Ricardo Bofill : au-delà du brutalisme
Rétrospective de l’oeuvre d’un designer plus grand que nature et petite leçon de techno et de poésie
- Entrevue: Thomas Jeppe
- Photographie: Thomas Jeppe
- Images gracieusement fournies par: Taller Bofill

L’architecture est comme une subtile mise à l’épreuve de notre capacité de réfléchir à l’échelle sociétale. Au fil des nouvelles constructions, des rénovations et des démolitions, l’histoire se réécrit constamment. De nouveaux immeubles légendaires voient le jour ou renaissent. C’est en 1963 que Ricardo Bofill a fondé le Taller de Arquitectura (« l’atelier d’architecture »). Prônant une approche radicale visant à décloisonner et à fusionner les disciplines, la firme a cherché à établir des principes formels fondamentaux applicables tant aux traditions européennes qu’à ce qui se faisait ailleurs. Le RBTA a acquis une reconnaissance internationale avec l’émergence du mouvement postmoderniste des années 70 et 80 en signant plusieurs projets majeurs en France – y laissant de véritables symphonies baroques de béton au style inimitable. Mais ce n’était là qu’une brève escale dans un parcours beaucoup plus exhaustif; une route où les briques d’argile se mêlent à l’acier et au verre pour créer un univers où se côtoient les habitations socio-utopistes et les développements corporatifs haut de gamme, dans une valse des styles qui se poursuit depuis maintenant plus d’un demi-siècle.
Nous assistons actuellement à une redéfinition en profondeur de la notion de bâtiment – un concept en constante mouvance duquel ressort le potentiel hautement malléable du béton. L’Abraxas de Bofill – un spectaculaire complexe résidentiel regroupant 610 logements situé en banlieue de Paris – demeure son projet le plus célèbre à ce jour. Cet emblème architectural est entré dans la culture populaire. Il a notamment campé le tournage du film Brazil en 1985 et servi de décor pour The Hunger Games en 2014. L’Abraxas est une entité au caractère essentiellement affectif qui continue d’inspirer. C’est un espace invitant à la réinterprétation.
Le jour précédant ma rencontre avec Bofill à Barcelone, je me suis prêté à une petite visite contre-chronologique de trois de ses œuvres. Point de départ : l’hôtel W, un tout nouveau monolithe de verre s’élevant en bord de mer. Je me suis ensuite rendu au Teatro Nacional, élégant Parthénon des temps modernes, avant de terminer mon expédition au Bach 4, un immeuble à logements au style relativement modeste, duquel la façade sobre se voit rehaussée par des détails exquis.
Bofill et moi nous sommes donné rendez-vous au quartier général du Taller de Arquitectura, une ancienne usine de béton située en périphérie de Barcelone, tout comme le lieu de résidence de l’architecte. Sur la table s’étalent des esquisses et des plans laissant deviner les contours d’un nouveau développement (qu’il refuse de qualifier d’« extension ») appelé à voir le jour sur les terrains entourant l’Abraxas. Dans un souci de symétrie, Bofill a été appelé à venir ajouter sa signature à ce chef-d’œuvre.

Thomas Jeppe
Ricardo Bofill
J’aimerais d’abord élucider cette légende selon laquelle un écrivain, un peintre, un sculpteur, un philosophe, un ingénieur et un mathématicien vivaient et travaillaient sur place avec vous aux débuts du Taller de Arquitectura. Qu’avez-vous retiré de cette approche?
Même avant de me lancer en architecture, j’ai toujours considéré la catégorisation comme un frein au savoir. Museler nos connaissances sous le chapeau des disciplines et des sphères artistiques peut s’avérer bénéfique dans une perspective de spécialisation, mais le monde n’est pas compartimenté de la sorte. Pour comprendre la société, et même l’art, il faut explorer au-delà des frontières de notre discipline première pour briser les schèmes de la catégorie. L’architecture a longtemps été une discipline très cloisonnée, qui fonctionnait selon sa propre logique. J’ai voulu sortir de ce silo et confronter mes projets à d’autres approches moins conventionnelles.
Comment avez-vous intégré la poésie à votre pratique?
