Tout ce que Jia Tolentino touche se transforme en référence absolue

Le premier recueil d’essais de la rédactrice attitrée de The New Yorker est à couper le souffle

  • Entrevue: Haley Mlotek
  • Photographie: Andrew Jacobs

«Cela faisait un moment que je n’avais pas écrit quelque chose qui rendait les gens fous», m’a récemment confié Jia Tolentino. Nous étions assises dans son appartement de Brooklyn quand Luna, sa chienne bien-aimée et agitée d’une race géante mystérieuse, et que Jia croit être issue d’un croisement de saint-bernard et de chihuahua, a essayé tant bien que mal d’attirer notre attention. «Je n’ai pas écrit ou publié quelque chose de problématique par accident depuis longtemps», m’a-t-elle expliqué. «Je me suis attendrie avec le temps. Comme une personne qui est déménagée à Los Angeles, mais sur Internet».

Avec tout le respect que je dois aux gens qui vivent à Los Angeles, je sais de quoi elle parle. (Et avec tout le respect que je dois aux gens qui vivent à Los Angeles: vous savez ce qu’elle veut dire.) J’ai rencontré Jia il y a cinq ans, quand nous sommes déménagées à New York toutes les deux pour des emplois semblables. C’était la première fois que je discutais avec une personne comme Jia — elle était décontractée et curieuse, rapide et imprévisible. Je ne sais jamais de quoi elle pourra me parler, mais je sais que chaque parole me semblera aussi vraie que la gravité. Lorsque vous parlez à Jia de ses idées, déterminer si une chose est bonne ou mauvaise n’a aucune importance. Elle cherche toujours à élucider les questions et elle y parvient, car elle demande toujours à son interlocuteur ce qu’il veut dire.

Aujourd’hui, avec la publication de son premier livre, Jia s’est posé la question à elle-même et elle y a répondu. Trick Mirror: Reflections on Self-Delusion (Miroir trompeur: réflexions sur les illusions) est une collection de neuf essais que seule Jia peut écrire sur les thèmes qui la préoccupent — la vérité et la beauté, la solidarité et la moralité, les héroïnes littéraires et les vedettes de la pop, les formes spirituelles et littéraires d’euphorie, ses amours et sa Luna.
L’écriture de Jia surprend ses lecteurs par sa rapidité. Chaque phrase a le même effet sur votre esprit que lorsque vous crevez du papier à bulles. En tant que collaboratrice à la rédaction de The Hairpin, Jia a écrit des textes sur la musique, la beauté, le pouvoir et les chansons pop; et en tant qu’éditrice déléguée de Jezebel, elle a écrit sur l'adolescence et la maturité, le genre et la féminité, la transcendance et l'ambiguïté. Actuellement rédactrice attitrée pour The New Yorker, les sujets de réflexion de Jia ont porté sur presque tout: le vapotage, Shen Yun, la marque de vêtements d’athleisure Outdoor Voices, les routines de soins de la peau, le travail d'Ovid, le film Belles à mourir, la musique de Carly Rae Jepsen et certains mèmes vraiment ridicules.

Jia porte pull Givenchy. Image précédente : blazer Gucci et pantalon Gucci.

Quand je pense à son écriture, c’est son style en tant qu’intervieweuse qui me vient en premier. Jia s’est intéressée à de nombreuses personnes différentes (comme des médecins pratiquant des avortements au troisième trimestre de grossesse et les femmes qui font appel à leurs services, ainsi que la longue série «Interview With A Virgin» pour Jezebel, dans le cadre de laquelle elle a étonnamment bien interviewé un homme qui avait eu des relations sexuelles avec un dauphin). Les entrevues de Jia sont remarquables, tant pour sa façon curieuse et respectueuse de parler à ses interlocuteurs, que pour les petits miracles qu’elle opère quand elle traduit leurs pensées en mots.
Zadie Smith, a déjà fait l’éloge du livre en disant qu’il l’avait remplie d’espoir; Patricia Lockwood a dit qu’elle trouvait du réconfort dans la prose écrite par Jia. Mais que ressentiront les lecteurs quand ils liront Trick Mirror? J’ai été étonnée d’être émue par certaines choses. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce qu’une histoire sur la participation à une émission de télé-réalité et à un concours du plus gros mangeur de mayonnaise me fasse pleurer. Certaines idées sont susceptibles de vous mettre en colère, comme Jia l’avait prédit. La prudence des opinions de Jia et la richesse de ses mots peut, je l’admets, vous faire mal au coeur. Ce moment de conscience peut se produire peut-être parce que vous vous êtes découvert un nouveau point sensible, ce qui vous prouve que vous êtes plus sensible que vous ne le croyez. Peut-être qu’il s’agira du changement de température dont vous avez besoin pour faire l’expérience du monde de la même façon que Jia. Je n’en sais rien. Je lui ai plutôt posé des questions à propos des sous-entendus et des escrocs, d’écriture et de lecture et du capitalisme et de la beauté. Pendant toute la durée de notre rencontre, Jia ne pouvait pas s’empêcher d’essayer de me poser des questions — j’ai fait de mon mieux pour répondre franchement avant de ramener la conversation vers la question de départ.

