La lumière crue de Robert Mapplethorpe
Un déchiffrage de l’œuvre du photographe new-yorkais en neuf images
- Texte: Adam Wray
- Photographie: Robert Mapplethorpe Foundation

Né dans le Queens au sein d’une famille catholique de la classe moyenne, Robert Mapplethorpe s’est fait connaître dans la scène artistique new-yorkaise des années 70. Bien qu’il ait travaillé avec d’autres supports, comme la sculpture et le collage, il découvre la photographie en prenant des Polaroïds et son talent se développe rapidement. Il explore sa sexualité en tournant son objectif vers la scène gaie new-yorkaise et, en associant une esthétique classique à un érotisme violent, produit des images saisissantes et viscérales – un contraste stimulant avec la peinture et la sculpture minimaliste de la décennie précédente.
Son influence est toujours ressentie à la fois dans la photographie artistique et commerciale: si le sexe choque moins qu’autrefois, Mapplethorpe en est en partie responsable. Et sa présence est perceptible jusque dans la mode: la collection Printemps-Été 2017 de Raf Simons a été réalisée en collaboration avec la Mapplethorpe Foundation, et emprunte plusieurs de ses photographies.
Les intérêts artistiques de Mapplethorpe ne s’arrêtaient pas au sexe, et il a aussi appliqué sa vision singulière à d’autres sujets. Portraitiste recherché, il photographiait des personnalités de tous horizons, et son travail en studio était consacré à sa quête de la perfection formelle, avec des études de nus et de fleurs. Focus: Perfection—Robert Mapplethorpe, rétrospective d’envergure présentée au Musée des beaux-arts de Montréal, offre un aperçu complet de la carrière de Mapplethorpe, avec une sélection équilibrée d’images à caractère sexuel, de portraits et de natures mortes.

Patti Smith, 1978.
Robert Mapplethorpe et Patti Smith se sont rencontrés en 1967, et leur relation, décrite dans Just Kids, autobiographie de Smith parue en 2010, a exercé une influence formatrice sur les deux artistes. À la fois amants et amis, Mapplethorpe et Smith s’encourageaient et s’épaulaient mutuellement sur le plan artistique. Mapplethorpe a développé sa technique photographique en immortalisant Smith, et ses portraits, dont bon nombre ont illustré ses pochettes d’album, ont contribué à façonner son image en tant que poète et musicienne – demandez à quiconque de se représenter mentalement Patti Smith, c’est probablement une image de Mapplethorpe qui lui viendra à l’esprit.

Joe/Rubberman, 1978
Mapplethorpe a commencé à explorer activement son homosexualité au début des années 70, et s’est jeté à corps perdu dans la culture BDSM gaie de New York. Fasciné par ses rituels et ses symboles, il a mis en scène ses participants dans des images allant de simples portraits à des compositions hardcore détaillées. Le fameux X Portfolio, qui représente une variété d’actes sexuels peu orthodoxes, et l’une des œuvres-clé de cette dernière catégorie. Pourtant, Mapplethorpe n’était pas un documentariste – ses photos présentaient un nouveau monde propre à la sensibilité de l’artiste, où le cuir, le latex, le sang et l’urine étaient filtrés à travers son classicisme mesuré et recherché. Ici, l’intensité de son sujet est tempérée par une mise en scène et un éclairage soignés, qui le transforment en tableau d’une calme étrangeté.

Leather Crotch, 1980
Dans un registre moins explicite, des images comme Leather Crotch se faisaient subtilement subversives en présentant une image esthétisante de la sexualité masculine qui allait éventuellement s’inscrire dans les codes de la culture visuelle grand public. Des gros plans d’entrejambes rappelant Leather Crotch ont fait leur apparition dans des campagnes mode dans les années 90 et 2000 – pensons aux campagnes Gucci réalisées par Mario Testino et Terry Richardson pendant les années Tom Ford – et il n’y a pas de signe plus explicite d’assimilation à la culture populaire que d’être cité par la pub.

Philip Prioleau, 1982
Malgré toute l’attention qu’a reçu Mapplethorpe au cours des quatre dernières décennies, ses qualités de narrateur restent sous-estimées. Ses clichés BDSM retiennent forcément l’attention, mais son travail en studio a aussi donné naissance à des images d’un surréalisme saisissant. Prenons pour exemple ce portrait du mannequin Philip Prioleau: outre ses qualités formelles – la symétrie formée par la tête penchée de Prioleau et les tentures entrecroisées, la profondeur des ondulations de celles-ci, la précision de l’éclairage qui met en lumière leur transparence – la mise en scène est chargée d’une singulière tension. Combien de films et de romans présentent une situation initiale intéressante mais ne parviennent pas à une conclusion satisfaisante ? Une photographie comme celle-ci contourne ce problème en restant à jamais figée, et n’a rien perdu de son potentiel depuis le jour où elle a été réalisée.