Nous avons tout particulièrement collaboré avec un grand poète, José Agustin Goytisolo. Nous cherchions essentiellement à décrypter la structure des poèmes; de parvenir à une synthèse formelle du poème et du mot. À partir de là, nous nous sommes intéressés au potentiel architectonique de la poésie.


La fantaisie – ou le concept de l’impossible – s’est-elle avérée importante pour vous en tant que jeune architecte?
Je ne sais pas s’il faut appeler ça de la fantaisie ou de la créativité. La fantaisie – cet emportement débridé de l’imagination – se rapproche du délire. À l’inverse, la créativité nécessite de la concentration. Elle implique de rassembler des idées pour en faire un mécanisme cohérent. Toute ma vie, j’ai cherché à atteindre cet équilibre qui me permettrait à la fois de profiter d’une liberté personnelle et d’une liberté créative optimales. Mais au final, la liberté totale – tout comme le plaisir absolu – est un mythe. C’est un peu comme si une meute de lévriers courait après le vent.
C’est peut-être là la définition même de la fantaisie : une maîtrise de l’impossible. Or, bâtir un espace où les gens se sentiront libres est une possibilité qui peut être comprise et reconstruite. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus intéressants de l’architecture : sa capacité à influencer nos émotions.
J’ai toujours travaillé à partir d’un système émotionnel contrôlé, et je vis en des lieux émotionnels que j’ai moi-même construits. En général, j’estime que les espaces propres à générer de puissantes émotions sont ceux qui se rapprochent le plus de l’excellence. Toutefois, ce n’est pas tout le monde qui possède la même sensibilité aux lieux où ils se trouvent. C’est un peu comme pour la musique ou la poésie, qui peuvent soit nous toucher, soit nous laisser indifférents. D’un point de vue émotionnel, cette sensibilité permet à ceux qui la ressentent de mieux comprendre la notion d’espace. Ayant cultivé cette sensibilité toute ma vie, le fait de me trouver au milieu de l’océan m’emplit d’émotion, tout comme le fait de me trouver au sommet de la plus haute montagne du monde, en plein cœur du désert, ou de grimper un escalier dessiné par Michel-Ange.
Vous n’avez eu de cesse de produire des espaces à la construction laborieuse au cours des dernières décennies. Est-ce que je me trompe en affirmant qu’une certaine théâtralité se dégage en tant que motif dominant de ces espaces artificiels regorgeant de formes audacieuses et de références historiques – et qui assument ouvertement ce caractère artificiel?
J’ai toujours vu la vie en ville – et la vie en général – comme une grande pièce de théâtre. Par exemple, ici à Barcelone, si l’on se promène à la Rambla de Catalunya, on peut apercevoir des gens qui marchent, des gens qui observent, et des gens qui marchent en regardant ceux qui observent. C’est un lieu de représentation. Il fut un temps où je songeais à enseigner l’art de théâtraliser les espaces urbains – l’une des nombreuses trajectoires que j’ai envisagées. Abraxas, par exemple, s’inscrivait très consciemment dans ce désir de reconnaître et de cultiver cette théâtralité.

Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours été fasciné par le film Brazil. Quand, plus tard, j’ai visité Abraxas, j’ai eu la vive impression de pénétrer dans l’univers du film; un espace psychologique tout droit sorti de mon enfance. Abraxas a une dimension dramatique qui diffère toutefois du caractère théâtral de la « vraie » vie, puisque celle-ci est amplifiée et exagérée au point de se rapprocher de l’univers d’un dessin animé. Ce lieu a quelque chose d’irréel.
Je suis tout à fait d’accord avec cette description, et c’est tout à fait ce que j’ai cherché à accomplir avec cet espace. Après avoir réalisé plusieurs projets, j’ai voulu créer un espace hyper théâtralisé et pousser cette impression dramatique dans ses derniers retranchements. Je voulais, une fois pour toutes, imaginer un lieu assez puissant pour faire réaliser au commun des mortels et à ceux qui ne s’intéressent pas nécessairement à l’architecture que celle-ci existe. En ce sens, Abraxas est un genre de manifeste qui démontre que l’architecture a le pouvoir de défier les limites du possible. Si on tentait d’aller plus loin, l’architecture prendrait des proportions tout simplement aberrantes.
