncé que, au cours d’une journée spéciale en juillet, elle vendrait des ensembles de survêtement et des combinaisons pyjamas aux clients qui se servent du McDelivery.
L’été dernier, PFK offrait une sélection de produits dérivés dans sa boutique éphémère: une chaîne plaquée or à 12$ sur laquelle on peut lire «FINGER LICKIN' GOOD», un t-shirt bleu pastel orné de petits pilons à 30$, un pull molletonné FRIED CHICKEN USA à 76$. PFK a ressorti certains de ces articles pour la période des fêtes, avec quelques additions, comme un chapeau à 25$ avec inscription FU-RAI-DO CHI-KI-N en katakana. En décembre, Coca-Cola a collaboré avec HEX sur un sac polochon et un sac à dos pour baskets aux couleurs iconiques de la marque de soda, rouge et blanc. En octobre dernier, Forever 21 et Taco Bell ont lancé un body et un t-shirt couverts d’images de tacos convenant à toutes les tailles, de très petit à très grand. En mai, un A&W de Toronto a fait tirer une paire de baskets Off-White x Nike – acheter tout combo supérieur au Mama Burger donnait une participation au concours. «Ces baskets sont spéciales, non?» a demandé un employé de la boutique à qui mon rédacteur a parlé pour recueillir des commentaires.
Avec les collaborations et la tendance généralisée des grands chefs, les experts du bon goût endossent une alimentation dite populaire et, par association, donnent au fast-food le poids de la décadence. «Les chefs qui déclarent aimer les Big Mac suggèrent aussi qu’ils ne se préoccupent pas du caractère précieux, de la prétention et de l’exclusion qui demeurent inhérents à l’expérience gastronomique», observe le rédacteur Chris Crowley dans un article du Grub Street paru en mars. Sans s’en rendre compte, les grandes figures de la haute gastronomie ont encouragé les consommateurs à donner libre cours à leurs désirs refoulés, ceux qui viennent dans un taco ou dans une croûte de pizza farcie, en les qualifiant de cool.
Il est difficile de se rappeler l’époque d’avant, disons, avant David Chang, le cerveau derrière la chaîne de restaurant Momofuku, où on ne faisait pas l’éloge du fast-food. Dans la série Netflix, Ugly Delicious, Chang passe une commande chez Domino et se rend au Taco Bell pour un Tacos Locos Doritos. Il a bâti sa carrière en brouillant avec un tel acharnement la frontière qui sépare les repas gastronomiques du fast-food, qu’il a créé l’illusion qu’il n’y a pas de différence du tout. Le sandwich au poulet frit épicé à 8$ de la rapide et décontractée chaîne Fuku est une «tentative d’honorer d’une certaine façon les endroits servant du bon poulet frit et le concept de fast-food, en faisant [sa] propre version et, avec un peu de chance, une qui soit meilleure». Peut-être sans surprise, Chang a fait équipe avec Nike l’an dernier pour amener les consommateurs à acheter la basket montante noire Nike SB Dunk High Pro «Momofuku», sur laquelle on trouve le logo du restaurant, la petite pêche, sous la cheville.

Quand le Momofuku Ko de Manhattan a ouvert ses portes en février 2008, le menu comptait une tarte aux pommes frite semblable à celle offerte chez McDonald’s, une gâterie barbare présentée comme quelque chose de gastronomique. La tarte aux pommes de Momofuku vient d’une «histoire d’amour» avec l’idée de la «tarte aux pommes Hostess de McDonald’s de notre enfance», écrit la cofondatrice, Christina Tosi, dans son livre de recettes Momofuku Milk Bar paru en 2011. Tosi renvoie à la notion d’un nous collectif, en faisant référence à ceux qui ont grandi en s’alimentant sans réfléchir, avant de prendre conscience de la réalité qui rendait l’existence possible, puis qui y sont revenus plus tard dans la vie, poussés par une sorte de magnétisme animal. Est-ce qu’un tel «nous» existe?
