Les belles fantaisies sombres et tordues de Lauren Tsai

La mannequin, star de Terrace House et artiste explique comment elle a gagné la confiance du public et pourquoi elle a préféré la téléréalité à l’université

  • Entrevue: Romany Williams
  • Photographie: Monika Mogi

Par un après-midi pluvieux, je suis avec Lauren Tsai dans le métro bondé de Tokyo en direction d’Harajuku. Nous sortons d’un restaurant coréen de Meguro, où le grésillement de nos bols de Bibimbap faisait office de trame sonore à notre conversation. À ce stade-ci, je suis bien au courant de son statut de célébrité au Japon – avec ses quelque 494k abonnés sur Instagram, elle est la préférée du public de l’émission de téléréalité culte japonaise Terrace House, elle a une carrière prolifique de mannequin et de remarquables aptitudes artistiques – et je m’attends à tout moment à ce que des admirateurs l’abordent. J’ai l’impression qu’elle y a aussi pensé, puisqu’elle porte une casquette de baseball qui cache une bonne partie de son visage.

Elle pointe une affiche dans le train, on y voit une jeune fille souriante, et dit qu’il s’agit d’une des plus grandes «idoles» au Japon. Une part du super vedettariat est réservée aux jeunes filles mignonnes de l’industrie. Nous débarquons du train et discutons en nous dirigeant vers la sortie, quand tout à coup une jeune femme vêtue d’un denim baggy, de sandales plateformes et d’un chapeau cloche Kangol s’approche de nous. Elle est une grande admiratrice et elle s’extasie quelques minutes devant Tsai.

Tsai a 20 ans. Elle est née au Massachusetts, a grandi à Hawaii et habite maintenant à Tokyo. Elle parle japonais (pas aussi bien qu’elle le voudrait, explique-t-elle) et les gens sont étonnés quand ils apprennent qu’elle est en fait une Américaine d’origine chinoise. Sa carrière a démarré après avoir été sélectionnée par l’émission de téléréalité japonaise Terrace House: Aloha State, où six étrangers vivent sous le même toit durant quatre mois, observés par six commentateurs. Imaginez Big Brother, mais en sobre, en moins sensationnel. Peu après la fin de l’émission, elle est déménagée à Tokyo, où sa carrière de mannequin a décollée. Elle est ici chez elle, elle y a trouvé un nombre imposant d’admirateurs. Elle concentre maintenant son énergie à se développer en tant qu’artiste, une passion qui la suit depuis toujours. Je l’ai rencontrée pour parler de sa carrière artistique naissante, de sa démarche pour gagner la confiance du public et de ce qui l’a poussé à choisir la téléréalité plutôt que l’université.

Romany Williams

Lauren Tsai

Parlons de Terrace House. Vous aviez le choix entre aller à l’université ou participer à l’émission, comment avez-vous pris cette décision?

C’était assurément fondé sur la peur. L’occasion s’est présentée, la seule raison pour laquelle je ne l’aurais pas saisie, c’est que j’avais peur. Je suis plus reconnaissante que jamais d’avoir choisi de ne pas aller à l’université et d’avoir choisi l’émission à la place, et d’être ensuite déménagée à Tokyo et de vivre une vie différente. Je savais que si je faisais les beaux-arts, c’était simplement pour dire que j’allais dans une grande école. Ce n’était pas une chose que j’avais profondément envie de faire. Je suis heureuse de ne pas avoir eu ce que je croyais vouloir à l’époque.

C’est rare de participer à une émission de téléréalité et de ne pas être transformé en mème. De ne pas gagner une mauvaise réputation, à force de drames et d’embarras. Terrace House semble si positif, les fans se soucient réellement de votre bien-être.

Je suis vraiment contente d’y avoir participée. J’ai beaucoup appris sur moi. À ce point-ci, les gens m’ont vue pleurer, être très immature, nerveuse, travailler fort. Quand tu regardes Netflix et autres trucs du genre, c’est une fuite dans la fiction, mais je pense que dans Terrace House, c’est inspirant de voir des gens normaux vivre leur vie et la beauté de ce simple fait. C’est une occasion de voir le beau dans les moments ordinaires, dans la simplicité.

Nous pouvions vraiment nous identifier à la situation de Yusuke – votre camarade de chambre dans Terrace House qui avait le béguin pour vous – nous avons tous vécu ça! Je voulais le prendre dans mes bras.

Je n’avais pas réalisé à quel point j’étais malhabile et inconfortable dans les situations romantiques jusqu’à ce que je participe à cette émission. Je crois que plusieurs personnes m’ont trouvé vraiment froide avec lui ou que j’aurais pu faire les choses différemment, c’est ce que je pense aussi. J’avais l’estomac noué quand les caméras tournaient durant cette situation. Je ne pense pas que j’aurais été plus à l’aise dans la vraie vie. Je réalise que j’ai du chemin à faire pour apprendre à dire aux autres ce que je ressens.

Aloha State a été tourné chez vous à Hawaii. Comment c’était de grandir là-bas?