Si je comprends bien, ça voudrait donc dire que, selon vous, Abraxas constitue en quelque sorte l’extrême limite de la fantaisie. Cette irréalité corrobore le concept d’hétérotopie de Foucault : un espace inclassable, à mi-chemin entre le réel et l’irréel. Visiter Abraxas m’a plongé au cœur de cette vision hétérotopique. J’y ai vu une véritable réification : la concrétisation d’un espace conceptuel.
À l’époque où j’ai construit ce projet, j’étais très proche de Michel Foucault. Nous discutions de tout et de rien, et je me reconnaissais beaucoup dans ses réflexions et dans ses idées. C’était un brillant linguiste et un philosophe. Je voulais que ceux qui visiteraient et habiteraient Abraxas expérimentent cette émotion puissante des lieux. Même si c’est moi qui ai conçu et imaginé cet endroit tel qu’il est, je ressens toujours cette impression avec la même vivacité. Plus d’une fois, on a voulu démolir le complexe, mais personne n’y est parvenu. J’ai parlé à plusieurs gens de partout – des Français, des Africains, des Chinois – qui résident à Abraxas. Tous ressentent un sentiment d’appartenance; tous jouent un rôle dans la pièce de théâtre. Cet espace a un pouvoir d’attraction magnétique. Les gens ne veulent pas en partir. Les résidents d’Abraxas ont déjà organisé une grande fête, de concert avec la municipalité. Au programme, il y avait de la danse et des performances. Des gens issus de classes sociales et de cultures complètement différentes se sont sentis unis par un même sentiment de collectivité. Alors que certains politiciens souhaitaient voir disparaître cet endroit, cette fête a contribué à en empêcher la destruction.

D’un point de vue formel, Abraxas relève d’un esthétisme typiquement baroque. Ce courant a bien sûr marqué une période historique captivante, où un certain sens du théâtre a contribué à façonner les espaces publics. Or, je dénote aussi certaines tendances absolutistes dans vos projets à grande échelle réalisés dans les années 80 – pensons par exemple à l’Antigone de Montpellier. Considérant vos racines socialistes et vos velléités communautaires, où vous situez-vous par rapport à la notion d’espace absolutiste?
C’est la première fois que l’on décrit mon travail ainsi. En quel sens faites-vous référence à l’absolutisme?
En ce sens où l’architecture désignerait une discipline totale où l’ensemble du contexte – visuellement comme symboliquement – permettrait de faire émerger une incarnation centralisée du pouvoir. Historiquement, l’absolutisme serait associé à une consolidation du pouvoir éthiquement questionnable, mais aujourd’hui, ses implications politiques sont de loin plus contingentes et ambigües. L’absolutisme contemporain n’est pas implicitement totalitaire, mais pointe plutôt vers une certaine subjectivité de l’espace, où le public devient sujet du bâtiment.
Ces projets relèvent de l’architecture absolutiste en ce sens qu’ils conditionnent l’esprit : ils constituent un espace de conditionnement. Ils illustrent le concept de situation maximale, sans pour autant constituer un standard normatif sur lequel l’architecture devrait se baser. L’histoire regorge de créations architecturales articulées autour d’une seule perspective dominante. C’est ainsi que certains monuments ont été conçus. Or, quand on observe Abraxas sous différents angles, on remarque que le bâtiment change constamment. Il n’y a pas de point focal ou de pilier central à proprement parler : cette construction est dynamique sous toutes les perspectives. L’époque baroque a marqué l’introduction de la notion de mouvement en architecture. La danse du temps et du mouvement évoluant à travers l’espace. Abraxas se rallie à cette vision, à l’instar de Walden 7. Ces constructions ont été pensées pour produire cet effet. Je ne cherchais pas à faire la même chose que Louis XIV ou qui que ce soit d’autre. Ce n’est pas dans cette optique que je les ai conçus.

WALDEN 7
J’ai visité Walden 7 pour la première fois aujourd’hui. J’y ai vu une espèce d’ébauche des idées qui allaient faire naître Abraxas. On y retrouve cette même approche extrême – ce désir d’amener une idée aussi loin que possible dans une certaine direction – alliée au style vernaculaire espagnol traditionnel. Quand on visite Abraxas, on se retrouve plongés dans un royaume de béton brutaliste. Parallèlement, un même absolutisme labyrinthique émane de Walden et d’Abraxas. On pourrait dire que Walden est une œuvre absolutiste vernaculaire, alors qu’Abraxas est un absolutisme de béton.
