Dans l’univers fantastique de ThugPop

L’artiste visuel Christen Mooney se penche sur l’art noir gai, les objets curieux et l’amour propre

  • Entrevue: Ruth Gebreyesus
  • Photographie: Myles Loftin

Le matin de mon entretien avec Christen Mooney, aussi connu sous le nom de ThugPop, il est à New York en préparation de sa première installation artistique, qui aura lieu à la boutique Newsstand de Office Magazine, sur Canal Street. Plus tôt ce jour-là, il était à Washington D.C., où il s’est installé au printemps dans le but de fuir la cacophonie new yorkaise et de s’aérer l’esprit. Après quelques mois à D.C., Mooney a créé Cooning For Cash, une série de tapisseries évocatrices mettant en vedette des hommes noirs nus, images que Mooney a empruntées à Bob Mizer, qui avait originalement photographié les hommes pour son projet Athletic Model Guild dans les années 70. Dans ses créations, Mooney superpose des clichés subtilement différents de chaque homme, leurs bras soulevés par des courroies en cuir et leur expression faciale alternant entre la dureté et la fatigue.

Bien que Cooning For Cash ait été son premier opus en tant qu’artiste visuel, le créatif de 26 ans travaille depuis un bon moment. Né à Staten Island, il a suivi sa famille sur la côte Est puis à Chicago, s’établissant à Baltimore pendant son adolescence. Au moment d’entreprendre des études universitaires, Mooney s’est inscrit à l’école de mode à New York, mais il a décroché en faveur d’emplois chez Opening Ceremony, V Files et, plus tard, Dover Street Market. C’est ainsi qu’il a rencontré Shayne Oliver, le designer derrière la marque de streetwear révérée Hood By Air, qui l’a introduit à sa bande dynamique pour marcher dans les défilés, travailler comme styliste et, dans les mots de Mooney, jouer le rôle de «muse maison».

Au bout du compte, la mode n’a pas su satisfaire la pulsion créatrice de Mooney; il a donc poursuivi ses recherches. Dans son exploration, il s’est découvert une inclination aux portraits de corps qui ressemblaient au sien – noirs et masculins – ce qui l’a mené à différentes figures de la culture érotique noire, dont Mizer et Sierra Domino Studio, et aux travaux d’auteurs et de militants pionniers comme Joseph Beam et Marlon Riggs. L’univers de ThugPop complexifie et célèbre simultanément ces oeuvres.

En tant que ThugPop, l’artiste conçoit maintenant des collages et des objets à collectionner au caractère à la fois naïf et rusé. Dans mon oeuvre préférée de son catalogue, un mannequin nommé Corey, vu dans la publication érotique noire Black Inches, est étendu sur un canapé, sa main gauche se profilant de l’arrière de ses cuisses. Là où il déposerait sa main, on retrouve un gâteau d’anniversaire rose et blanc orné des mots «I Love Myself» en glaçage. Aussi fantaisiste que réconfortant, le style de Mooney est complètement unique. Ici, il me parle de sa démarche, de ses inspirations et du sentiment d’amour propre que réverbère son art.

Ruth Gebreyesus

Christen Mooney

Pourquoi as-tu quitté New York?

J’essayais d’ébaucher mon plan. Mes expériences en mode couvraient mes factures, mais elles me laissaient sur ma faim créativement. Il y a eu un vrai vide quand Hood By Air a interrompu ses opérations, parce que j’avais un mentor et la possibilité de faire ce que je voulais avec eux. Mais Grace et Shayne m’ont aidé à trouver la confiance qu’il me fallait pour créer, tout simplement en discutant avec moi et en étant eux-mêmes des artistes.

Quelle est ta démarche créative?

Avant de créer quoi que ce soit, j’ai passé par un processus très méditatif d’introspection et de quête d’amour propre. En songeant à moi-même, j’ai essayé de trouver des images auxquelles je pouvais m’identifier, des images de corps noirs. La plupart des images que je trouvais étaient toutefois captées par un objectif blanc. J’ai aussi trouvé les photos de Bob Mizer que j’ai reprises pour Cooning For Cash, elles me parlaient vraiment. J’ai toujours besoin de me sentir reflété dans mon travail. J’essaie toujours de faire preuve d’amour propre ou d’inspirer un sentiment d’acceptation de soi. C’est ce qui m’a conduit à Marlon Riggs, parce qu’il est l’une de mes nombreuses inspirations dans le monde de l’art noir gai. C’est une des premières personnes que j’ai vu faire de l’art pour les hommes noirs gais. Je veux perpétuer cette idée.

"Diamonds vs Rhinestones” 2019

"Cookies & Cream” 2019.

«j’essaie de préserver les valeurs de Toni Morrison dans mon travail, ces jours-ci.»

Où vas-tu pour trouver ces références?

Ça dépend. Principalement en ligne – je fouille ici et là. Ça a commencé avec un blogue Tumblr, puis j’ai parcouru Internet pour trouver l’image exacte. J’ai trouvé des bases de données. On dirait que tout est très numérique, mais j’ai aussi acheté des archives.

Pour mes collages, beaucoup d’éléments sont tirés de Black Inches, qui, si je ne me trompe pas, est non seulement le seul, mais aussi le plus récent magazine à présenter des corps noirs photographiés par un homme noir. J’essaie d’exploiter ce type d’image exclusivement, mais je ne m’en tiens pas qu’à ça. Bref, j’essaie de préserver les valeurs de Toni Morrison dans mon travail, ces jours-ci.

