Baisser la garde avec la poète Ariana Reines
Discussion autour de l’étrangeté du monde et de son dernier recueil, A Sand Book
- Entrevue: Ana Cecilia Alvarez
- Traduction: Geneviève Giroux

Ariana Reines est une poète. Ce n’est pas un choix de carrière ni même une vocation. Je le vois comme un appel, à la manière qu’une personne est appelée à entreprendre un pèlerinage ou à se faire prophète. Reines écrit des pièces de théâtre, fait des performances, traduit, enseigne. Avant d’étudier ses poèmes, je la lisais sur Tumblr, un généreux recueil de publications par et pour les grands curieux que je vois comme un service public. Quand j’ai téléchargé son livre d’un site de Torrent (à l’époque certaines éditions du même livre se vendaient dans les trois chiffres), je ne suis pas sortie du lit avant de l’avoir lu en entier. Deux fois. Coeur de Lion est un poème lyrique épistolaire sur la dislocation de l’échange et la fermentation de l’amour; son premier livre, The Cow, qui a remporté le prix Alberta, traite de mastication de chair – de femme ou autre. Elle a écrit un troisième livre, Mercury, sur la communication alchimique et Internet avant de se mettre à étudier l’astrologie. La première fois que je l’ai rencontrée, c’était en 2016, nous étions chez un ami dans le Lower East Side, sur le toit, elle a fait ma carte du ciel (un service qu’elle appelle «Marguerite Hardass»). J’avais l’impression que seul son génie éclipsait la profondeur de sa générosité.


Cette fois nous nous rencontrons à Los Angeles, où elle lancera son quatrième recueil, A Sand Book. Un livre, m’explique Reines, sur «les changements climatiques, les oiseaux, l’amour, “l’effet du passant”, les tueries, l’abandon». J’ajouterais le mysticisme à deux cennes, la violence armée, les agressions sexuelles, Internet et la prophétie. Ce que réussie A Sand Book, dans son lyrisme, dans sa philosophie, ne peut être sous-estimé. Un livre de livres dans lequel Reines dit et distille les miasmes de notre réalité – dans son impossible plénitude –, et nous laisse avec quelque chose qui ressemble à une vérité. Mais dire que ce livre – ou n’importe lequel de ses livres – porte «sur» une chose ou une autre est imparfait, de la même manière qu’on ne dirait jamais qu’une drogue porte «sur» quoi que ce soit. J’offre les livres de Reines à mes amis de la même manière que je leur offrirais une pilule, appuyé d’une mise en garde et d’un sourire complice. Tiens. Prends ça.
Ana Cecilia Alvarez
Ariana Reines
Parle-moi du «tu» dans ta poésie. Comment abordes-tu la deuxième personne?
Cette une question profonde. Ça contient toute une spirale de préoccupations et c’est un véritable problème, cette question de «s’adresser à». Mais pour commencer simplement – la poésie érotique est la plus agréable à écrire. Toute personne vivante qui a déjà été en amour en a déjà écrit, et je crois que c’est l’essence de l’élan poétique. Tu sais comment on se sent quand on échange des messages texte avec quelqu’un qu’on désire, et que tout à coup on investit la langue d’une autre façon? Il y a une densité, une anormalité et un précipice dans le choix des mots. La beauté de la poésie, c’est qu’elle est faite de cette forme d’intimité tout en étant ouverte.
C’est encore plus précieux aujourd’hui, car sur les réseaux sociaux on crie ce qu’on à dire sur tous les toits. La littérature parle à tout le monde et aussi à n’importe qui, mais on doit lui donner une charge qui, étrangement, est intime tout en étant visible à l’univers entier. Une chose que nous avons perdue, c’est cette prudence de l’échange entre deux personnes.
Cette pulsion de tout publier en ligne me déroute. J’ai l’impression que c’est un besoin que certaines personnes ont et que d’autres n’ont pas.
Pour moi, il y a une absurdité aussi hilarante que pathétique. Culturellement, nous diffusons tout à tout le monde depuis des décennies. J’ai appris récemment que ma carrière a commencé en même temps que YouTube. Tu me poses la question de la deuxième personne… j’ai une ligne dans un vieux poème qui pose la question: qui est «you» dans YouTube?
