Pablo, Romy, Cali
Cali Thornill DeWitt, homme de la Renaissance underground
- Entrevue: Thomas Jeppe
- Photographie: Thomas Jeppe

L’artiste Cali Thornhill DeWitt est une figure incontournable de Los Angeles. Du punk à l’art contemporain en passant par les hautes sphères de la célébrité, la biographie de DeWitt reflète les nombreuses facettes de la production culturelle de L.A., une ville que l’on pourrait décrire comme un amalgame d’extrêmes. Les désormais célèbres pulls commémoratifs de DeWitt en font la synthèse, en associant les imprimés de gangs californiens au culte de la personnalité voué aux stars d’Hollywood. Ils montrent aussi à quel point une idée peut rapidement devenir virale. Après avoir créé un pull en hommage à l’actrice Romy Schneider pour 032c, le concept de DeWitt est devenu le point focal des pulls « Life of Pablo » de Kanye West, et des imitations se sont éventuellement frayé un chemin jusqu’aux étalages de Forever 21 et aux marchés aux puces de L.A.. C’était justement le rêve de DeWitt: faire une contrefaçon tellement convaincante qu’elle en viendrait à être copiée par ceux qui l’ont inventée. Et ce n’est que l’un des temps forts d’une longue carrière consacrée aux scènes locales et aux pratiques éphémères.
L’artiste Thomas Jeppe a discuté avec DeWitt de l’importance de la musique, des origines de son style et de communication planétaire.
Thomas Jeppe
Cali Thornhill Dewitt
Vous avez dit récemment, en parlant de votre engagement au sein de plusieurs sous-cultures au fil des années, que vous êtes attiré par ce qui vous semble le plus sincère à un moment particulier.
Oui, je gravite vers ce qui me paraît juste, peut-être inconsciemment.
Mais comme la sincérité est une chose plutôt immatérielle, on pourrait comprendre que vous soyez attiré par des choses qui semblent contradictoires.
En ce qui me concerne, je ne pense qu’il n’y a pas de vraies contradictions. Il y a seulement beaucoup de règles, d’arbitres qui disent « voici ce qu’on peut et ne peut pas faire. »
Bien sûr. Mais c’est ainsi qu’une sous-culture se définit – par ces frontières formelles et sémantiques.
Et ça me posait problème quand j’étais petit. On se moquait de moi quand j’avais à peine huit ans, parce que j’aimais des styles musicaux différents.