Haley Mlotek

Jia Tolentino

Trick Mirror possède un caractère inédit — plusieurs de ces essais portent sur des idées et des thèmes sur lesquels tu as écrit au cours des dernières années. Tu ne reviens pas exactement sur les mêmes thèmes, mais tu revois certains concepts déjà abordés.

Je trouve que lorsque j’écris un texte, il concerne un sujet, mais en réalité c’est à propos d’autre chose, et _qu’en fait c’est vraiment_à propos d’autre chose. Il y a un sous-groupe fixe de choses dont je veux vraiment vraiment parler, et je continue de revenir sur ce que je veux dire explicitement pour atteindre ce troisième niveau. J’ai commencé à rédiger certains essais alors que je travaillais pour The New Yorker. Je songeais déjà à écrire un essai pour mon livre pour la moitié de ceux-ci, puis quelque chose se produisait et je me rendais compte que je réfléchissais déjà à ce sujet depuis six mois. J’écris uniquement sur les sujets auxquels je réfléchis.

Pourquoi as-tu décidé de publier une collection d’essais comme premier livre?

I think I picked the essay form because I was worried. I’m always worried about tainting things by being conscious of them. Especially the most personal one in there, the ecstasy one. I was like: by externalizing this incredibly personal calculation I’ve been running for years about divinity and transcendence and desire, am I sullying that actual curiosity in myself? And then I wrote it and it was like: no, not at all. You aren’t even close to figuring it out. I will still be trying to figure this out forever. The book captures, I think, eighteen months of really intensely trying to seize my flow of questioning. It was a relief to realize I didn’t actually figure anything out. I’ve been feeling a little bereft since finishing the book; not really bereft, but I don’t have an avenue for all of those thoughts I’ve been churning through. It was satisfying to feel like you’re figuring things out so intensely, and that was part of what was pleasurable and torturous to write this book.There are just certain things I still feel very unsatisfied about in my own writing. I’m unsatisfied by the idea that there’s something to be argued into the light. There’s a whole realm of discussion that is beyond argument. That’s one of the reasons I can’t write fiction now, because my brain has gotten so good at arguing. That’s so not what fiction is for.

Je suppose qu’il s’agit d’une contribution que tu apportes sur le moment, et qu’ensuite, tu peux y revenir si tu as de la chance. Quand j’ai lu Trick Mirror, les essais ne m’ont pas semblé argumentatifs, mais très persuasifs. Ils ont un caractère philosophique.

Quand on me demande ce que je veux que les gens «retiennent» du livre, je réponds «rien». Pas rien. En fait, mon cerveau essayait d’inhiber mon grand sens de l’argumentation.

Exactement. Le sens du titre est que toute réflexion possède une réflexion contraire, et que chacune de ces réflexions peut être aussi vraie que l’autre.

Oui. J’ai notamment écrit sur le fait que j’ai toujours l’impression que toutes les choses auxquelles je pense sont probablement erronées. Par exemple, je me considère comme une personne extrêmement décontractée. Je pourrais avoir complètement tort. Je n’en sais rien.

[Silence tendu]

Pendant un an et demi, j’ai consacré tout mon temps à une tâche vraiment stressante!

Je voulais te demander si les essais de ton recueil ont un point en commun. En lisant, il m’a semblé qu’ils tournaient tous autour de l’abus des bonnes choses.

Peut-être. Je suis extrêmement sensible au plaisir et à la satisfaction. J’ai une tendance à l’excès.

