La douche de bière de Juergen Teller
La plus récente exposition du photographe dévoile son obsession pour le foot
- Entrevue: Katja Horvat
- Photographie: Anton Gottlob

Lorsque des fans d’une équipe de foot regardent un match, ils ont presque l’impression de le jouer. Le cerveau humain comporte des neurones miroirs qui nous permettent soi-disant de comprendre un point de vue extérieur au nôtre – lorsqu’on regarde notre équipe favorite en action, nous partageons d’une certaine manière leur expérience. Les fans parlent fréquemment au «nous» en faisant référence à leur équipe préférée, ce qui suggère la conviction sincère que la position de fan confère une place au sein de l’équipe. Le docteur Shuster résume la situation ainsi; «Lorsque votre équipe gagne ou joue bien, votre cerveau relâche de la dopamine, un neurotransmetteur directement relié à la régulation du centre de récompense et de plaisir du cerveau. Lorsque votre équipe ne performe pas ou perd la partie, votre cerveau produit du cortisol, qui est une hormone produite par les glandes surrénales relâchées par le corps lorsque confronté au stress.»
Si vous ne voyez pas la pertinence de cette information, le Garage Museum of Contemporary Art offre une explication. Garage souligne son dixième anniversaire – qui coïncide par hasard avec la Coupe du Monde FIFA en Russie – avec une nouvelle exposition du photographe (et grand fan de foot) Juergen Teller.
Une partie de l’exposition prend la forme d’un vidéo de toutes les parties allemandes du FIFA 2018 jusqu’à présent, regardées par Teller. L’exposition «Zittern Auf Dem Sofa» [S’agiter sur le divan] est également constituée d’une pièce pour les douches de bière, sa célébration euphorique de la victoire allemande lors de la Coupe du Monde de 2014 et une série vidéo datant de 2002, Naked on the Soccer Field, qui est composée de ses réactions lors du visionnement des parties et souligne sa déception lors de la défaite de l’Allemagne contre le Brésil en finale de la Coupe du Monde de 2002.
Je me suis entretenue avec Teller à Moscou, le matin précédent l’ouverture de l’exposition, afin de comprendre l’origine de cet engouement fanatique pour le foot.

Katja Horvat
Juergen Teller
Juergen, j’espère que tes attentes ne sont pas trop élevées. Je sais que Anton t’as tout raconté de ma recherche.
Ah, oui. Il m’a dit que ton principal intérêt était cette célébration étrange au cours de laquelle les fans prennent des douches de bière.
En ce qui concerne ces douches, s’agit-il d’une situation où tout est permis, ou y-a-t-il une marque de bière particulière?
J’encourage FC Bayern Munich, et ils sont l’équipe la plus couronnée de succès en Allemagne.
Ah oui, attends, je me suis renseignée là-dessus. Quelque chose à propos d’une série de 14 victoires?
Exact, mais ce qui compte, c’est qu’ils ont remporté six Bundesliga consécutifs – il s’agit de la version allemande du Championnat d’Angleterre de football. Et puisqu’ils sont originaires de Bavière, ils célèbrent avec de la bière bavaroise. Cette immonde – je n’aime pas ça du tout – Weissbier [bière de blé], qui vous rend très ballonné. Je ne crois pas qu’aucun joueur de foot en boive réellement.
Lorsque le FCB a de nouveau remporté le titre, Instagram fût inondé de vidéos de douches de bière. Joueurs, gérants, entraineurs – je dois dire, il y a là-dedans quelque chose de tellement idiot et pourtant attirant, j’ai décidé de recréer le rituel, le photographier et en faire la pièce maîtresse de mon exposition. Maintenant que c’est accompli et installé au mur, cela ressemble davantage à un film d’horreur, avec un air étrangement religieux.
Je suis d’accord, cela ressemble à un baptême.
Oui, j’ai pensé exactement la même chose. Sur certaines photos je semble même prier, couvert de cire. C’est étrange.
Lorsque tu prends une douche de bière, es-tu sobre ou bourré?