[Rires] J’aime beaucoup cette idée. À un certain moment, je croyais que nous devions établir un nouveau système afin de porter l’architecture et l’urbanisme. Une nouvelle façon d’imaginer la ville. C’est avec cette motivation en tête que j’ai développé une théorie de « la cité dans l’espace ». Cette théorie utopique visait à formaliser la ville afin de mieux répondre aux besoins essentiels des gens et des communautés. Seulement quelques manifestations concrètes de cette théorie ont pu voir le jour, et Walden 7 en fait partie.
À ce que j’en comprends, Walden 7 a été conçue de façon modulaire, en quelque sorte, afin de permettre une plus grande flexibilité et de pouvoir être reconfigurée.
Exactement. Mais au final, les résidents de Walden se sont approprié l’espace. Ils sont heureux d’y vivre, ils ont établi leurs propres règles et ont fondé leur propre communauté. À certains égards, ça se rapproche pas mal de ce que j’envisageais, alors que certains aspects me semblent plus conservateurs que je ne l’avais imaginé au départ.
Crois-tu que la notion de monument a pris un autre sens au cours des 30 dernières années?
Nous vivons à une époque complexe. Il y aura toujours un certain mouvement de va-et-vient entre la monumentalité et la fonctionnalité de l’architecture. Ces aspects représentent les deux pôles des besoins humains. C’est pourquoi la sémantique et l’interprétation de l’architecture évoluent aussi. Il s’agit d’une question particulièrement difficile à ce moment précis de l’histoire. Le monument historique tel qu’on le définissait traditionnellement à l’époque de la Renaissance ne peut plus coexister avec le concept moderne de ville durable. Nous en sommes maintenant à concevoir des espaces écologiques, habitables et participatifs.
Tout architecte rêve de construire des monuments, à travers lesquels ils affirmeront leur style et leur signature. Mais je crois que l’architecture des ostracisés – celle de la pauvreté, de la précarité – est tout aussi intéressante. C’est à travers la culture vernaculaire méditerranéenne que je me suis intéressé pour la première fois à un type d’architecture préexistant. Au tout début de ma carrière, avant de procéder à mes premières réalisations, j’ai voyagé à Ibiza, dans le nord de l’Afrique, dans le sud de l’Espagne et en Grèce, où j’ai constaté que l’architecture y était partout semblable et se basait sur ce même style primitif méditerranéen. J’ai ensuite décidé d’explorer les origines de cette architecture. Je suis allé plus loin au sud, pour découvrir l’architecture du désert – et la non-architecture de la nature. La roche fait office de matériau premier. L’énergie provient du vent. Et c’est le souffle du vent sur la roche qui produit le sable. Ce voyage m’a mené des confins de la Méditerranée à l’Afrique, me plongeant au cœur du royaume des éléments essentiels les plus purs. C’est ici que vivent les Touaregs, qui construisent des formes très simples à partir de matériaux se trouvant à leur portée, au milieu du Sahara. Ils ont certaines manières très particulières de penser et de vivre. Leur philosophie de vie est bien différente de la nôtre. J'aime beaucoup ça. Et c'est aussi, d'une certaine façon, un milieu très aristocratique, au sens culturel du terme. Tout y est très minimaliste, très simple et très modeste. Le monumentalisme est généralement associé au luxe. À mes yeux, le luxe et la beauté sont des concepts très différents et bien distincts.
Pourrions-nous parler d’un monumentalisme touareg?
Croyez-vous que ce soit possible?
Je ne sais pas, puisque la modalité touareg se fonde sur l’impermanence, alors que le monumentalisme répond à une volonté pérenne.
Rashim, un de mes amis touaregs, a construit sa maison avec ses propres matériaux, et l’on retrouve une forme de monumentalisme touareg dans ces intérieurs.
Il a une demeure permanente?