À mon avis, tous les essais sont reliés. Tu passes d’un essai sur l’euphorie religieuse et l’ecstasy à «The Story of a Generation in Seven Scams» (L’histoire d’une génération en sept arnaques). Il y a des références à des gens comme Jeanne D’Arc qui étaient considérés comme des hérétiques à leur époque, puis reconnus comme des martyrs. Quand je lisais, je me suis demandé si l’essai «Trick mirror» de la collection disait que chaque escroc est un prophète pour quelqu’un, et que chaque prophète est un escroc pour quelqu’un.

Euh. Ouah, Haley.

Est-ce que tu pensais la même chose?

Non, pas du tout. Mais… oui, inconsciemment, je le pensais clairement.

Dans ton essai sur la télé-réalité, tu te décris comme pleine de candeur, même si tu réfléchis aussi beaucoup à ton discours.

Je me mens à moi-même quand j’affirme ne pas y réfléchir. Cependant, ces réflexions ne font pas partie de mes idées. Si tu ne m’avais pas dit ça aujourd'hui, je m’en serais probablement rendu compte seulement dans deux ans. J’écris en partie parce que je crois que cela m’aidera à prendre conscience des choses plus tard. Je me laisse des indices. À mes yeux, l’essai sur la télé-réalité en particulier comportait de nombreuses prises de conscience. Je croyais vraiment que des choses bizarres me sont arrivées et maintenant je me dis non, je joue activement avec elles et je crois mériter une expérience étrange plus intense.

Tu as dit que le récit «Ecstasy» est le plus personnel de la collection.

Je suis un peu inquiète à l’idée que les gens avec qui j'ai grandi le lisent. J’ai toujours peur d’être méchante. J’ai omis beaucoup de faits dans l’histoire pour cette raison. J’oublie aussi que de dire que les idéologies politiques des gens avec qui j’ai grandi se résument à profiter d’une faible imposition et reconnaître la légitimité sans réserve de la guerre est pour moi accablant, alors que pour eux, c’est parfaitement vrai.

Voilà un autre exemple dans lequel la qualité morale de la langue dans une description exacte ressemble à un jugement de valeur. Cependant, le jugement existe seulement dans ce que nous ressentons face à l’énoncé.
Néanmoins, je suis curieuse, car l’essai qui me semble le plus personnel est «Reality TV Me» (Mon expérience de télé-réalité). Tu écris sur le fait de réaliser à quel point tu croyais avoir besoin de mériter le regard des autres et sur les Madames Bovary de ce monde, des femmes détruites par ce qu’elles croient vouloir. Puis, il y a également l’influence de Simone Weil, qui était convaincue que l’attention correspondait à la plus haute forme de grâce. L’idée de l’attention étant à la fois destructive et transcendante semble personnelle et stressante.

Peut-être que le poison auquel je pense est introduit seulement aux moments où une personne prétend être l’autre. Comme lorsque le besoin d’attention est dissimulé. Je me suis construit un mécanisme — pas seulement parce que je suis une femme, mais en essayant d’être cool — de faire semblant de ne pas me soucier de l’attention qu’on m’accorde, alors que c’était important pour moi et que ça l’est toujours. L’attention dont parlait Simone Weil était différente; c’est sa modernisation qui en fait un poison. Sa version de l’attention était directe, physique et de personne à personne. Les systèmes dont nous disposons maintenant ne sont que des moyens artificiels de la multiplier. J’y ai pensé récemment quand j’ai essayé de ne pas utiliser les réseaux sociaux pendant un mois. Finalement, j’ai compris que je voulais diviser mon attention entre mon travail et mes amis.

Trick Mirror concerne essentiellement les attentes quant à la lecture et à la rédaction de publications pour femmes. Et de la même façon que tu as dit qu’un lecteur s’attend à apprendre ou à retenir quelque chose d’un livre, je crois que c’est un peu la même chose pour un média féminin, peut-être autant pour les éditoriaux que les lecteurs.

Il existe une croyance éditoriale de ce qu’un média pour femmes est ou devrait être, puis il y a l’idée que le lecteur se fait. Je crois que tout cela se reflète à travers les systèmes dans lesquels les médias en ligne pour femmes ont vu le jour, c’est-à-dire l’amplification des réseaux sociaux. Tout revient à la question de savoir si je suis bonne ou méchante. Est-ce un discours féministe ou non? L’expression «trick mirror» apparaissait dans un essai que j’ai écrit en 2015 sur comment ce à quoi les femmes s’attendent d’un site Web féminin correspond à ce qu’on leur a appris à vouloir pour elles-mêmes. La capacité de se considérer comme parfaite, tout en se trouvant constamment des défauts. À l’époque, je n’étais pas consciente que cela dénotait de l’anxiété à propos de ce que je faisais. J’essayais de trouver toutes les lacunes dans mon raisonnement de façon à être pardonnée.