Lesquels?
Enfant, j’avais beaucoup de liberté – je me levais le matin, je quittais la maison, je rentrais à l’heure du dîner. Alors je me promenais dans les rues, je prenais le bus. J’aimais beaucoup la musique quand j’étais petit, et j’aimais beaucoup le punk. Mais j'aimais aussi Duran Duran, vous voyez ce que je veux dire? Alors les gamins plus âgés me voyaient porter un t-shirt Sid Vicious avec un badge Duran Duran, et ils me disaient « tu ne peux pas faire ça ». [Rires] Et moi, je répondais « pourquoi pas »? Et je n’ai pas vraiment changé de point de vue. En venant ici aujourd’hui, j’écoutais le nouveau mixtape de Kodak Black, qui est excellent. Il va donner le ton de ma semaine, je vais l’écouter tous les jours. C’est tellement contraignant de se limiter à une chose et une chose seulement, vous comprenez?
Quand avez-vous trouvé une communauté qui partageait votre point de vue?
J’ai quitté l’école à 16 ans, parce que j’étais trop impatient d’entrer dans la vie réelle. Il y avait un espace à L.A., fréquenté par des gens de tous les âges, appelé Jabberjaw – quand j’ai découvert cet endroit, j’ai arrêté d’aller en cours. Et c’était différent de la scène punk et hardcore, parce que c’était vraiment bizarre.
Comment?
Il y avait vraiment des gens de tous les âges, comme des types de soixante ans. Il y avait toutes sortes de gens, de gamins comme moi à des fans de Charles Manson dans la soixantaine.
Alors c’était plus ou moins des vétérans du mouvement hippie?
Non, non. Je ne dis pas qu’il y avait que ça. La moyenne d’âge devait être d’environ 25 ans. Mais il y avait de tout. C’était pré-Internet. Vous vous souvenez d’Amok books? Ils publiaient toutes sortes de trucs bizarres. C’était ce genre de scène. J’ai fait connaissance avec les gens de Jabberjaw et j’y faisais du bénévolat – ce qui consistait à servir le café. C’était dans un quartier dangereux de la ville, situé à la frontière de territoires rivaux Crip et Blood à l’époque où ils se faisaient la guerre. C’était au coin de Crenshaw et Pico, il y a une boîte de nuit là aujourd’hui. Il y a une maison de transition de l’autre côté de la rue pour de vrais criminels – genre des types qui sortent de San Quentin ou Folsom. Mais à Jabberjaw, des groupes comme Mudhoney ou Beat Happening jouaient devant 50 personnes à peine. Et le lendemain soir, il y avait un spectacle de drag queen. Et le surlendemain ce serait l’anniversaire d’une figure importante de la scène BDSM. Donc Jabberjaw était un point de convergence pour plusieurs sous-cultures. Catherine Opie y était souvent, Goddess Bunny aussi. Ron Athey était un artiste de performance de l’époque, un véritable héros. Regardez des photos de lui et imaginez être en présence d’un personnage pareil à 16 ans. Les fêtes BSDM étaient vraiment extrêmes. [Rires]
C’est tellement contraignant de se limiter à une chose et une chose seulement, vous comprenez?
Donc c’est en quelque sorte la génération des Modern Primitives des années 80 et 90.
Tout à fait. La scène punk était tellement violente à L.A., et il y avait tellement de gangs que c’était un soulagement de rencontrer tous ces gens. Parce qu’ils s’intéressaient aux mêmes choses que moi, sans la violence des gangs. Et Jabberjaw était aussi un endroit où – c’était avant l’heure de gloire de Sub Pop – tous les groupes d’Amphetamine Reptiles jouaient.
Alors tout cela vous a ouvert à des scènes très variées.
Autant à l’époque qu’aujourd’hui. Récemment, je me disais que plusieurs personnes avec lesquelles j’ai grandi restent coincées dans une époque en vieillissant. « J’ai eu cette expérience en 1993, et je vais continuer à me remémorer cette expérience, à ne parler que de ça. » Parce qu’avec l’âge, ces gens me disent : « oh, tu t’intéresses à ce nouveau truc, ça ne me plaît pas. » Ils critiquent la nouveauté, et c’est parce qu’ils ne se donnent plus la peine d’apprendre les nouveaux codes. Ils ont laissé tomber. Et au fil des années, ils sont de moins en moins connectés au monde qui les entoure.
C’est comme ça que se creuse le fossé des générations.
Quand on continue à s’intéresser aux sous-cultures, on voit les générations se succéder rapidement. En général, on voit 95% de ces gens pendant deux ans, et c’est la période qui précède leur entrée dans la « vie réelle », quelle qu’elle soit. Et puis on ne les revoit plus jamais. Les gens qui ne contribuent pas activement à ces mouvements ne sont jamais là bien longtemps. Ils veulent être pris en photo dans des tenues cool et traîner chez Max’s Kansas City, ou un truc du genre. La plupart des gens veulent vivre ça quand ils sont jeunes, et puis ça leur suffit.

Ça soulève des questions sur le fait d’être un spectateur – d’être sérieusement connecté à la musique, mais plutôt que de la produire, être attentif et engagé du côté de l’auditoire.
Oui! Parce que c’est une chose bien réelle – faire partie d’une communauté, en être un membre actif, c’est une façon d’y contribuer. Et cette contribution peut être aussi grande ou petite que l’on souhaite. C’est pour cette raison que l’un de mes premiers rêves était d’avoir un label, pour faire partie de ce processus. Il y a environ deux ans, j’ai dit que je ne sortirais plus jamais de disques, juste parce que j’en ai assez fait. Et puis cette année Brendan Fowler et moi avons fondé un nouveau label. Parce qu’on a vu un groupe jouer à L.A., c’était leur premier spectacle, et on a été enthousiasmés au point de se lancer à nouveau.
Comment s’appelle le nouveau label?
Some Ware. C’est aussi notre nouvelle marque de t-shirts. On a organisé des fêtes à L.A., et on donne un numéro de catalogue à tout ce qu’on produit – donc les t-shirts ont un numéro de catalogue, les fêtes ont un numéro de catalogue. Le premier disque n’est pas encore sorti, mais il est à l’usine de pressage en ce moment. Mais quand il sortira, son numéro de catalogue sera le 11. Qui a dit qu’un label ne pouvait cataloguer que ses disques?
C’est intéressant de penser à ces activités à plus petite échelle en parallèle avec vos pulls commémoratifs. Ceux-ci ont aussi d’abord été produits en petites quantités, mais à un moment donné il y a eu un déclic, et tout à coup ils ont touché énormément de gens. Le courant a passé au moment où –
Où Forever 21 a fait sa version.