Cette invention d’un mythe suggère qu’aller dîner est une extravagance démocratisée, donc accessible à tous; qu’il n’y a pas de différence entre le goût d’un Chang et celui d’une mère qui ne peut se permettre d’amener sa famille dans son restaurant et qui choisit Popeyes par nécessité. Chang et Tosi ne sont pas des cas uniques de ce phénomène; plusieurs grands chefs ont pris le micro pour valider l’appétit des consommateurs bien nanti qui pourraient succomber à la tentation d’un occasionnel repas au PFK. Marco Pierre White, dont le restaurant en Grande-Bretagne affiche trois étoiles Michelin, a proclamé que «McDonald’s offre de la meilleure nourriture que la plupart des restaurants», ajoutant qu’il considère la plupart des critiques lancées à l’entreprise «très injustes». Lors d’une entrevue réalisée en novembre 2007 avec le Via Magazine, le chef Thomas Keller du restaurant French Laundry situé dans le nord de la Californie, décoré de trois étoiles Michelin, a déclaré adorer le In-N-Out Burger. «De pouvoir faire quelque chose encore et encore avec intégrité et excellence, même si c’est du fast-food, est franchement admirable », a-t-il dit au sujet des produits homonymes de la chaîne californienne.
Les propos de Keller sont une forme d’assentiment, bien qu’il soit prudent. «Intégrité» et «excellence» ne sont pas les qualificatifs normalement associés à la restauration rapide, qui produit de la nourriture à la même vitesse qu’elle doit être consommée. En 2010, Hugh Acheson a expliqué au Atlanta Homes & Lifestyles qu’il aimait aller au Chick-fil-A. En juillet 2006, Danny Meyer n’a pas caché son goût pour le Popeyes et le Chipotle au Bloomberg, expliquant que la raison pour laquelle il aimait leur nourriture est que ça le rend «super content».

Mis ensemble, de telles confessions publiques ont entraîné une érosion du snobisme qui a longtemps guidé le goût. Les mêmes architectes du système de valeur décrivant le repas gastronomique, qui semblent si souvent oppressifs, le rejetaient donc en bloc et en instauraient un nouveau dans la foulée, en alignant leur goût à l’alimentation de ceux qui peuvent s’offrir à peu près rien d’autre que du prêt-à-manger. Ce faisant, plusieurs de ces chefs ont involontairement obscurci la réalité, c’est-à-dire que l’accès à la nourriture est fondamentalement restreint par le capital; on a couvert les fissures des classes sociales en disant aux consommateurs que nous éprouvons tous du plaisir à manger du Chick-fil-A.
Dans ces extraits d’entrevues, la notion de satisfaction est omniprésente, le plaisir est si envahissant qu’il est impossible de résister. «C’était mon breuvage favori quand j’étais petit», a déclaré Ronnie Fieg de Kith l’été dernier durant le lancement de sa collection. «Ça me rend donc très nostalgique. Quand je vois certains éléments et les vieux logos, ça me parle immédiatement».
Je reviens à Fieg parce que l’idée que la nourriture résonne de plus en plus avec la nostalgie est répandue, et c’est doublement vrai quand on l’applique aux vêtements. La nostalgie peut agir comme agent masquant qui dissimule l’injustice associée au fast-food et les différences de classe sur lesquelles l’industrie s’appuie. La mode exploite cette dissonance. Le fast-food est, dans l’imaginaire le plus romantique, un véhicule de nostalgie; la mode peut éveiller des envies qu’on ne réalisait pas avoir en donnant à la nostalgie une forme matérielle.
Si l’odeur des frites McDonald’s vous rappelle la personne que vous étiez à une autre époque, un pull recouvert de motifs de frites permet d’afficher la personne que vous souhaitez peut-être devenir, quelqu’un qui ne sent pas le besoin de s’excuser pour avoir mangé ces saloperies quand il était jeune, qui plutôt les dévore avec assurance, affichant son goût pour le fast-food comme un luxe que peu de gens sont capables de s’offrir.
Mayukh Sen est un rédacteur gastronomique et culturel de New York lauréat d’un James Beard Award.
- Texte: Mayukh Sen