C’est une maison permanente inspirée du nomadisme. Même quand ils sont nomades, les Touaregs font appel à une certaine forme d’architecture dans leur façon de désigner des espaces alloués au feu, aux chameaux, aux réserves d’eau. Tout est divisé de façon géométrique. Rien n’est laissé au hasard. Ils ont besoin de structurer le temps et l’espace de façon à rendre leur existence géométrique. Cette notion de géométrie pure est aussi présente dans les espaces naturels. C’est ce que j’ai cherché à comprendre en voyageant dans le désert. J’en ai appris plus de mes promenades solitaires au milieu du Sahara, entouré de dunes et de sable, que de la visite de n’importe quel palace européen. C’est précisément mon point : on peut trouver des monuments partout. Dans les petits jardins de Kyoto, dans une maison touareg, même dans ma résidence d’été – partout, on peut retrouver cette idée. Je désignerais cela en parlant de l’omniprésence du monument.
La monumentalité n’a donc rien à voir avec l’échelle.
Non. La monumentalité prend racine dans la ritualisation de l’existence. À partir du moment où la vie exige certains rituels, le système présupposant la monumentalisation devient possible. Nous vivons à une époque définie par l’incertitude, par un futur équivoque. Jusqu’aux années 2000, avec une bonne préparation, on était en mesure de prédire ce que l’avenir nous réservait ou d’établir des pronostics. En l’an 2000, nous avons perdu cette capacité. C’est précisément en ces temps d’incertitude que les petits gestes – les écrits, les déclarations et les décisions que nous prenons – s’avèrent cruciaux. De petits monuments s’érigeant au cœur du chaos. Ce sont les seules œuvres, en quelque sens, que nous pouvons toujours espérer produire aujourd’hui.

C’est là que l’aspect vernaculaire s’impose plus que jamais par sa fluidité et par son côté ingénieux et candide.
La maison vernaculaire d'Ibiza a été le tout premier projet que j'ai réalisé. J’ai conçu cette maison pour une tante. J’ai été l'un des visiteurs venus de l’étranger, et j’ai fait connaissance avec cette île telle qu’elle était dans les années 60. Je vivais et j’étudiais à Genève. J’y ai rassemblé quatre amis de ma classe d'architecture pour m’accompagner et construire cette maison avec moi. Avant la montée du tourisme, Ibiza a été entièrement construite à partir de matériaux locaux : des rochers, du bois pour les poutres, des algues pour les toitures. Les habitants d'Ibiza utilisaient ces matériaux pour construire une structure cubique qui deviendrait leur première maison. S’ils avaient besoin de plus d’espace, ils bâtissaient un autre cube à côté de celle-ci, et ainsi de suite. La somme de ces différents volumes donnait lieu à une maison vernaculaire, esthétiquement belle, minimaliste, épurée, construite avec les matériaux primitifs issus de la terre, capable de répondre aux besoins élémentaires des gens qui y vivaient. La découverte de cette architecture a eu un impact très fort sur moi.
Voilà qui semble être un modèle idéal pour atteindre cet équilibre dont vous parlez.
Oui. C’est à la même époque qu’Ibiza a accueilli ses premières grandes fêtes, celles-ci devenant l’incarnation de la liberté, d’une expression extrême de cette liberté, d’un monde où tout serait possible. C’est ici qu’on essayait tout pour la première fois. L’acide, les drogues. Et partout, ce sentiment de liberté absolue, à partir duquel les libertés individuelles pouvaient être explorées sans entraves.


La musique était-elle importante pour vous à cette époque?
Oui, et elle l’est toujours autant.
Quel genre de musique?
Ça dépend du tempo mental dans lequel je cherche à me situer. Si vous vous sentez anxieux ou inquiet, la musique de Bach vous offrira une structure appropriée pour recentrer votre énergie. J’adore Bach, mais j’aime aussi la musique vernaculaire – la musique pop, la bonne techno. Je n’aime pas la musique dance, ça me rend trop vulgaire. [Rires]
J’ai déjà eu pour assistant un étudiant en architecture qui était un grand fan de techno. En discutant avec lui, j’ai été frappé par les similitudes entre ces deux sphères. La musique techno et l’architecture ont toutes deux des fondations industrielles, rythmiques, mathématiques, qui sont elles-mêmes calibrées par les générations et la manipulation des émotions.
