Séjour en camping: récit de l’incursion de la mode dans la nature

Zoë Schlanger se penche sur l’esthétique anthropocène, le Gore-Tex, l’écoanxiété et l’ironie des chaussures de randonnée blanches

  • Texte: Zoë Schlanger
  • Photographie: Rebecca Storm

À la fin des années 80, mon père fabriquait des roues pour une compagnie de cyclisme. Cette entreprise avait une entente avec Patagonia, qui était toute jeune à l’époque: leurs employés pouvaient se procurer des roues à rabais, si ceux de la compagnie de cyclisme pouvaient obtenir du molleton à bas prix. Deux cultes du plein air qui s’admirent mutuellement.

C’est ainsi que la version rouille avec glissière intégrale du premier blouson de molleton Patagonia est devenue le premier souvenir que j’ai des vêtements de mon père. L’extérieur était lisse et il y avait des bouloches de molleton drôlement épaisses à l’intérieur, comme une peau de mouton. Quand j’ai eu l’âge d’enregistrer l’image, il boulochait de partout et était recouvert de taches de peinture blanche. La meilleure photo du blouson que j’ai pu trouver en ligne est cette photo d’un jeune Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia, et du grimpeur Rick Ridgeway, rieurs. Ridgeway a une bouteille de champagne à la main. Aucune coupe en vue. Le duo se trouve apparemment quelque part dans la Péninsule Kenai en Alaska, ayant vraisemblablement tout juste terminé l’ascension d’une paroi verticale, au sommet du monde, sans doute à l’aide de pics à glace. Ils portent tous deux le blouson. La photo dégage ce sentiment de liberté et de témérité que nous recherchons tous aujourd’hui, alors que ce genre d’habits – vêtements d’extérieur, bottes de randonnée, équipement d’escalade, tissu mèche – vient de ressurgir dans le monde de la mode, là où la culture des grimpeurs des années 80 n’a jamais existé, juste à temps pour l’extinction globale de la nature sauvage. L’année où on aperçoit des manteaux Outdoor Research sur la ligne F, des Hoka One sur les passerelles de Collina Strada, et dans des pubs de baskets branchées à thématique de camping. L’année où Frank Ocean se pointe à la Paris Fashion Week vêtu d’un chapeau Arc’teryx et d’un manteau Mammut.

C’est définitivement rétro, ce qui est tout à fait approprié: c’est rétro de la même manière que la contrée sauvage est rétro.

L’appel du plein air à l’heure du déclin écologique

C’est une esthétique chargée, riche en accessoires, mais qui évoque la pureté, la promesse de la nature sauvage, la simplicité radicale d’une campagne sereine. Du genre tout ce dont tu as besoin est d’un sac à dos, pas vrai? Juste toi et notre belle terre verte et ta bouteille d’eau personnalisée dans un sac-ceinture en nylon Prada à 750 $ US.

On pense aux veaux de la Bible, maigres et tendineux aux suites d’une ascension verticale, possiblement écorchés à quelques endroits contre le granite brut d’une paroi rocheuse au sommet du mont Kathadin. Vous savez, celui où les sources jaillissent du sol dès que vous arrivez au-dessus de la ligne alpine? Vous avez utilisé votre bouteille LifeStraw pour vous abreuver à l’une de ces sources, mais vous n’en aviez probablement pas besoin, la nature y étant à ce point immaculée. L’essence pure du Maine.

Mais au milieu de cette enveloppe de tissu mèche, sous votre cocon Nike Gyakosou, se cache une sombre réalité: tous les vêtements synthétiques, incluant le molleton, sont faits de plastique, un dérivé du pétrole. Comme Jamie Lauren Keiles l’a écrit, «À l’heure du désespoir de masse néolibéral, qu’est-ce qui est plus sensé qu’un manteau tricoté de pétrole qui se fait passer pour une option écologique? Qu’est-ce qui est plus luxueux qu’un pur os de dinosaure?»

Mais ce n’est pas uniquement la manière dont ces vêtements viennent au monde. C’est la manière dont ils vivent sur la planète. À toutes les fois que vous lavez un matériau synthétique, il perd des dizaines de milliers de microfibres. Une étude effectuée en 2016 démontre que 6 kg (13 lb) de pulls en acrylique perdent en moyenne 729 000 fibres par cycle de lavage dans une machine à laver conventionnelle. Comme toute l’eau domestique, ces fibres finiront éventuellement dans l’océan.