C’en est arrivé là?
Ouais, ouais.
Quelle est leur version?
Quelques personnes me l’ont envoyé – le texte est un hommage à Simon de Cyrène, un personnage biblique. Il n’est pas terrible, mais il me fait rire. J’adore les contrefaçons. J’aime l’idée de produire un t-shirt ou un truc qu’on peut retrouver deux ans plus tard sur une vieille dame chinoise dans le métro. C’est ce qui me motive à faire des t-shirts.
C’est le processus de dissémination dans sa plus simple expression.
Certaines personnes qui me l’ont envoyé ont cru que ça me mettrait en colère. Mais ça ne me dérange pas. Je n’en revendique pas vraiment la propriété. Vous savez, on peut soit se cramponner à un truc en hurlant, soit on peut lâcher prise. Je préfère lâcher prise.
Que pensez-vous du glissement de sens qui se produit quand ce t-shirt est vendu à l’échelle de Forever 21?
Eh bien il ne peut pas garder la même signification, alors je pense que c’est un décalage intéressant.

Mais en même temps, vous avez clairement souligné ses origines, c’est-à-dire ses racines dans la culture Chicano de Los Angeles. C’était le style d’une communauté.
Je pense qu’il est important qu’on sache que j’ai d’abord vu ces t-shirts sur des membres de gangs latino. Ils étaient fabriqués dans les marchés aux puces de L.A. et vendus pour trois fois rien. La plupart du temps, ils rendaient hommage à une personne décédée. Par exemple, si vous et moi avions une bande de dix copains à El Monte et que l’un d’entre eux mourait, on serait tous allés s’en faire fabriquer un pour le porter aux funérailles et dans le quartier. J’ai commencé à fabriquer ces t-shirts parce qu’ils ont arrêté d’en produire. Pas parce que les Latinos ont arrêté d’en porter, mais parce que les étals où tout le monde les faisait fabriquer, dans les marchés aux puces, ont cessé d’en produire. Un jour, je suis allé au marché aux puces pour en faire fabriquer 20. J’étais au volant, et tout à coup je me suis dit : « en fait, je veux faire 20 t-shirts ». C’est carrément une idée qui m’est venue sur la route. J’ai fait une liste tout en conduisant, avec Marlene Dietrich, Harpo Marx, DJ Screw – juste une liste de 20 personnages qui me plaisaient. Et puis je suis arrivé au marché aux puces, et l’étal avait disparu! Ou plutôt il y était toujours, mais sa presse à chaud avait disparu. J’ai appelé un de mes amis, Alexis Ross, qui était aussi fan de ces t-shirts, et il m’a dit qu’il fallait qu’on retrouve ces lettres. On est allés sur d’autres marchés aux puces, et c’était toujours la même histoire. C’est devenu une quête pour Alexis et moi. Finalement, quand on a enfin réussi à remonter à la source, c’était carrément une usine au Wisconsin qui produit des lettrages pour les uniformes scolaires. Enfin, je suis sûr qu’il y avait d’autres usines, mais c’est le seul endroit qu’on a trouvé qui les produisait toujours. Je les ai appelés pour leur demander s’il leur restait du stock, et ils étaient complètement stupéfaits. Ils m’ont répondu qu’ils avaient une presse de découpage, qu’ils faisaient ces lettres sur commande, pour des uniformes. Ils ne comprenaient pas pourquoi ça m’intéressait –
Pourquoi y teniez-vous à ce point ?
Alors je me suis lancé. J’ai acheté une presse à chaud et je me suis mis à leur commander des lettres. Et je me suis mis à y prendre plaisir. Par exemple, quand j’ai appris la mort de Rene Ricard, j’ai sauté sur mon vélo, je me suis rendu à mon studio et j’ai fabriqué un t-shirt dans l’heure, pour l’offrir à un de ses proches. C’est devenu un geste que je pouvais faire pour les autres. Parce que je ne les garde pas, et ils ne sont pas vraiment à vendre. Soit je les troque, soit je les offre à un proche de la personne, à quelqu’un qui l’aimait vraiment. C’est ce à quoi ils devraient servir.
À L.A., Santee Alley est l’endroit par excellence pour trouver ce genre de t-shirt à cinq balles. Et ils y sont maintenant. Je ne pouvais pas imaginer de meilleur dénouement.
Alors je me demande ce que vous pensez du côté rétro de ces t-shirts.
En fait, je pense que peu de gens savent vraiment d’où ils viennent. Mais en ce moment, et depuis environ un an, on voit une sorte de fausse nostalgie pour la culture des gangs latinos. Pour le genre des dessins qu’on verrait sur les mouchoirs de prisonniers. Connaissez-vous ce style? Personne ne s’y intéressait vraiment. Et ça ne change rien qu’on s’y intéresse à présent, parce qu’on ne s’y intéresse que sur le plan esthétique. Mais l’objectif ultime de cette production de t-shirts commémoratifs – c’était plutôt un fantasme, du coup j’ai peine à croire qu’il s’est réalisé – c’était qu’ils se retrouvent le marché de la contrefaçon, avec soit des paroles de Kanye ou un slogan débile du genre « j’aime la pizza ». [Rires] À L.A., Santee Alley est l’endroit par excellence pour trouver ce genre de t-shirt à cinq balles. Et ils y sont maintenant. Je ne pouvais pas imaginer de meilleur dénouement.
Pendant les deux dernières années, on s’est croisés à quelques endroits à travers le monde. Vous avez beaucoup voyagé. Est-ce que ça influence votre travail?
Oui, mais je ne suis pas encore certain de quel effet il s’agit. J’ai besoin d’un certain recul pour digérer les choses qui m’arrivent. Quand j’étais plus jeune, à cause des drogues ou d’une histoire du genre, j’avais du mal à obtenir un passeport. J’aurais probablement pu faire davantage d’efforts, mais c’était quelque chose qui m’intimidait. Je n’ai donc pas pu sortir des États-Unis pendant 19 ans. De 1994 à 2013. Et je mourais vraiment d’envie d’aller quelque part. Donc à présent, je rattrape le temps perdu.