Dans le même essai, tu parles de cette vision binaire — es-tu bonne ou méchante — et de comment ce que tu lis ou les gens que tu fréquentes ou peu importe, n’est qu’une façon de le confirmer. À un certain point, le langage bascule vers autre chose, quelque chose qui sert de justification morale. Le langage féministe qui s’applique aux femmes de l’administration de Trump en est un exemple extrême; il véhicule la croyance que toute femme au pouvoir doit aider la cause des femmes.

Une des plus grandes réalisations des médias féministes a été de mettre en lumière le fait que chaque fois que le monde diabolise une femme, souvent ce n’est pas parce qu’elle a fait quelque chose de mal. C’est généralement parce qu’elle tente de vivre comme une personne à l’extérieur de l’espace domestique, et cætera. Mais maintenant ça a changé, et rien que parce qu’une grande part de la critique n’est pas fondée… j’ai un peu peur de le dire, mais maintenant si vous faites l’objet de critiques, c’est automatiquement parce que vous faites quelque chose de bien.

Il y a un moment, nous disions qu’agir de façon irréfléchie n’est pas mal en soit — ce sont des choses qui arrivent — cela s’explique par le fait qu’il était juste d’agir de façon irréfléchie ou que ce n’était pas un signe de méchanceté en soi. Se sentir blessé peut être une bonne chose. Non pas dans le sens que nous devons nécessairement attribuer une qualité morale à chaque humeur, mais ces points sensibles révèlent quelque chose. Pourquoi es-tu inquiète de parler des lacunes du féminisme?

Bien…tu sais…

[Rire inconfortable]

Tu l’ignores? Il y a plusieurs raisons. Un de mes essais, «The Cult of Difficult Women» (Le culte des femmes difficiles) concerne trois livres qui ont été bien reçus pour les bonnes raisons, et je ne veux pas être mesquine. J’en suis encore consciente après avoir travaillé pour Jezebel qu’il est facile de faire des erreurs et de faire des réflexions mesquines.
C’est bien d’être inquiète à propos de certaines choses. Cela signifie que vous croyez qu’elles sont importantes. Ce que j’ai particulièrement aimé des propos d’Ellen Willis, c’est que c’était une grande féministe et une grande critique du féminisme. J’ai inclus un de ses essais au programme du cours que je donne en ce moment à Columbia, celui dans lequel elle avoue que les musiciens de Sex Pistols l’allument. Elle disait ceci: «Il me semble que trop de personnages culturels féminins étaient simplement passés d’essayer de faire plaisir aux hommes à essayer de faire plaisir aux femmes. Je crois que le discours féministe post-Weinstein est fondamentalement indissociable du discours dominant actuel; il ne concerne pas, à bien des égards, le monde sur lequel j’ai écrit mon essai il y a deux ans. Cependant, il avance cette idée que le désaccord est fatal au féminisme. Cette dissidence et ce désaccord sont perçus comme destructifs, et non constructifs. Mais peut-être que ce n’est plus vrai aujourd’hui.

En parlant de qualité morale: crois-tu que l’argent c’est mal?

Non, c’est seulement la façon dont les gens s’en servent. Qu’en penses-tu?

Dans ton livre, tu parles beaucoup de la façon dont l’argent mène naturellement à la corruption.

Je crois que c’est vrai. Si la question est: _ est-ce que je crois que l’argent mène naturellement à la corruption?_, la réponse est oui. Je pense effectivement que personne ne devrait gagner plus d’un million de dollars par année. L’argent, au-delà d’une certaine limite, c’est toujours mal. Mais l’argent, jusqu’à une certaine limite, est essentiel. C’est la santé, la liberté, l’autodétermination, et je suis persuadé que lorsque ces choses sont liées au marché qu’elles se gâtent.

Peut-être que l’argent est gagné trop facilement. Peut-être qu’il faut se poser des questions sur le concept de capital. Certaines personnes peuvent gagner et gagnent de l’argent grâce à ce capital, mais la valeur de la célébrité va au-delà de celle de l’argent. Comme tu l’écris dans tes essais sur les médias pour femmes, il existe une marchandisation des relations entre les gens, alors qu’elles sont supposées s’établir de bon gré. Le marché que tu décris les transforme en quelque chose de matériel et de transactionnel.