Louise Bourgeois, 1982
Les portraits étaient non seulement une importante source de revenus pour Mapplethorpe, mais lui permettaient aussi de cultiver son réseau et d’expérimenter avec de nouvelles techniques. Le photographe a immortalisé le gotha de l’avant-garde new-yorkaise d’Andy Warhol à Kathy Acker, d’éminents artistes dont Louise Bourgeois et Alice Neel, des musiciens, des marchands d’art et de simples citoyens qui pouvaient se permettre ses tarifs conséquents.

Self-Portrait, 1980
Mapplethorpe était méthodiquement en quête de célébrité, et savait se vendre tout aussi bien que son travail. Il souhaitait façonner son patrimoine artistique, et n’hésitait pas à renforcer son propre mythe. Du début de sa carrière à la fin de sa vie, ses autoportraits le montrent dans différentes poses esthétiques, faisant ressortir son sens de l’humour et éventuellement confrontant sa mort imminente.

Calla Lily, 1988
Étant donné le penchant classique de la sensibilité de Mapplethorpe, il n’est pas étonnant que les fleurs aient inspiré certaines de ses plus grandes œuvres. En les approchant sous des angles inusités et en réglant son objectif sur leurs courbes élégantes et leurs protubérances insolites, il donnait du corps à leur délicatesse, produisant ainsi un travail d’une réelle originalité à partir d’un sujet artistique maintes fois rebattu. Mapplethorpe prétendait que personne ne photographiait les fleurs comme lui parce que personne ne les voyait comme lui. C’était peut-être le cas à l’époque, mais plus aujourd’hui – la grâce étrange et austère de ces images fait maintenant en sorte que l’on voit, ou tente de voir, les fleurs à travers les yeux de Mapplethorpe.

Derrick Cross, 1983
La critique la plus persistante de l’œuvre de Mapplethorpe concerne son traitement des hommes noirs, l’un de ses sujets favoris. Dans ses portraits de célébrités comme ses tableaux BDSM, il accordait un certain pouvoir à ses sujets, laissant leurs identités remplir le cadre. Même si ses photos sexuelles se focalisaient sur certains aspects de la personnalité de leurs sujets et en excluaient d’autres, elles donnent l’impression d’une performance volontaire. En revanche, de nombreuses images de Mapplethorpe mettant en scène des hommes noirs ont davantage en commun avec ses natures mortes de fleurs. Ce sont des exercices formels, des explorations de la lumière, des formes, des textures et de la composition. Mapplethorpe utilisait les hommes comme des matières premières, en mettant en valeur des angles choisis et réalisant des cadrages abstraits de leurs corps, révélant ainsi une dynamique troublante et exotisante entre lui-même et ses modèles. C’est une chose d’appliquer ce traitement à une fleur, dont les pétales n’ont ni corps ni âme, et c’en est une autre de séparer une cuisse, un pénis ou une omoplate de la personne à laquelle elle appartient.

Thomas, 1986
Dans son introduction de Z Portfolio, une série des photographies d’hommes noirs, Edmund White – lui aussi blanc et homosexuel – décrit les images de Mapplethorpe comme étant irresponsables, mais les pardonne parce qu’elles expriment un désir sincère. On ne peut pas choisir ce qui nous attire, plaide White, et il serait plus grave de se censurer et de priver le monde de belles images que de risquer d’afficher des attitudes dégradantes ou même racistes. Ces photos n’ont toutefois pas à se faire pardonner de quoi que ce soit pour mériter d’être contemplées – les questions d’exploitation et de chosification sexuelle qu’elles soulèvent sont plus importantes que jamais. Elles attirent l’œil par l’esthétisme de leurs compositions, leur profondeur et leur texture, mais en même temps révèlent une dynamique complexe et troublante à laquelle le spectateur sera forcé de réfléchir. Elle n’offrent aucune réponse, et ce n’était pas là l’intention de Mapplethorpe. Il n’avait même pas l’intention de soulever ces questions – ils souhaitait seulement voir les choses d’une certaine façon. Sa pratique était, de son propre aveu, égoïste. Il se donnait priorité dans son travail, et sa quête méthodique de désir et de perfection a produit un corpus qui, des décennies plus tard, continue de troubler, de provoquer et de séduire.
- Texte: Adam Wray
- Photographie: Robert Mapplethorpe Foundation