J’étais complètement sobre pour celle-ci, je devais l’exécuter correctement. Je ne bois jamais en travaillant, il faut évidemment être totalement alerte.
Quelle quantité de bière a été gaspillée?
Au total, je crois que nous avons renversé 80 litres de bière, il est donc raisonnable d’affirmer que cette œuvre a coûté beaucoup d’argent à produire [rires].


Parlons de la finale de la Coupe du Monde en 2002 – Brésil (2-0) Allemagne – puisque c’est ainsi que la captation vidéo a débuté, n’est-ce pas?
La captation vidéo a débuté à ce moment, mais tout le truc a réellement commencé en 1974, quand j’avais 10 ans. Cette année-là j’ai vu l’Allemagne triompher sur la Hollande en finale. Je n’avais jamais vécu rien de tel; l’euphorie et le goût de la victoire!
Puis l’année 1990 fût importante pour moi, lorsque l’Allemagne a de nouveau remporté le titre, puis si on accélère jusqu’à 2002, lors de la finale opposant le Brésil et l’Allemagne. Avant de regarder la partie, me connaissant et connaissant mon historique d’audience, j’ai eu l’idée folle de me filmer en train de regarder la finale. Me regarder qui regarde la partie a été une expérience totalement surnaturelle. Nous avons perdu et j’étais dévasté, mais la douleur du deuil a en fait été mieux rendue en vidéo, rendant l’expérience beaucoup plus intéressante.
D’où vient cette obsession?
J’étais un joueur correct, j’étais le capitaine de l’équipe de mon village, mais pour le dire simplement; je n’étais pas assez talentueux pour devenir professionnel, absolument pas assez talentueux! Le foot a toujours été une forme de liberté pour moi, particulièrement enfant quand je jouais après l’école. Je viens d’un village entouré de forêts. On jouait au foot dans les champs de pommes de terre, puis on a eu un terrain semi-solide où on affrontait d’autres villages, et cela représentait la lune pour nous – j’ai grandi avec cette mentalité.
Pourquoi avoir arrêté de jouer?
Il y a eu une époque, à l’âge de 15 ou 16 ans, où tout à coup c’était absolument ringard de faire du sport en Allemagne. Ce n’était pas une époque semblable à aujourd’hui, où tout le monde est conscient de sa forme physique. À ce moment, on en avait que pour l’alcool et les femmes. À cet âge-là il s’agit sans aucun doute de votre objectif principal. J’ai cessé de jouer au foot et je me suis concentré sur ce qui m’importait à l’époque. Mon amour et mon obsession se sont ravivés à nouveau avec mon fils, et maintenant qu’il s’y intéresse, cela me permet de l’apprécier encore plus. Je peux me rendre en Égypte, en Amérique, en Russie, en Afrique; peu importe l’endroit où je me trouve, je peux toujours parler de foot avec les gens, c’est réellement une expérience qui créé des liens.

Comment cette exposition a-t-elle vu le jour?
Lorsque le projet m’a été proposé, j’avais de la difficulté à cerner ce que je devais y montrer. J’ai tous ces clichés de Pelé, Beckham, Pogba… est-ce que je les expose? Puis je me suis tourné vers les tatouages horribles et les coupes de cheveux ridicules. C’est hilarant, la manière dont ces joueurs sont vus comme de véritables gladiateurs, bien que certains ont un véritable look de clown à cause de toutes les petites tendances. Puis j’ai eu l’idée de photographier les terrains de foot les plus étranges mais d’autres photographes et artistes avaient déjà utilisé cet angle. Avec ceci en tête, je suis rapidement devenu un élément central de l’exposition. Tout le truc était maintenant à propos de moi [rires], ma stupidité en tant que fan et mon excitation sincère lorsque je regarde 22 hommes qui tentent de placer un ballon dans un filet.
Avec un titre comme «Zittern Auf Dem Sofa», regardes-tu les parties à la maison?