La musique techno est très importante pour moi aussi. Je suis fasciné par sa structure mathématique. Mais l’on peut aussi écouter une pièce de Bach et essayer d’en décrypter la structure sous-jacente – une fois qu’on peut anticiper le prochain son, on en a compris la mathématique. Bach fut aussi un grand mathématicien de la musique. J’ai deux façons d’écouter la musique. Je peux l’écouter de façon passive et la laisser venir à moi. Mais je peux aussi être en mode plus actif, et essayer d’aller au-devant de ce que j’entends. Ce sont deux attitudes différentes que l’on peut adopter face à la musique.
Avez-vous déjà dessiné une boîte de nuit?
Oui, j’ai conçu une boîte de nuit il y a plusieurs années, à Barcelone. C’était comme un théâtre. [Rires]
Évidemment! Quel genre de musique y jouait-on?
C’était l’époque du disco, dans les années 70-80.
Sur quels critères vous êtes-vous basés pour imaginer ce club? À quelle volonté devait-il répondre?
Il devait être en harmonie avec la relation unissant temps et espace, musique et architecture. J’ai construit plusieurs salles de concert, et j’ai longtemps tenté de comprendre le lien entre musique et architecture. Fondamentalement, je vois la musique comme une mesure du temps, et l’architecture comme une mesure de l’espace. Le temps et l’espace sont deux des paramètres qui conditionnent l’existence humaine, mais ceux-ci se rejoignent en l’humain comme un seul et même paramètre.

Vous qui démontrez une telle considération pour l’échelle humaine, comment en êtes-vous arrivé à produire des projets d’une envergure aussi colossale?
J’ai cherché à progresser vers une échelle plus vaste pour trois raisons. D’abord, je m’intéressais à la ville et à l’urbanisme. Ensuite, parce que dans les projets à petite échelle, le client est toujours trop impliqué; les préférences personnelles pèsent souvent plus lourd dans la balance que le projet lui-même et deviennent un frein qui empêche d’avancer. Enfin, j’aimais le défi intellectuel que représentait cette transition vers des projets à grande échelle. Celle-ci implique une maîtrise des petites échelles comme des échelles intermédiaires, et j’avais envie de plonger dans ce processus et d’apprendre de mes propres erreurs en cours de route. Cette trajectoire représente un sacré défi, et les erreurs sont inévitables. Quand on travaille à trop grande échelle, on risque de complètement dépersonnaliser le bâtiment, qui perdra de sa capacité à émouvoir. Abraxas est le parfait exemple d’une vision personnelle transposée à l’échelle publique. À plus grande échelle, Abraxas sombrerait dans le ridicule. Mais l’échelle n’est pas toujours le point le plus intéressant. J’ai connu le succès à un jeune âge. J’ai goûté à la reconnaissance et à la gloire quand j’avais environ 30-35 ans, époque où l’on m’a consacré parmi les meilleurs architectes. À partir de ce moment, j’ai toujours cherché à explorer des solutions de rechange, à établir de nouveaux processus créatifs. Je n’ai pas une approche sectaire. Je m’intéresse plus à la recherche et au changement qu’à la propagation d’une idée unilatérale de l’architecture. Je prône plutôt l’expérimentation.
Ce désir d’expérimentation soutenue explique la vaste étendue de vos productions. J’imagine que vous avez aussi dû frôler l’épuisement à plus d’une reprise. Comment célébrez-vous la fin d’un projet?
Je ne célèbre jamais la fin d’un projet. Je célèbre plutôt sa conception. Ce moment de recueillement devant la page blanche – ce moment est celui qui me procure la plus grande satisfaction. Quand je réussis à faire émerger une logique, un système et une émotion, alors je célèbre. Mais une fois que le projet est terminé, je ne vois que les imperfections et les erreurs. Je ne vois là aucune raison de célébrer. Je dois dire que je suis mon critique le plus sévère, mais il y a aussi des raisons pratiques à cela. C’est uniquement en jugeant mon propre travail que je parviendrai à créer quelque chose de nouveau. La meilleure façon de comprendre ma démarche est d’interpréter chaque nouvelle réalisation comme une critique de la précédente.