L’éthique dans la façon de s’adresser à quelqu’un m’intéresse parce qu’à la fin de l’adolescence et au début de la vingtaine, le «tu» des publicités et des politiciens me faisaient particulièrement violence. Cette deuxième personne que mon père m’a imposée, que la guerre en Irak m’a imposée, que les hommes dans la rue m’ont imposée. Je ne suis pas le «tu» que tu penses que je suis… je ne suis pas le «tu» que tu cherches. En même temps, j’ai ce besoin de connexion, et je le crée comme je peux. Mais je suis superstitieuse dans ma façon de m’adresser à une autre personne. J’essaie de faire attention. Je veux le faire avec dignité. Et je me demande ce qui arriverait si nous apprenions à nous adresser un peu mieux les uns aux autres.
«Nous trimballons tous un lot de conneries en pensant que c’est une vérité, que c’est la seule réalité, puis, peu importe la raison, un jour, pour une heure, pour une semaine ou pour toujours, on s’en défait.»
La dernière partie du livre contient une section intitulée «MOSAIC». C’est une communication directe du soleil, expliques-tu. Tu écris dans un essai connexe que les énoncés contenus dans MOSAIC sont une «transcription de la partie verbale d’une rencontre […] Les mots ne sont pas les [tiens]». Tu as noté cette transcription à la croisée de circonstances traumatisantes et exigeantes – à l’époque, tu répétais pour MORTAL KOMBAT, qui comporte de violentes interactions physiques avec un homme trois fois ta grosseur, et tu étais au cœur d’un conflit #MeToo-esque dans une grande université –, ces expériences t’ont catapultée dans un état de réceptivité accrue. J’ai l’impression qu’une grande part de ta poésie est corollaire de ce type de catapultage, une prise sur la transmission, vécue d’abord par le corps, révélée ensuite par le langage. C’est peut-être vrai pour toute poésie, ou tout art. Qu’en penses-tu?
Il y a tellement de niveaux dans la poésie. Au niveau zéro, c’est bien développer une habitude d’introspection. On reçoit toujours quelque chose. On est à cette intersection bizarre, entre nos capacités innées, l’étrangeté du monde et tout ce qui se présente. Que tu fabriques des gadgets à l’usine ou écrives pour un magazine de mode ou peu importe, cette trinité est toujours en jeu.
Je pense que tout le monde devrait écrire de la poésie. Je veux dire, toute personne a besoin d’une forme de pratique réflexive. Méditation, poésie, une sorte de discipline réceptive qui permet de recevoir cette immensité informe et cette étrangeté qui autrement provoque une profonde anxiété. Le voile autour de la planète s’amincit. Des choses inquiétantes se passent. J’ai le privilège d’avoir pu le relever, et d’avoir eu la poésie pour m’aider à trouver comment intégrer cette expérience au reste de la réalité. Bien des gens vivent des expériences qui ne cadrent tout simplement pas dans la conscience ou la philosophie ordinaire du «quotidien».
Un autre de mes privilèges est que j’ai cru à ce qui se passait et que je savais que je n’étais pas folle. J’ai traversé une période profondément douloureuse et chargée. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai ri. J’ai juste ri. J’ai toujours eu l’impression que mon «Tu» se fout un peu de ma gueule.
Il y a une ligne magnifique dans ton essai sur «MOSAIC», où tu parles de ce moment: «[…] je sentais qu’on se moquait vaguement de moi, avec amour, avec douceur. […] J’ai observé les artifices étranges de ma personnalité, comme elle est maladroite, comme elle est dans le chemin, juste avant de lâcher prise».
C’est exactement comme quand quelqu’un t’embrasse. C’est comme quand tu baisses la garde et tu laisses quelqu’un t’avoir. C’est universel. Nous trimballons tous un lot de conneries en pensant que c’est une vérité, que c’est la seule réalité, puis, peu importe la raison, un jour, pour une heure, pour une semaine ou pour toujours, on s’en défait.
C’est exigeant, ça demande du temps d’accueillir ce genre de choses, mais ce qui vaut la peine demande souvent du travail. Un autre truc que l’on trouve dans toutes les traditions religieuses – c’est un truc, mais c’en est un bon: tout ce qui t’arrive, chaque chose, est un trésor. Un bijou dans tes mains. Peu importe que ce soit étrange ou mauvais. Notre rôle est de découvrir de quel trésor il s’agit, et ce qu’on peut en faire. C’est un truc. Je sais qu’il y en a comme mille versions dans les TED talks, mais c’est une idée plutôt brute. Très simple et très vieille. Quand tu commences à l’appliquer, des choses folles arrivent. Et on veut tous vivre des expériences étranges. En tout cas, tous les gens avec qui je parle le veulent.