Parfois je me rends au stade, mais pour ce projet, avec l’enregistrement vidéo, il était essentiel que mon fils soit près de moi. Je ne voulais pas le traîner partout ou lui faire manquer l’école. Puis, la maison et le divan me permettent d’être en contrôle total du vidéo, ce qui est essentiel.
«il n’y a aucune utilité à photographier les joueurs de foot puisqu’ils démontrent leur art sur le terrain.»
Est-ce que tu pleures parfois en regardant une partie? De joie ou de misère?
Mon fils a déjà pleuré, pas moi. Je suis davantage du genre à jurer et crier, puis si on perd la partie, je tombe dans une dépression profonde pendant quelques jours.
En quelle langue jures-tu, en allemand ou en anglais?
Les deux, mais tous les types de mots grossiers feront.
As-tu un porte-bonheur ou un rituel de chance?
Je porte toujours mon short!
Rose, vert, orange, ou la couleur importe peu?
Peu importe la couleur, pourvu qu’elle soit vibrante! Je m’assure également d’aller au gym. Il faut être prêt pour l’expérience. C’est physique.


Es-tu nerveux lorsque tu photographies les joueurs?
Bien plus qu’avec n’importe quelle figure publique. Tu sais, si Beyonce par exemple me demandait de la photographier, ou David Hockney, ils le feraient parce qu’ils aiment mon travail et apprécient ce que je peux proposer. Ils vivent d’images et comprennent également le processus. Avec les joueurs, ils s’en fichent, ils n’ont pas besoin de moi et, vraiment, il n’y a aucune utilité à photographier les joueurs de foot puisqu’ils démontrent leur art sur le terrain. Nous n’avons pas réellement besoin de la photographie d’une personne dotée d’un pauvre sens du style, assis, souriant maladroitement – je fais une généralisation, bien évidemment.
Étais-tu nerveux lors de la séance photo de l’équipe nationale allemande en 2014, après leur victoire historique contre le Brésil?
Je n’étais pas trop nerveux, mais ce uniquement parce que j’étais encore bourré de la veille et que j’étais dans un état extatique incroyable. Ils ont gagné le dimanche, et lundi matin j’ai lu qu’il y aurait une gigantesque réception au Brandernburger Tor à Berlin. J’ai commencé à faire des appels, suppliant pour d’obtenir une accréditation afin de pouvoir célébrer et photographier l’équipe. Le processus était un véritable merdier et il y avait déjà tellement de gens accrédités. Mon nom a été mentionné au bon moment et j’ai réussi à obtenir mon entrée. Un problème de résolu, un millier d’autres à affronter. Le prochain obstacle était de me rendre à Berlin (tous les vols étaient complets). J’ai à nouveau été chanceux et j’ai trouvé un siège disponible le jour même. J’ai couru du studio à chez moi, attrapé mon passeport et me suis précipité à l’aéroport. J’ai presque raté mon vol, je suais comme un porc, je sentais mauvais, je demandais pardon aux gens autour de moi. Je me suis rendu à Berlin, puis à l’hôtel, puis à ma chambre où je ne réussissais pas à m’endormir. L’excitation me gardait éveillé; la victoire, puis la rencontre imminente avec tous les joueurs, tout ça au cours de quelques heures. Je n’avais même pas besoin de dormir. Il y avait tant de scénarios dans ma tête – l’allure de tout et de tous, et l’idiot que je suis croyais que puisque je suis Juergen Teller, un photographe connu et habitué à un certain type de traitement, je serais là sur scène, avec tous les joueurs, à célébrer, donner des accolades et prendre des photos. Risible, non?!
