Fiorucci en 10 images

L’héritage romanesque, intemporel et sexy d’un grand créateur milanais

  • Texte: Giangluigi Ricuperati

Elio Fiorucci (1935-2015) fut une figure majeure d’un mouvement fictif. Reflet de la période révolutionnaire des années 1965-1970 – alors que s’effaçaient les frontières entre « grand art » et art populaire à grand renfort de chansons, de photos, de mouvements, de slogans, de collaborations et d’idées –, son travail aurait pu être décrit comme de la « pop fashion » postmoderne. Ses œuvres visuelles étaient librement inspirées d’artistes comme Andy Warhol, Roy Lichtenstein et Alex Katz, et de designers tels Ettore Sottsass. Chez Fiorucci, l’instinct formel de ces influences se condensait en des motifs encore plus simples, conjuguant le naïf au symbolique et l’érotique au kitsch. Marketeur visionnaire et précurseur d’Instagram au temps de la Guerre froide, il exhibait le fruit de son imagination sous forme de publicités et d’autocollants audacieux truffés de références, marquant l’esprit de toute une légion de jeunes gens. Sa première boutique ouvrit ses portes à Milan en 1967, suivie de plusieurs autres adresses à travers le monde. La marque fétiche continua à faire des adeptes tout au long des années 70 pour atteindre son apogée au début des années 80, teintant l’imaginaire d’au moins deux générations d’adolescents de par son esthétique inimitable.

Si le style déjanté de Fiorucci trouve encore une résonance aujourd’hui, c’est peut-être à cause de l’amour qu’il vouait aux détournements graphiques et à l’illustration en général. Après tout, ne vivons-nous pas à l’ère de la fantaisie illustrée? Fiorucci incarne aussi cette époque où tout s’amalgamait pour la première fois. Pour prendre la mesure du patrimoine légué par Elio, il suffit de jeter un coup d’œil aux autocollants Fiorucci produits en collaboration avec la maison d’édition italienne Panini, qui sont aujourd’hui devenus l’une des signatures emblématiques de la marque. « Il faut cacher la profondeur à la surface », affirmait l’écrivain Hugo Von Hoffmansthal. Suivant cette devise, on pourrait voir Fiorucci comme un micro-portraitiste dépeignant les abysses de notre tissu social.

La première, dernière et seule fois où j’ai rencontré Elio Fiorucci, c’était à Milan, par un jour brumeux de novembre 2011, sur la scène d’un petit théâtre situé près du Duomo. Il était doux, timide et concentré, puisqu’il s’apprêtait à raconter l’histoire d’Ettore Sottsass, son héros de tous les temps. Juste avant de prendre la parole, il m’a submergé de centaines d’autocollants – un généreux rappel de ce qu’on appelait jadis « l’usine milanaise d’idées et de formes ».

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La montée en puissance de la marque s’est faite dans les années 70, même si son nom demeurera toujours associé aux années 80. L’une des icônes de l’époque, la princesse Diana, fervente aficionada de la marque, allait jusqu’à passer des commandes spéciales au designer. En entrevue quelques années plus tard, Elio déclarera : « C’était très gratifiant de savoir que, sans ces pantalons, une princesse serait malheureuse.

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Si nos rêves nous parvenaient par la poste, leurs timbres ressembleraient sans doute aux autocollants Fiorucci : de superbes microcosmes aux couleurs éclatantes. Panini, éditeur modénais connu pour ses albums d’autocollants, a marqué l’imaginaire de plusieurs générations de pré-ados italiens avec ses mini-chefs d’œuvre de papier adhésif. Bien que réputé pour ses autocollants à l’effigie des joueurs de football italiens, Panini a saisi l’opportunité d’étendre ses tentacules vers le monde de la mode, alors que les Armani et Ferré de ce monde régnaient sur l’opulente Italie des années 80. Elio Fiorucci, virtuose du pop art, était l’artiste tout désigné pour ce projet. Ces autocollants sont maintenant devenus de précieuses pièces de collection pour les adeptes de la marque, et une relique culturelle pour chacun de nous, témoins impérissables de l’imagination colorée et débordante de Fiorucci.

