Je mourrais pour toi,
Ann Demeulemeester
Ma lettre d’amour à la marque toujours en fleur.
- Texte: Arabelle Sicardi

Il existe une théorie expliquant le cycle de sorties d’albums des BTS, le band k-pop de l’heure. Sur quoi est-elle fondée? Un t-shirt Ann Demeulemeester créé en 2017 par Sébastian Meunier, qui faisait écho aux multiples pièces à texte brodé de sa prédécesseur. Eh oui, le t-shirt «I AM RED WITH LOVE» qu’a porté un membre du groupe en spectacle a tellement marqué ses fans, qu’ils ont, à partir de cette seule pièce, développé une théorie pour étayer leurs spéculations sur les tournées à venir. Partout sur reddit, weibo et Twitter, cette phrase simple était associée à un moodboard de thèmes, de cycles et de titres de chanson hypothétiques du groupe chéri. Une sorte de Beatlemania à saveur 2019. Bien que le t-shirt soit une diversion choisie par un styliste aisé, Demeulemeester aurait vraisemblablement été touché, compte tenu de l’influence que ses muses rockstars ont eu sur ses créations. Comme tout ce qui est percutant, la force du désir que suscite une pièce parfaitement conçue peut à la fois inspirer l’admiration et provoquer l’hystérie. Un art que Demeulemeester, la griffe, maîtrise depuis toujours.
La décennie inaugurale d’Ann Demeulemeester est le berceau des looks réitérés à l’infini plus de vingt ans plus tard, autant sur la scène pop que sur les podiums. Si ses collections des années 80 ont été avalées par le flot numérique, les idées qu’elle développait déjà en 1997, elles, perdurent. Il y a eu les cardigans mal boutonnés et les chemises impeccablement repassées, les bretelles découpées sur hauts diaphanes, les blousons et les robes en cuir de veau, doux, oléiforme, qui semblaient perpétuellement humides, mais qui étaient secs au toucher. Et le drapé des robes qui créait l’illusion d’un mouvement constant, comme si elles étaient toujours en fleur.
Portées avec les cheveux en bataille et un maquillage minimaliste, les pièces de ces collections ont participé à définir les années 90. Milla Jovovich avec un cardigan glissant d’une épaule, camisole légère et pantalon baggy, préfigurait les Olsen, cardigans à demi enfilés, même expressions faciales. Stella Tennant avec sa chemise extrêmement ample préparait le terrain aux chemises de Lemaire pour UNIQLO, qui espérait offrir une nonchalance similaire. Et le blazer parfaitement taillé qu’a porté Erin O’Connor sur la passerelle en 1997 est sans cesse copié par d’autres maisons de vêtements pour femme qui s’efforcent de créer, elles aussi, leur part de désinvolture – Céline, Saint Laurent et Dior ont d’ailleurs tous proposé leur version du modèle. Aux côtés de son confrère d’Antwerp, Helmut Lang, Demeulemeester incarne le look d’une génération, d’une époque et, aujourd’hui, avec cette nostalgie qui occupe le web, un état d’âme.

Mais toutes ces descriptions, aussi détaillées soient-elles, échouent à expliquer exactement pourquoi Demeulemeester a inspiré une telle loyauté chez nulle autre que la poète rock star, Patti Smith. La designer s’employait à confectionner des vêtements qui semblaient faire partie de votre vie depuis toujours. Elle avait cette étonnante capacité à prédire comment chaque pièce allait vieillir, pâlir, s’étirer et s’adapter à la forme de votre corps. Elle défiait le temps en nous offrant ce luxe que lui seul avait su nous offrir. L’archiviste de mode Michael Kardamakis explique «qu’il y a une souplesse aux niveaux des coudes, procurant cette même liberté de mouvement qu’un vêtement qu’on aurait porté à mort. Par exemple, elle double l’intérieur des manches avec un molleton texturé pour les rendre plus confortables, sans que ça soit visible. Et elle le fait partout – Blazer, manteau, blouson sport – tous ont ce trait commun sous-jacent.»
«Elle n’est pas que designer, elle est la sorcière qui invite les esprits et l’architecte des corps qui les abritent.»
En interview, elle a expliqué certains de ces élans artistiques qui s’apparentent drôlement à l’alchimie: «Je veux tailler la nonchalance dans le vêtement. Pour y arriver, il faut tenir compte de l’équilibre. Par exemple, la poche d’un blouson aura une apparence différente si on y met quelque chose. Ils prennent tôt ou tard la forme de votre corps. Votre manteau favori a une âme que n’a pas un manteau neuf identique. L’idée que les vêtements sont vivants m’inspire particulièrement. Je veux leur insuffler une âme. Ça fait des années que j’y travaille en explorant la coupe, le tissu, le traitement. Je veux que la forme de votre bras soit déjà dans la manche du blouson.» Elle n’est pas que designer, elle est la sorcière qui invite les esprits et l’architecte des corps qui les abritent. Meunier explore la référence de l’architecte à sa manière: pour rééditer les fameuses bottes «bird-claw», il a emprunté à la technologie de fabrication automobile pour créer un talon encore plus étiré.
Il y a d’autres signes secrets de son zèle à comprendre la façon dont les vêtements vieillissent. À l’automne 2017, plusieurs de ses pièces avaient un système d’attaches et de boutons dans le revers permettant d’ajuster la longueur des jupes, des robes et des vestes. Une stratégie offrant par ailleurs la possibilité de les porter à l’envers, sans rien perdre de leur côté pratique. Dans sa collection printemps de la même année, elle s’est visiblement amusée à intégrer d’autres détails. Des perles sur une veste, des chaînes en guise de collier, des gilets superposés par couche de trois. On se rappellera que, quelques années auparavant, elle sortait ce collier en cuir à l’apparence de fil barbelé – qui pouvait par ailleurs faire office de couronne. Cette pièce dégage la même aura que celle de ses bottes: l’ange terrible et magnifique. Il s’agit de l’un des plus beaux cadeaux qu’elle nous a faits.