Vous avez affirmé qu’il était essentiel de demeurer à l’avant-garde. Où vous situez-vous par rapport à la notion de nouveauté?
À mes yeux, être avant-gardiste désigne une certaine position morale et intellectuelle. Ça signifie que l’on participe à façonner l’avenir. Mais l’avant-garde en tant que concept absolu n’existe pas. Quand j’étais jeune, je croyais qu’il était possible de bâtir quelque chose de complètement nouveau. Maintenant, je sais que si 20% d’un bâtiment apporte quelque chose de nouveau, c’est déjà beaucoup. Chercher à innover est une position morale, mais chercher à construire uniquement avec des éléments nouveaux serait tout simplement naïf.


Selon cette équation, on ne peut donc échapper aux traditions – du moins à 80% d’entre elles. Je me souviens vous avoir entendu dire, à ce sujet, que vous avez déjà cherché à comprendre et à métaboliser les valeurs de la classe moyenne bourgeoise et de la cellule familiale traditionnelle, uniquement dans le but d’arriver à pervertir ces valeurs.
À la base, le concept de famille bourgeoise ne vise qu’à répondre à des intérêts purement économiques. C’est un des piliers d’une certaine société capitaliste fonctionnant sous un ensemble de règles bien établies. Le problème, c’est que quand on donne envie à tout le monde d’en faire partie, comme en ce moment, le système devient décadent et corrompu. Historiquement, les individus ont exploré tous les types de relations imaginables, et la famille traditionnelle n’est que l’une de celles-ci. Sous un angle plus cosmopolite, on peut voir qu’il existe plusieurs configurations sociales, classes, préférences et associations qui sont possibles et nécessaires. Si vous décidez de vous affranchir de ces règles avec intelligence et énergie, tout peut arriver. La ligne est très mince entre construction et destruction; entre créativité et folie. Marcher le long de cette ligne étroite peut être complexe et difficile, mais c’est aussi ce qui rend la vie plus intéressante. Je ne sais pas si je le recommanderais à tous, par contre. On n’est pas tous faits pour ça.
J’ai l’impression que plusieurs de vos constructions reviennent à l’idée de jouer – jouer avec le savoir, la structure, les anecdotes architecturales, les lieux. Peut-être que c’est en jouant qu’on arrive à se tenir le long de cette ligne.
Oui, et ce n’est pas toujours facile d’y arriver. Pour accomplir quelque chose de radical, il faut d’abord comprendre la pensée conservatrice, tout comme il me fallait d’abord comprendre la structure de la famille bourgeoise pour mieux la démolir. J’ai habité à Paris pendant 20 ans, et je suis devenu familier avec le système. Je veux dire le vrai système – puisqu’en France, il y a un seul et même système pour tout le monde, et un autre système pour les gens spéciaux. Cette nomenclature sociale est très hermétique et relève des grandes écoles créées à l’époque de Napoléon. C’est une hiérarchie verticale et très fermée. Et ce sont ces gens qui détiennent le pouvoir.
Après avoir vécu à Paris un certain temps, je me suis habitué à la nomenclature française. Un jour, j’ai été invité à une fête donnée par Mitterrand – alors président de la République – et le président chinois au Palais de l’Élysée. Ces deux nomenclatures étaient donc réunies sous un même toit. Pendant le repas, j’étais assis juste à côté du directeur d’une grande compagnie. Les violons jouaient, la nourriture abondait – c’était une sacrée soirée. Un peu plus tard, après avoir fait connaissance avec tout le monde, j’ai demandé à ce directeur : « Pourquoi suis-je assis ici, et vous là, et telle autre personne est assise là, etc.? » Ce à quoi il a répondu : « Oh, je suis assis ici parce que je suis le numéro 39. Vous êtes après moi parce que vous êtes le numéro 40. Et tel autre mec est tel autre numéro sur la liste de la nomenclature française. » Bref, nos places assises avaient été déterminées selon le système établi par Mitterrand et son équipe, afin de nous conformer à cette hiérarchie. J’ai répondu à mon voisin : « Ah oui? Eh bien, je vous souhaite une bonne soirée. « Personnellement, je n’ai aucun intérêt à monter de rang. »
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