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Lancée en 1984 dans les kiosques à journaux, la collection de Fiorucci comprenait originalement 200 autocollants répartis selon six catégories : Fiorucci Story, Electron, Pin-Up, Romance, Dance et Swim. Chaque autocollant est un véritable chef-d’œuvre miniature, recelant tellement de références tacites et explicites que chacun pourrait servir d’outil pédagogique. Une seule image peut à la fois renvoyer à la culture pin-up, à Alex Katz et, bien sûr, à Roy Lichtenstein.

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Tout droit sortie d’une autre époque, cette campagne marque un changement de perception du public quant à la notion de nudité – et a valu à M. Fiorucci un appel de la part de l’autorité italienne de régulation de la publicité, l’accusant de promouvoir « la violence envers les femmes ».

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L’un des plus proches et fidèles collaborateurs de Fiorucci fut Oliviero Toscani, qui a complètement révolutionné l’affichage grand public. Toscani fut le premier publicitaire à utiliser des images dramatiques et journalistiques au profit d’une marque. On lui doit notamment une campagne controversée signée Benneton, montrant une célèbre photo de David Kirby, activiste de la lutte contre le sida, sur son lit de mort. Dans les années 70, la campagne Jesus Jeans de Toscani a aussi choqué l’Italie en juxtaposant des passages de la Bible à des jeans taille haute suggestifs. Avec cette superbe photo, Toscani et Fuiorucci ont créé une association entre la culture graffiti – un univers illicite et underground qui commençait à peine à émerger – et le jean skinny.

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Elio Fiorucci a pris part à l’événement Canale 150, qui soulignait les 150 ans de l’Unité italienne en invitant de grands penseurs italiens à parler de leurs idoles. Fiorucci a jumelé son héros à son format de prédilection en créant un autocollant format géant à l’effigie d’Ettorre Sottsass. Il a ouvert sa conférence en ces mots : « J’ai eu la chance inouïe de le connaître au début de ma carrière, quand j’ai ouvert ma boutique à San Babila. Parce qu’Ettore représentait Milan dans les sphères de la culture et du design, il fut l’un des plus importants personnages de l’histoire culturelle de l’Italie, mais aussi l’un des plus connus et des plus aimés. Pour mon plus grand bonheur, nous nous sommes rapidement trouvé des intérêts communs, puisque je me passionnais pour le design et l’architecture et que je songeais déjà à vendre des vêtements, mais aussi des objets design. Il m’a donc invité à son studio, et c’est ainsi qu’est née notre petite amitié. »

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Ensemble, Mendini, Alchimia, Memphis et Fiorucci ne pouvaient être qu’une combinaison gagnante. Après tout, les années 80 représentaient l’apothéose de l’attitude détournée postmoderne, et Fiorucci était lui-même philosophe à ses heures – en plus d’être l’un des meilleurs clients de Mendini.

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Fiorucci n’était pas du type nostalgique. Son obsession pour Warhol a bien vite contaminé Keith Haring, l’un des grands héritiers de la dynastie pop, qui à la fois s’inspirait de l’imagerie de Fiorucci et inspirait celle-ci.

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En 1983, Madonna, qui venait tout juste de lancer son premier album éponyme, fit sa première apparition publique majeure au Studio 54 de New York. Vêtue de bleu, la chanteuse a performé sur scène après avoir surgi d’un énorme gâteau bleu et rose.

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Dans l’univers d’Elio Fiorucci, Warhol était présent même quand il n’y était pas. Exploding Plastic Inevitable aurait été un nom tout indiqué pour le groupe rock alternatif de Fiorucci… si le grand maestro ne se l’était pas déjà approprié. Le fait qu’on pouvait encore, alors, pasticher Andy sans se faire juger illustre bien toute la candeur de cette période. Il faut dire que c’était la belle époque : le 20e siècle dans toute sa splendeur, avec tous ses personnages plus grands que nature – et il s’avère qu’Elio aimait bien frayer avec des demi-dieux.

  • Texte: Giangluigi Ricuperati