La terre appelle Juergen…
Je n’ai pas répondu à cet appel. Je me suis rendu sur place le matin suivant et ce fut un dur retour à la réalité. Il faisait 40 degrés Celsius, je n’avais pas de bouteille d’eau, pas de café, j’ai manqué de cigarettes et – tenez-vous bien – j’étais coincé avec tous les autres membres de la presse, qui attendaient et espéraient pouvoir entrer dans la salle de réception, où j’étais également positionné dans la zone réservée aux photographes, sous la scène. Pas sur la scène, sous la scène! Tout le monde semblait savoir où ils seraient situés et tous étaient munis de longs objectifs. Puis il y avait moi, cet idiot avec ma petite caméra, sous la scène! Et il y a mieux; l’avion de l’équipe a été retardé et j’ai été coincé là pendant quatre heures, sans eau, sans chapeau et sans dignité. Je ne pouvais pas croire qu’il s’agissait de la réalité.



Il s’agit d’un bon retour à la réalité. J’adore le fait qu’être le Juergen Teller ne peut parfois rien pour toi. Parlons de ce qui s’est déroulé à Naples, il y a un certain temps. Peut-on en parler officiellement? Il s’agit d’un autre genre de retour à la réalité, n’est-ce pas?
Certaines choses devraient être gardées sous silence, oui, mais d’autres peuvent absolument être évoquées.
Parfait, on y va. Raconte tout ce que tu peux.
Je voyage régulièrement en compagnie de mon meilleur ami Manu, qui est italien et fan passionné de Roma, et mon partenaire d’affaires, qui est allemand. Normalement, lorsque nous voyageons dans des endroits excitants et exotiques, nous travaillons constamment – ennuyeux, n’est-ce pas? Nous n’étions jamais allé nul part par plaisir, et nous avons ainsi décidé de visiter Naples, où nous étions tous allés de nombreuses fois mais jamais par plaisir. Alors nous explorons la ville, nous mangeons, nous buvons. Puis ma mère décide de m’appeler et de m’informer que deux allemands ont eu leurs postérieurs poignardés! Ah, j’avais oublié de mentionner que nous étions là à l’occasion d’un match FC Bayern vs Napoli. Les fans du Napoli ont tendance à poignarder les autres fans. Nous avions deux gardes du corps à nos côtés et ils avaient des Vespas afin de nous amener au stade. Puis soudainement, en route vers le stade, nous arrêtons. Nous sommes en novembre, il fait encore relativement chaud et j’arbore mon short porte-bonheur. Mais les gardes nous interrompent, ils appellent quelqu’un qui semble déjà être au stade et lui explique qu’ils ne peuvent assurer la sécurité de l’Allemand idiot en short - «Il ne demande qu’à se faire poignarder dans le derrière.»
J’imagine déjà les grands titres du Daily Mail; «Juergen Teller reçoit un couteau dans les fesses à Naples.»
Ils n’en ont pas eu la chance, parce que les idiots de gardes du corps ont décidé de me recouvrir. Ils m’ont refilé le jean italien le plus ridicule, long et ajusté et m’ont forcé à le mettre. Je ne pensais qu’au fait qu’ils avaient tout gâché, mon short avait disparu, l’Allemagne s’apprêtait visiblement à perdre! Ma confiance était complètement à plat. On s’est rendus au stade, nous avons été escortés jusqu’à nos sièges et, va savoir pourquoi, nous étions du côté napolitain. Nous avons reçu comme consigne de réagir de manière subtile ou pas du tout. Parler tout bas, ne pas encourager le FC Bayern, ne pas parler allemand, etc. Je me suis dit à moi-même, ces idiots me prennent pour un abruti, évidemment je ne ferai rien de tout ça! Le match débute et au bout de vingt secondes, Toni Kroos compte un but. (Au fait, Bayern n’aurait jamais dû laisser Kroos quitter.) Eh bien les idiots n’avaient pas tort, j’ai oublié toute prudence et je me suis mis à hurler et célébrer comme un fou. Toute la tribune s’est tournée et m’a fixé d’un regard noir. Je sentais leurs yeux comme des couteux affilés, la tension était insensée! Puis comme si ce n’était pas assez, Manu et Georg me criaient de me taire. Mais tu sais quoi, nous avons survécu, c’était génial et je revivrais le moment sans hésitation.
- Entrevue: Katja Horvat
- Photographie: Anton Gottlob