L’art à l’aube d’Internet

La collection Westreich et Wagner au Whitney Museum de New York

  • Texte: Kevin Pires
  • Images gracieusement fournies par: The Whitney Museum of American Art

Le #90sReport de SSENSE se penche sur la décennie qui est devenue la référence stylistique du moment.

Bernadette Corporation, Creation of a False Feeling, 2002

Richard Prince, Untitled (Cowboy), 1980-84

Avant que le World Wide Web n’explose en une nébuleuse au potentiel infini, on se l’imaginait autrement – c’était le germe d’une idée enfoui dans le grunge de Kurt Cobain, ou dans la controversée collection de Marc Jacobs pour Perry Ellis. L’Internet a mis l’underground en lumière, et des communautés autrefois reléguées aux marges de la société ont bientôt pu se développer librement dans les étendues sauvages du cyberespace.

Le quartier qui accueille aujourd’hui le nouveau Whitney Museum of American Art a connu un phénomène similaire. Le Meatpacking District des années 90, largement déserté par l’industrie à laquelle il doit son nom, s’est fait connaître avec des clubs BDSM comme Mineshaft, où se rassemblaient les hommes gay vêtus de cuir et les prostituées transgenre qui deviendraient les personnages emblématiques du quartier. Mais vers la fin de la décennie, cette scène avait à son tour pratiquement disparu. Le Meatpacking District, comme le quartier adjacent de Chelsea, allait devenir l’épicentre d’un New York qui depuis transforme son charme interlope en marchandise vendue à prix d’or. Le Lower East Side de Manhattan est aujourd’hui un parc d’attractions à thématique Instagram, rempli de galeries et de musées jouxtant les enseignes de luxe dans une symbiose un peu trop parfaite.

L’exposition Collected by Thea Westreich Wagner and Ethan Wagner – récemment octroyée au musée par le couple de collectionneurs – présente des œuvres réalisées pendant cette période de bouleversements culturels. Les choix des Wagner se distinguent entre autres par la prodigieuse intuition dont ils témoignent, avec des œuvres achetées à des quasi-inconnus comme Jeff Koons ou Christopher Wool longtemps avant qu’ils n’établissent des records sur le marché de l’art. Le couple prend soin de préciser qu’il a constitué sa collection à contre-pied de la nature spéculative qu’a prise la pratique des collectionneurs contemporains, où les œuvres d’art se font les avatars colorés de billets de banque. Quoi qu’il en soit, les Wagner comme les artistes qu’ils collectionnent sont devenus des institutions à part entière.

Dans les années 80, Koons et Richard Prince ont pris la relève de Warhol en créant des œuvres qui détournent et refondent les codes familiers de la publicité. Dans l’exposition des Wagner, une œuvre des débuts de Koons intitulée Come Through with Taste–Myer’s Dark Rum–Quote Newsweek (1986), l’une des publicités d’alcool appropriées par l’artiste pour sa série « Luxury and Degradation », juxtapose une publicité de rhum avec le titre du magazine Newsweek. Plus loin, l’un des Cowboys de Prince fait une revendication similaire: il faut tâter, triturer, mettre en pièces et reconstituer le familier pour accéder à la nouveauté.

Dix ans plus tard, la Bernadette Corporation, collectif établi entre Paris et New York, a ajouté sa voix au discours sur le déluge incessant d’images auquel nous sommes exposés. Le groupe de provocateurs est né au milieu des années 90, alors que les mondes de l’art et de la mode entraient en collision. Leur Creation of a False Feeling (2002) est un puzzle visuel fabriqué à partir d’images léchées empruntées à l’industrie de la mode. Ce langage visuel anticipe l’avènement d’Instagram, qui aujourd’hui nous encourage à aseptiser notre réalité à l’aide de filtres et de cadrages.

On s’imaginerait facilement une autre œuvre présentée dans l’exposition, Untitled de Steven Parrino (1997), sur un mood board de Vetements. La toile froissée et boursouflée semble prête à bondir, sa surface accidentée d’émail noir lustrée comme un harnais fétichiste paraît s’agiter violemment sur son châssis. La déconstruction méticuleuse de Parrino trouve un écho dans les robes, vestes et jeans démontés et recousus de Demna Gvasalia.

Cet intérêt renouvelé pour les années 90 n’est pas qu’une histoire de nostalgie. Aujourd’hui comme alors, nous cherchons à inventer en se servant d’éléments connus. En se penchant sur le familier, on découvre souvent quelque chose de nouveau. Cependant, le résultat n’est pas toujours agréable à l’œil. Alors que je me tiens devant l’Untitled de Parrino, deux femmes plus âgées passent lentement, mais sans s’arrêter. « Je n’aime pas », lâche l’une d’entre elles. La déconstruction nous paraît pertinente en partie parce qu’elle nous paraît familière. Et parce que nous étions nés mais pas encore conscients des années 90 la première fois, nous avons aujourd’hui la possibilité de revendiquer cette stratégie.

Jeff Koons, Come Through with Taste⎯Myer's Dark Rum⎯Quote Newsweek, 1986

Steven Parrino, Untitled, 1997

Christopher Williams, Rollerstacker, R-136MR, Manufacturer: The Kaynar Company, Los Angeles, CA, 90054. Date of production: 1975. Vancouver, BC, April 6, 2005 (NR. 1, 2 &3), 2005, 2005

Jeff Koons, Junkyard, 2002

  • Texte: Kevin Pires
  • Images gracieusement fournies par: The Whitney Museum of American Art