Cela existe même dans les relations strictement hors ligne. La question de capital revient dans toutes les relations. Ce n’est pas que les amitiés ne peuvent pas servir de voie d'avancement. C’est ce sentiment que quelque chose de bon est en train d’être monétisé. C’est plus le caractère scandaleux de la chose — inconsciemment, on sait toujours ce qui a pris le dessus. Quand quelqu’un est sur les réseaux sociaux par obligation ou par réflexe, et ne cherche pas à établir et à entretenir des relations, c’est toujours évident. Ces deux choses peuvent coexister sans nécessairement se nuire, mais lorsqu’un réflexe est présent, l’autre l’accompagne toujours.

C’est probablement davantage lié à ce que tu as écrit qui disait que tu ne penses pas consciemment aux réseaux sociaux, car cela contribue à la folie. Donc, à quoi se résume la raison quand il s’agit de livrer une version de toi-même en performance?

Je crois que la raison correspond à l’état d’inconscience. Une réflexion pure qui ne peut être que le fruit de l’inconscience. J’ai cherché à y arriver de plusieurs façons. J’y suis arrivée avec la religion, avec les drogues et en épuisant mon cerveau par l’écriture. J’y arrive lorsque je suis complètement absorbée, soit par la solitude ou par quelqu’un que j’aime. Mais je crois mener une recherche holistique intense de quelque chose de plus en plus dur à trouver dans les systèmes dans lesquels nous vivons. C’est peut-être pour cela que je suis autant sur mes gardes. C’est peut-être pour cela que j’écris. Peut-être est-ce davantage une question d’évitement. Comment définirais-tu la raison?

ah...

Comment la décrirais-tu comme je n’arrive pas à l’expliquer.

Spontanément, je te dirais qu’elle correspond au contrôle.

J’aillais justement dire que tu allais répondre le contrôle!

Oui, je peux donner mon avis moi aussi. La raison pour laquelle je crois que la réponse révèle ma pensée est qu’elle implique que je crois ou que nous définissons la folie comme quelque chose de toujours présent, et que la raison consiste à la contrôler. Lorsqu’on écrit à propos de soi, on a l’impression de contrôler la façon dont nos idées seront interprétées. Mais les choses ne se passent pas comme ça. Pensez à tous ces écrivains qui révèlent leurs pires côtés alors qu’ils croient être en train de se défendre. Ils révèlent le fond de leur pensée. En disant que la raison équivaut à garder le contrôle, je révèle clairement l’idée que j’ai que le contrôle nous permet d’accomplir notre rôle.

Il y a des choses hors de notre contrôle que nous percevons mal. C’est drôle, j’ignore pourquoi, mais je savais que tu allais répondre le contrôle. Je parle d’inconscience et toi, de contrôle. Ce sont les pulsions de base qui dictent notre façon de nous comporter dans le monde. Ce n’est pas comme si j’étais constamment inconsciente et que tu étais hyper contrôlante, c’est plutôt une affaire d’esthétique profonde. Un but à atteindre pour nos cerveaux.

Ce que j’ai réussi à déterminer à ce jour quant au sujet de mon livre, c’est qu’il a une force d’impulsion — il y a un avantage à se voir soi-même, à se cibler précisément, et je crois que cela nous a éloignés de qui nous sommes vraiment. Tous les systèmes du monde nous confinent dans ces identités près précises, c’est pourquoi il paraît impossible de connaître notre identité. Chaque lecteur potentiel est impossible et faux. En même temps, le désir de le trouver existe pour une raison réelle et significative. Es-tu allée chez le coiffeur?

J’ai fait teindre mes racines.

J’adore ça.

Merci, j’ai aussi changé la couleur, donc ils sont vraiment blonds. Bon nombre de mes opinions politiques sont basées sur des idées féministes, mais le féminisme n’est pas le moteur de mes opinions politiques, si je peux dire.

C’était notre porte d’entrée à bien des égards, pas vrai?

Il peut s’exprimer de tellement de façons… je réfléchis beaucoup au désir de reconnaître ce qui a été fait avant moi et ce qui viendra après moi.

J’ai cette idée directrice qui veut que peu importe ce que je pense — et certainement peu importe ce que je pense du féminisme — la même chose a été faite tellement de fois avant moi. Toutes ces pensées ont été exprimées de façon plus pure. Dans mon essai sur l’auto-optimisation, «Always Be Optimizing» (Cherchez l'optimisation constante), je ne dis rien qui n’ait pas déjà été dit dans Le Deuxième Sexe.