«Notre rôle est de découvrir de quel trésor il s’agit, et ce qu’on peut en faire.»
Je veux te parler d’une idée qui se trouve dans «MOSAIC». Tu écris que le soleil a dit: «SAVOIR QUE CE MONDE A TOUJOURS SUBIT ET SUBIERA TOUJOURS LE MAXIMUM DE DESTRUCTION POSSIBLE / C’EST-CE QUI FAIT QUE L’AUTRE MONDE A TOUJOURS DÛ ET DEVRA TOUJOURS ÊTRE CRÉÉ». Que fais-tu de ça?
Cet énoncé en particulier, au sujet de la destruction maximum, mérite qu’on s’y intéresse. J’aimerais réunir douze étudiants de différentes disciplines, comme design et urbanisme, pour y penser durant un an, cinq ans, dix ans. Selon toutes les religions, la vie est souffrance. Mais on n’a pas une sorte de précision algébrique sur la quantité de souffrance dans les traditions existantes, à tout le moins, pas à ma connaissance. Certaines personnes semblent souffrir plus que d’autres, et ça provoque une profonde anxiété humaine. À bien des égards, les religions existent pour répondre à cette anxiété. Si nous apprenons à voir la destruction comme une évidence – sur cette planète, dans ce système solaire, dans cette réalité il y aura toujours un certain niveau de destruction, calibré exactement en fonction de ce que la planète peut endurer –, plutôt que de tenter d’éradiquer toutes les souffrances ou de comparer frénétiquement notre capacité au bonheur et nos malheurs avec les autres, notre puissance intellectuelle et créative pourrait être canalisée vers l’infrastructure, la logistique, le design, la gestion des ressources, l’urbanisme, l’architecture, l’agriculture, l’ingénierie. Quelles conditions pourraient calmer, ou diminuer, notre quotient de destruction globale?
Ma compréhension est que, la partie du monde qui devra toujours être créée correspond à ce que les artistes peuvent faire. Les artistes ont toujours créé l’autre monde – et ces mondes continuent d’être habitables longtemps après leur disparition. J’étais gênée mais aussi agacée quand j’ai écrit cette partie de «MOSAIC» – car même quand j’étais dans cet état d’extase, j’avais encore assez de perversité et d’humour pour grimacer. La partie sur le grand art – est-ce que c’est une bouffonnerie narcissique? Moralisatrice et ennuyante? Je me sentais un peu ringarde en l’écrivant.

Lisons-le: «NOUS AVONS BESOIN DE DIFFÉRENTS TYPES D’HISTOIRE / PARCE QU’IL Y A DIFFÉRENTS TYPES DE PERSONNE / OR, LE GRAND ART EST CRUCIAL. / POUR QUE LE MONDE PUISSE VOIR; QUAND IL REGARDE, LA SPLENDEUR DE LA DIVINITÉ/ PLUTÔT QUE CE QUE NOUS REGARDONS, TANDIS QU’ON APPREND À VOIR».
C’est sincère et moralisateur, et tellement didactique. Évidemment, au fond de mon cœur, je sais que c’est vrai. L’art maintient l’univers en équilibre. D’une certaine façon, il redonne certains des trésors de l’existence à l’univers. Je ne saurais expliquer pourquoi ni comment, mais on a reçu plus que ce qu’on sait en faire sur terre – corps, arbres, cultures, langages, mystères, histoires, catastrophes antiques. On naît avec tant de choses qui n’ont aucun rapport à nous. D’une manière ou d’une autre, l’art redonne sa générosité et son écrasante surabondance au monde. Même avec tout l’art et le sacré et l’amour dont nous sommes capables, la vie sur terre est terriblement déséquilibrée. Cette aventure est la nôtre. Quelque part, nous aidons l’après – quel qu’il soit – à comprendre ce que c’est, alors qu’on essaie de comprendre ce qu’on est. C’est une continuelle réciprocité et je ne sais pas jusqu’où ça va, parce que mon pois chiche de cerveau ne peut le comprendre. Mais je sais que ça va loin, et juste dans ma petite personne, ça va effectivement très loin.
Un ami m’a demandé de quoi parlait A Sand Book, et la seule réponse que j’avais à l’esprit était: «de tout!»
[Rires] Oui, quand les gens me posent des questions sur ce livre et le sujet de mes poèmes, je pense… l’infini?
Ana Cecilia Alvarez est une rédactrice de Mexico.
- Entrevue: Ana Cecilia Alvarez
- Traduction: Geneviève Giroux