Où êtes-vous allé en premier?
À Tokyo. Parce qu’on m’a offert d’y faire une exposition. Et j’ai adoré. J’adore Tokyo. J’y suis retourné environ huit fois depuis. C’est ma deuxième ville. Encore une fois, c’est une relation qui a débuté avec la musique. Il y a un disquaire qui s’appelle Big Love qui a aussi une petite galerie, et ils étaient parmi mes meilleurs clients avec le label Teenage Teardrops.
Maintenant que vous vous consacrez davantage à votre propre travail, vous devez aussi faire face à une plus grande notoriété. Quel est votre point de vue sur la vie privée?
Je tiens beaucoup à ma vie privée. [Rires] Je pense qu’il faut savoir dire non. Comme cette histoire avec Kanye, je n’en parle pas publiquement. Je pense que certaines personnes adorent être sous les projecteurs, et ils aiment parler d’eux-mêmes et publier six trucs par jour sur Instagram. Ce n’est pas mon cas. L’anonymat est une bonne chose, je tiens à en profiter.
On dirait qu’il vous fuit.
On peut s’y accrocher, vous voyez ce que je veux dire ? On peut éviter de faire des remous. Pas besoin de se faire remarquer à chaque fois qu’on entre dans une pièce. Quand j’étais plus jeune, en tournée avec Nirvana, j’avais déjà compris que je ne voulais pas de tout ça – toute cette célébrité, cette attention, ces fans déchaînés. C’est comme d’être dans une tornade.

Clairement, on n’est pas obligé d’en arriver là.
Par exemple, ce nouveau mixtape de Kodak Black est génial, et je pense que très peu de gens l’entendront. Il faut que vous regardiez une de ses vidéos, il a un look incroyable. Il a des implants dentaires en or, la bouche au complet, et il se passe carrément un fil dentaire pour montrer que ce sont des implants, et pas que des grills. Je ne peux pas passer de fil dentaire entre mes dents de devant, c’est un bridge. Je sais de quoi il parle. Et je trouve incroyable qu’il ait fait une chose pareille, parce qu’il est jeune, il a donc dû se faire extraire des dents en santé. C’est génial. Il a fallu beaucoup de travail pour refaire ma dentition.
Vos dents en or sont des remplacements?
Oui, j’ai insisté. [Rires] Il a fallu un an, 17 traitements de canal, neuf extractions.|
Ça n’a pas été facile.
À quel âge?
C’était il y a quatre ou cinq ans seulement. Parce que j’ai commencé à les perdre. Par exemple, là où j’ai cette dent en or à l’avant, ma dent est tombée pendant que je parlais à ma belle-mère. Gêné, je me suis réfugié aux toilettes pour constater les dégâts. Et quand je suis ressorti, j’essayais de ne pas parler. Et ma femme Jenna a dit : « Tu as perdu une dent ou quoi? Pourquoi fermes-tu la bouche comme ça? » Et ma belle-mère est tellement sympa qu’elle a dit « Oh, vous avez besoin d’argent pour le dentiste ?»[rires]

Ouais !
En effet, mais je n’allais quand même pas l’accepter de sa part.
Eh bien, félicitations pour les nouvelles dents.
C’est génial. Je mange des pommes, je mange des carottes. [Rires] Tous ces trucs que je ne pouvais pas faire.
- Entrevue: Thomas Jeppe
- Photographie: Thomas Jeppe