J’ai grandi à 15 minutes de route de Oahu, à Honolulu. Je ne me suis jamais vraiment vu comme une fille du type «Hawaii» qui aime le plein air, la plage. Je passais beaucoup de temps à l’intérieur à travailler sur ce que je voulais, sur ce qui me branchait. J’ai été en contact avec la communauté artistique en ligne – YouTube, DeviantArt – tous ces sites web, c’est là que quelque chose a explosé en moi. Je me suis dit: «c’est ce que je veux faire».

Il y a un élément fantaisiste d’une telle force dans votre art. Comment gérez-vous la vulnérabilité liée à la diffusion publique de vos projets?

Ça s’est passé si vite pour moi. Avant Terrace House, je dessinais tout le temps, mais je n’avais pas assez confiance pour montrer ce que je faisais, parce que j’avais toujours l’impression que les gens allaient me juger. Au collège, tout le monde me disait que mes dessins étaient bizarres, je m’intéressais à tout ce qui était gore, aux loups, aux dessins animés japonais, aux trucs nerds sombres. Je n’ai jamais imaginé que les gens penseraient que c’était cool, je ne me suis donc jamais trouvée cool. Mais je ne pouvais pas abandonner, peu importe ce qu’on disait. La nuit dans ma chambre, toutes les lumières éteintes à l’exception de celle de mon bureau, c’était comme regarder un film. Même aujourd’hui, c’est terrifiant quand je publie sur Instagram. Mais je sais que quand j’ai peur, c’est que c’est important pour moi, c’est donc une chose que je dois faire. Je pense qu’utiliser la peur comme boussole a été vraiment utile dans ma carrière.

«Je réalise que j’ai du chemin à faire pour apprendre à dire aux autres ce que je ressens.»

Lauren Tsai porte t-shirt Helmut Lang.

Certaine personne ne se confronte jamais à la peur dans leur vie. C’est bien que tu l’affrontes.

C’est facile de virer fou avec les médias sociaux, de se laisser prendre par les vies que tout le monde met en scène. Mais je pense que la beauté des médias sociaux est que c’est une bonne place pour se dire, «et puis merde, c’est moi, c’est ce que j’aime». J’aime utiliser cette plateforme pour me connecter directement aux gens.

Vous avez le sens de l’initiative, vous l’utilisez pour paver votre propre voie.

Avant, quand j’étais mannequin au Japon, je ne faisais qu’attendre dans mon appartement que des auditions ou du travail se présentent. Je me sentais isolée. J’étais vraiment déprimée. Je ne sentais pas que ma carrière m’appartenait, j’avais l’impression que c’était quelque chose qu’on m’offrait, seulement pour mon apparence. Ça semblait si vide.

Lisez-vous les commentaires?

Avec Instagram, j’ai déjà reçu des messages qui m’ont vraiment blessés. Des gens disaient des trucs du genre: «son art est merdique, on dirait une étudiante de premier cycle». D’abord, j’ai 20 ans. Je suis comme une étudiante de premier cycle [rire], mais on m’a aussi critiquée en disant que mon style est ennuyant ou que je copie un autre artiste. Des gens ont dit: «Lauren reçoit des contrats en tant qu’artiste uniquement à cause de son apparence». Ça me fait bouillir. Je pense que c’est correct pour une femme de publier des photos qui lui donnent confiance. Si je me sens sexy ou je veux publier une photo de moi en bikini, ça n’enlève rien à mon art ou à mes habiletés ou à ma légitimité, dans aucune carrière. Les gens demandent qui je connais, avec qui j’ai couché. Ça me lasse. Je ne peux que continuer à faire de mon mieux et à diffuser ce que je fais.

Il y a beaucoup de différences culturelles entre Tokyo et les États-Unis, dans la façon dont les gens communiquent ou interagissent. Je le sens vraiment ici, j’essaie d’être hyper cordiale, polie et respectueuse. Sentez-vous que vous devez atténuer les différences pour rejoindre vos fans?

J’aime Tokyo, j’aime vivre ici, mais ça a été dur pour moi pendant vraiment longtemps. Je voulais publier des choses qui me rendaient contente, vraiment charmante, parce que ça rejoint le public ici à Tokyo. Les gens des médias s’attendent à voir des filles heureuses, mignonnes et positives, et je détestais ça. J’étais tellement dégoûtée parce que ça ne me ressemble pas. J’avais du mal à me faire des amis et à travailler ici, parce que je sentais que je devais constamment léser une part de ma personnalité. Aujourd’hui, je pense qu’Instagram et le fait de travailler aux États-Unis m’aident à développer une image publique qui me ressemble. Mais c’est difficile. Je me sens parfois isolée à force d’avoir l’impression d’être en représentation de moi-même, de ne pas être moi-même. C’est correct de ne pas être toujours parfaite. J’aime être chic, mais ce n’est pas plus mal d’être EMO, d’être déprimée. Rien ne te force à être heureux.

Romany Williams est styliste et rédactrice chez SSENSE.

  • Entrevue: Romany Williams
  • Photographie: Monika Mogi
  • Stylisme: Monika Mogi
  • Coiffure et maquillage: Sakie Miura