L’an dernier, des scientifiques ont publié une étude dans le cadre de laquelle ils ont jeté un coup d’œil à l’intérieur de l’estomac de 102 tortues de mer, appartenant aux 7 espèces de tortues de mer de la planète. Chacune d’elle avait mangé du plastique. Et la grande majorité des fibres repérées dans leurs estomacs étaient de nature synthétique. On a réussi, nous avons bourré les estomacs de toutes les tortues avec du molleton et du tissu mèche.

Ensuite il y a ce problème d’hydrorépulsion, cet attribut sacré que possèdent les vêtements hautement techniques. La version courte est que la technologie qui fait en sorte que les vêtements sont imperméables a engendré la plus importante crise de contamination d’eau au monde depuis le DDT.

La version longue est que des dizaines de milliers de personnes à travers la planète ont inconsciemment ingéré des produits chimiques perfluorés dans leur eau, un sous-produit provenant de la manufacture de types d’enduits antiadhésifs (Teflon) et imperméables (Gore-Tex). De faibles niveaux de ces produits chimiques perfluorés, plus communément appelés PFAS, sont maintenant détectables dans le sang d’à peu près tout le monde. Les entreprises répréhensibles – particulièrement DuPont – connaissaient les effets nocifs potentiels sur la santé mais, comme pour Exxon et le réchauffement planétaire, ont décidé de ne rien dire pendant trop longtemps. Aujourd’hui, les études associent une exposition élevée aux PFAS à un risque de cancer accru, à l’infertilité et au retard de développement. On a récemment découvert qu’un groupe de jeunes hommes ayant été exposé à un site de PFAS à Veneto, en Italie, aurait de plus petits pénis et produirait de plus petites quantités de spermatozoïdes.

Gore-Tex a promis de bannir les PFAS de ses produits d’ici 2023.

Désexualisé, irrésistiblement laid, hautement fonctionnel: Queer ?

Il serait inexact de penser qu’il s’agit d’une mode masculine, bien que les hommes semblent en effet être à l’avant-scène avec leurs trousses Bivvy, leurs Camelbacks et leurs coutures étanches. C’est ce qui guette inévitablement la culture du survivalisme. Mais n’allons pas là pour l’instant.

Chaque sexe occupe une place sur la montagne mythique et les coutures étanches ne savent différencier les genres, n’est-ce pas? Même les tentatives des compagnies de plein air de «genrer» leurs propres produits nous apparaissent comme une plaisanterie – une couture ceinturée sur un empiècement de base par exemple. Ou alors la même chaussure de randonnée, mais «féminisée», dans un ton presque raisin, mais bruni, comme une saveur de gomme bazooka qui aurait des influences terreuses.

L’allure générale s’est valu le nom de «gorpcore,» un clin d’œil aux «bons vieux raisins secs et arachides», le jargon des randonneurs pour Trail Mix. Affreusement pittoresque, non? Eh oui, jusqu’à un certain point, il s’agit de l’équipement du papa-campeur. J’ai commencé cette histoire avec une anecdote au sujet de mon père, je sais.

Mais j’aimerais accorder une injonction: il s’agit historiquement et fondamentalement d’une mode lesbienne. Ces lesbiennes amatrices de camping qui portaient des mocassins Merrell dans les années 90 et des pantalons de pêche à glissière avec ceinture sanglée et des lunettes de soleil Oakley en forme d’amandes bien ajustées à l’aide d’un cordon. C’est l’esthétique Subaru. Le reste de la planète vient de se réveiller.

Oui, des mocassins Merrell, les flâneurs hideux de toute une génération sont bel et bien de retour. On trouve également des options chez Nike et Salomon. J’ai crié quand je les ai aperçus pour la première fois sur @organiclab.zip, un compte Instagram utile pour observer cette tendance. C’est sensé, d’une certaine manière les Crocs ont vu le jour pour que les mocassins puissent régner. Ces Crocs sont-ils faits pour l’hiver? Qu’est-ce que la mode si ce n’est pas une contorsion de l’imagination pour percevoir la beauté dans les silhouettes les plus curieuses? Personnellement, j’en suis très emballée. À titre d’enfant des années 90 de la banlieue boisée et lesbienne, on parle ici de mon héritage. Merci pour votre patronage.

La «solastalgie» et l’enjeu de la chaussure de randonnée blanche

Il n’est pas surprenant que nous recherchions ce sentiment de nature dans ce que nous portons. Le sentiment d’émerveillement, de paix et de tranquillité que l’on ressent en forêt, ou sur une rivière le matin, ou au sommet d’une montagne qu’on a grimpée nous-mêmes, à toute heure de la journée, est très bien documenté. Et la recherche confirme: des tonnes d’études scientifiques associent le temps passé en nature au bien-être général. Le simple fait de se trouver dans un endroit boisé renforce notre système immunitaire, et des sondages psychologiques ont démontré que de passer du temps en forêt pourrait réduire la dépression et l’hostilité. Les docteurs prescrivent des escapades en plein air à leurs patients.