J’ai écrit un essai à ce sujet en 2013 et nous étions à un point différent de l’économie de l’autosurveillance alors, mais le mélange de la déférence totale du féminisme avec ce qu’il faut pour que l’argent des femmes combiné avec la capacité quasi totale de diffuser soi-même du matériel… la chose la plus évidente à faire serait de réduire l’importance de la beauté, mais nous ne pouvons pas le faire, car la beauté est importante du point de vue économique. Je n’ai pas envie de blâmer les gens parce qu’ils font quelque chose qu’ils croient utile pour faciliter leur vie dans notre monde terrible. Donc, au lieu de réduire l'importance de la beauté, nous avons limité les conditions de conformité. Et tout cela coûte d’incroyables sommes d’argent.

Il s’agit de la même qualité morale dont nous parlions avec le langage, mais transposée au corps. Le fait d’avoir une belle peau ne se définit plus par ce qu’on y applique, mais signifie qu’on a réussi.

C’est pourquoi la beauté était un signe de vertu, alors qu’aujourd’hui elle est devenue une vertu en soi. La santé a été programmée comme une chose de valeur importante et une vision de beauté dans laquelle vous vous portez extrêmement bien, vous n’êtes pas stressée, vous buvez beaucoup d’eau et vous avez une peau parfaite. C’est une logique punitive. Malgré de très bonnes intentions, je crois que cela découle du féminisme. Une part du féminisme n’a jamais pu laisser de côté l’idée qu’une femme devrait être belle, belle de la bonne façon.

J’ai l’impression d’avoir décidé consciemment d’aimer la beauté et je ne crois pas renoncer à cette idée.

C’est pareil pour moi. Regarde combien d’argent nous dépensons sur nos cheveux! Nos racines sont belles!

Même en sachant à quel point cette idée est tordue, cela ne changera pas le fait que j’y suis fidèle! Je ne sais pas si je le ferai un jour! Ne sommes-nous tous pas nés vaniteux?

Certaines personnes sont plus vaniteuses et superficielles que d’autres. Cela vient en partie du fait d’avoir été un bel enfant. On m’a entraîné à croire que je voulais recevoir des compliments et que je voulais qu’on me dise que j’étais jolie, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mon livre au complet concerne peut-être ce type de connaissance: le manque total de connaissance pour changer nos croyances. Même en ayant tout compris ça n’a aucune importance, je suis toujours un monstre. J’en parle constamment! Je suis superficielle!

Une autre mauvaise croyance qui m’a été transmise est l’idée que les auteurs que j’aime n’ont pas pu faire autrement; ils devaient écrire. Cela ne rend pas justice au travail intense qu’ils ont accompli, et ce qui a été laissé de côté ou n’a pas été publié; cela restreint la portée aux simples mots imprimés sur les pages.

C’est une qualité que j’ai observée chez beaucoup d’auteurs que j’aime. Ils disent que c’était plus fort qu’eux, qu’ils devaient exprimer leurs idées avec des mots. Surtout Joan Didion, qui était attachée au concept d’évoquer la beauté en tant que fin en soi. C’est comme ça que je la vois en tant qu’auteure, et moins comme quelqu’un qui exprimait vraiment ses idées. En ce sens, l’écriture est une forme de contrôle et d’inconscience.

L’illusion est la préoccupation centrale soulevée dans le livre. Comment définis-tu l’illusion? Puis, quel est le contraire de l’illusion et comment définirais-tu cette notion?

Le fait d’avoir une idée profondément ancrée de soi ou de sa place dans le monde est profondément faux. Je crois que le contraire de l’illusion est le questionnement de soi, et je viens de me rendre compte que c’était évidemment pour cette raison que j’ai écrit ce livre. J’imagine que l’état contraire de l’illusion et celui de lucidité et d’humilité, et de dynamisme pour rendre justice au fait simplement incroyable d’être en vie.

Cette conversation a été condensée et éditée par souci de clarté.

Les textes de Haley Mlotek’ ont été publiés notamment dans The New York Times Magazine, ELLE, The Globe and Mail et Hazlitt. Elle écrit actuellement un livre sur la romance et le divorce.

  • Entrevue: Haley Mlotek
  • Photographie: Andrew Jacobs
  • Traduction: Kimberly Grenier-Infantino
  • Stylisme: Mark Jen Hsu
  • Coiffure et maquillage: Rei Tajima
  • Date: 7 août 2019