Les premières années avaient quelque chose de magique. Peut-être parce que Demeulemeester tirait son inspiration de récits qui réinventaient le monde des possibles. C’est particulièrement vrai pour sa collection inspirée d’Orlando de Virginia Woolf, une satire sur l’inversion des rôles de genre, dans laquelle des héroïnes surhumaines créent de la poésie sous toutes ses formes, sur plusieurs siècles. Le roman était aussi une lettre d’amour à peine voilée à Vita-Sackville West, avec qui Woolf entretenait une histoire d’amour queer impossible. L’androgynéité et le romantisme de cette histoire hantent toutes les collections de Demeulemeester. Ses silhouettes sont pensées pour les amants qui portent les mêmes vêtements. Et ça fonctionne, je le confirme. Mes partenaires et moi nous sommes mutuellement volés nos soies Demeulemeester, et pas seulement parce qu’on aimait l’idée de ne former qu’un, mais parce que c’était merveilleusement facile de s’échanger ces armures. Avec Ann, tout s’agence avec une telle simplicité, même si des années de souffrance et de répétitions ont été nécessaire pour arriver au: C’est parfait. Comme en amour, je suppose.
Et comme le souvenir d’un amour impossible, ses pièces les plus délicates sont celles qui nous ont le plus durablement marquées – les hauts transparents avec texte brodé sont particulièrement inoubliables. Ce n’est pas étonnant qu’elles se retrouvent dans les musées, archivées avec la ferveur des poètes interprétant Sappho. Il y a les vêtements avec la phrase «Curious wishes feathered the air» ornés de perles et de tulle flottant. Il y a la longue robe blanche avec un extrait de Woolgathering de Patti Smith, garnie de perles à la taille. Un haut de maille en soie qui murmurait déjà en 2000: «into a realm that could not be measured.» Et cette technique, Meunier a visiblement su la reprendre avec succès. Il continue de créer des vêtements pour les amoureux – les habits lustrés et les harnais de cuir de sa dernière collection donneraient à quiconque un air sublime et dangereux.
Dans l’une des dernières collections qu’elle a elle-même conçues, Demeulemeester a fait un retour aux sources avec des matières qui rendaient ses créations on ne peut plus romantiques et éminemment faciles à porter. Un personnage féminin évoquant la silhouette d’Arthur Rimbaud en voyage et le poème Une saison en enfer, dont je me souviens d’une seule ligne: «Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.»
Après ce défilé, elle a déclaré que si Rimbaud vivait aujourd’hui, il serait une rock star. Tim Blanks a répondu dans un article que le poète aurait assurément porté Demeulemeester. À entendre les BTS et leur armée de fans, j’en conclus qu’ils ont tous les deux raison. Mais le rôle de muse rock star de Demeulemeester est occupé pour l’instant. Et ça ne dérange sans doute personne – assurément pas les groupies.
Arabelle Sicardi écrit des articles sur la mode et la beauté. Ses textes ont notamment été publiés par i-D, Allure et TeenVOGUE.
- Texte: Arabelle Sicardi
- Traduction: Geneviève Giroux
- Date: 26 novembre 2019