C’est un sentiment de réalisation que nous recherchons, ce sentiment de vivre dans le moment présent qui se perd facilement dans un environnement urbain. La plus grande partie de notre vie se passe dans notre tête. Mais vous n’avez qu’à regarder une montagne dans toute sa grandeur pour réaliser que votre petit monde interne n’est que banalité. On nous rappelle ce dur labeur de l’époque géologique qui continue toujours aujourd’hui qu’on l’observe ou non, et dont nous n’avons pas vraiment été conscients jusqu’ici. Et pourtant, vous faites tout autant partie de cette vaste ligne du temps. «La nature qui nous entoure parle à l’homme d’une voix qui est familière à son âme,» a dit Alexander Van Humboldt, le géographe et naturaliste du 18e siècle qui a présenté à la classe scientifique européenne la notion de connexion des systèmes naturels – aussi connu sous le nom d’écologie. «Tout est interaction et réciprocité,» a-t-il dit, et donc la nature «donne un sentiment de plénitude», selon le livre d’Andréa Wulf paru en 2015 The Invention of Nature, un excellent récit de sa vie et de son œuvre.

Ce sentiment de plénitude est absent pour la plupart d’entre nous qui n’avons pas la chance d’être en contact avec la nature. Mais je crois que nous savons ce qui nous manque. Peut-on s’en rapprocher en portant des bottes de randonnée dans le métro? Je pense que oui. Ça nous rappelle qu’il a beaucoup plus à explorer.

…Et beaucoup plus à déplorer. En 2005, le philosophe australien Glenn Albtrech a inventé le mot «solastalgia,» pour décrire le type de deuil engendré par la perte de son environnement habituel, quand celui-ci change tandis qu’on reste immobile; les indicateurs de changements de saisons brouillés par les changements climatiques, ou de vastes étendues sauvages ravagées par les flammes, les arbres de votre enfance noyés sous les pluies torrentielles. Solstalgie est assez similaire à «nostalgie» pour évoquer le sentiment de désir que renferme le mot.

En 2017, l’American Psychological Association a fait de «l’écoanxiété» un diagnostic cliniquement légitime, traçant un plus grand cercle autour du sentiment de perte: il est possible de ressentir l’écoanxiété à distance et d’angoisser quant à la perte générale du monde naturel.

Si les vêtements de randonnée peuvent être vus comme un signal confus d’affinité envers la planète, une manière douce de manifester contre ce qui disparaît activement au profit du pétrocapitalisme, que fait-on d’une chaussure de randonnée blanche? Est-ce une dimension insolente de la dissonance cognitive ou la manifestation d’un nihilisme absolu? Dans le monde des chaussures de randonnée blanches, les contrées sauvages existent-elles toujours?

En effet, certains ont fait sortir la tendance de sa dimension utilitaire pour l’amener dans la sphère du libéralisme purement décoratif. Une collaboration Comme des Garçons Homme Plus x Nike a donné naissance à une basket enveloppée dans sa propre tente miniature, appelée «foot tent ». Des piquets de fibres de verre miniatures font flotter la tente à quelques centimètres au-dessus de l’empeigne de la chaussure. En théorie, quelqu’un qui porterait ces baskets Nike à l’intérieur de la tente Domey 3 de The North Face, par exemple, en ferait une poupée russe nouveau-genre. La tente en particulier comporte un imprimé de carte thermique qui fait que la structure semble être entièrement subsumée par des flammes orange. À l’ère de la multiplication des feux de forêt, existe-t-il meilleur moyen d’entrer dans l’abysse solstalgique tout en adhérant au thème?

Qu’on mette le feu à la planète. Ou pas! Ça va se faire tout seul.

Zoë Schlanger est une écrivaine établie à Brooklyn. Elle est journaliste attachée chez Quartz, où elle écrit au sujet des changements climatiques, de la pollution et autres catastrophes environnementales.

  • Texte: Zoë Schlanger
  • Photographie: Rebecca Storm
  • Stylisme: Romany Williams
  • Coiffure et maquillage: Carole Méthot
  • Modèles: Muna / Montage, Christian / Next
  • Assistance photo: Raymond Adriano
  • Assistant styliste: Kimberly Bulliman
  • Production: Jezebel Leblanc-Thouin, Ian Kelly
  • Traduction: Armelle Dubuc