Quand je suis à New York, je travaille surtout sur de nouvelles œuvres, comme mes propres photos et vidéos. Mais j’ai toujours voulu visiter le Schomburg Center pour voir ce qu’ils avaient en matière de corps masculins noirs et d’érotisme. C’est un domaine très tabou. Je faisais de la recherche sur les films homoérotiques noirs et les réalisateurs d’homoérotisme noir, mais il n’y a presque rien. Ce que je trouve difficile à croire.

Quand tu parles de corps noirs captés par un objectif noir, est-ce en réponse à ceux qui braquent leur objectif sur les gens noirs sans l’être eux-mêmes?

J’ai regardé une conférence donnée par Amy Sall et Lina Viktor au Schomburg Center. Amy disait qu’un objectif blanc a presque l’effet d’une arme à feu sur les corps noirs. Les premiers colonisateurs sont arrivés, ils ont pris ces photos et ils les ont ramenées en Europe ou ailleurs. Ça a déclenché une guerre contre les corps noirs. Quand j’ai vraiment commencé à faire des recherches, j’ai vu que les objectifs blancs captaient toujours les corps noirs de façon plus érotique. J’ai l’impression que tout ce que je peux y faire, c’est utiliser mon propre objectif et m’exprimer à ma manière avec mon art. Dans 50 ans, des enfants pourront trouver mes oeuvres et se dire: «Hé, il y a autre chose que des objectifs blancs sur les corps noirs.»

Te considères-tu conscient et présent à l’intérieur de ton corps?

Je crois être conscient de mon corps, mais je me prête aussi à une certaine fantaisie et je pense que ça ressort dans mon travail. Ça explique mon amour des boucles, des strass, des coquillages en porcelaine, tout ça. C’est ma manière de céder à ma fantaisie.

Pourquoi as-tu choisi de travailler avec des articles ménagers, incluant les tapisseries et les oreillers, comme matières premières?

Beaucoup de créations artistiques sont agréables à regarder, et les collectionneurs d’art veulent investir dans la photographie, mais je souhaite surtout créer des pièces qui vont être accessibles aux gens que je connais. Des choses que les gens peuvent saisir tout de suite. Je voulais que tout soit super fonctionnel et compréhensible, et que les gens puissent vraiment utiliser ce que je fais, pas juste le laisser amasser la poussière chez eux. J’ai aussi un gros penchant pour les curiosités.

À quoi ressemblait ta chambre quand tu étais plus jeune?

J’ai souvent déménagé, mais ma mère essayait toujours d’accomplir quelque chose de spécial chez nous. Quand j’étais au lycée, j’avais deux chambres. Je me souviens que l’une d’elles était très fantaisiste. Ma mère avait peint les murs orange et accroché des lanternes chinoises au plafond. On peut dire que j’ai toujours été très expressif. Je découpais des pages de magazines – le magazine Vibe avait toujours des images ultra cool d’artistes comme Cassie, par exemple – et je les exposais dans ma chambre.

J’ai toujours essayé de comprendre le talent artistique. Quand j’ai créé mon premier blogue au lycée, je ne dirais pas que j’avais beaucoup d’abonnés, mais j’y accordais énormément d’importance. Il s’appelait Cosmic Collection. Je me rappelle avoir collaboré avec d’autres gens pour la bannière du blog et appris tout ce qu’il y avait à savoir sur Photoshop. Je sentais que quelque chose m’attendait à mon retour de l’école, tu vois? C’était ma première expression artistique sur Internet.

“Attack My Crack From the Back” 2019

À quoi ressemble ton studio aujourd’hui?

Encore une fois, j’ai deux pièces. Quelle étrange coïncidence. Mais j’ai tout divisé: une pièce est numérique, tandis que l’autre est analogique. Je me sers d’une pièce pour créer mes collages et mes oeuvres sur toile. Dans l’autre pièce, je travaille sur mes oeuvres plus numériques. Sinon, je vais à New York pour faire de la photo ou filmer, et c’est ce contenu que je vais lancer sur mon site web.

Parle-moi de ta deuxième série d’objets à collectionner, Dreamworks of an Ethereal Mind. Tu as inclus un collage vidéo à cette collection, qui est imprégné du même esprit que ton autre collage.

Ça a plus ou moins été ma première fois derrière une caméra vidéo. J’ai conçu des articles qui allaient être vendus, donc je savais que je voulais avoir un rapport étroit avec le processus et tout créer moi-même. Solange m’inspire beaucoup par sa méthode de création: elle participe à toutes les étapes de ses projets. Avec Dreamworks from an Ethereal Mind, j’ai tenté de m’impliquer au maximum pour élargir mon champ de pratique. J’ai aussi fait appel à des collaborateurs pour la première fois dans le cadre de cette collaboration, leur demandant de poser devant mon objectif et de me prêter leur temps. J’ai toujours voulu passer plus de temps derrière la caméra et pratiquer l’art de cette manière. C’était donc un rêve à moi de travailler sur Dreamworks, jeu de mots non intentionnel.

Qu’est-ce qui t'inspire ces temps-ci?

En ce moment, je m’intéresse beaucoup au dessert, à la bouffe. C’est probablement pour cette raison que j’ai fait des assiettes. Mes plus récentes créations vont inclure une image de Romero, qui est maintenant en prison, en fait. Mais il y a toujours une fantaisie dans un coin de mon esprit.

Comment décrirais-tu cette fantaisie?

Elle ressemble un peu à mes collages, mais tout est rose. Et on ne fait que manger des desserts toute la journée. Ça a un peu l’air d’un film de Sofia Coppola, sauf que tous les corps présents sont noirs.

  • Entrevue: Ruth Gebreyesus
  • Photographie: Myles Loftin
  • Date: 30 octobre 2019