Étude de marché: Nike et ses «Air Max ‘95, Air Max 180 et Vapormax Flyknit 2»
Selon Maya Binyam, les omniprésents swoosh et baskets Nike sont des symboles de mouvements

Le 20 janvier 2017, après que 230 personnes soient encerclées puis arrêtées, ligotées, entassées dans des fourgonnettes et accusées de complot d’émeute—mais avant que 2,6 millions d’autres ne défilent, pleines d'entrain, dans une mer de bonnets roses—les partisans de Trump se réunissaient pour un bal. Une file d’attente serpentait la capitale, enserrant une foule amassée là pour observer le spectacle, composée de manifestants (ou, dans ce cas-ci, d’êtres esseulés mijotant chacun leur propre complot). Les robes, les smokings et les gens les revêtant étaient si impeccablement soignés qu’ils en tombaient dans le clinquant; exemplifiant la plus persistante des énigmes du consumérisme, soit que les riches, si affairés qu’ils soient au maintien de l’illusion de la grandeur de leurs choix esthétiques, font sans relâche les mauvais.
À la vue de cette horrible scène, un ami et moi avions décidé de jouer au chat et à la souris. Les poches de nos manteaux étaient garnies de flacons pulvérisateurs remplis de lait de magnésie, un liquide opaque qui soulage efficacement la sensation de brûlure causée par le gaz lacrymogène. Il semblait approprié que notre antidote soit pour eux une source de nuisance. Ensemble, nous avions approché les bienfaiteurs, en vaporisant leurs jupes, chaussures et cravates, avant de disparaître et de répéter la même chorégraphie plus loin dans la ligne. Personne n’avait réagi au-delà du soupir d’étonnement, mise à part une femme blanche à mes côtés qui, en raison de la situation bipartite, appartenait à la même équipe que moi. Elle m’avait tapé l’épaule et avait soufflé, d’un ton forcé d’enseignante réprimandant des enfants rebelles, «Ce n’est pas le genre de résistance dont moi je veux faire partie.» J’aime à penser que, si j’avais articulé ma pensée («Mais qui êtes-vous?»), sa réplique aurait été aussi tiède que son commentaire initial: « Mon féminisme n’inclut pas de sentiment de reproche.»
Il ne s’agissait pas de déterminer si nos agissements étaient éthiques, ou s’ils étaient même futés. L’ensemble de la performance semblait ridicule et c’est pourquoi, après une journée de colère réprimée et d’actions avortées, ça nous avait aussi fait du bien. Les uniformes des fêtards de Trump—composés d’une cravate noire et d’un chapeau rouge— symbolisaient la décadence, évidemment, mais aussi une satisfaction sereine quant aux standards de vie disponibles. Ils étaient devenus, pour nous, des objets de ressentiment—des emblèmes qu’il nous fallait détruire.

Lorsque mes Nikes sont arrivés fin août, ils ne symbolisaient alors rien de concret. Dans une grande boîte en carton, se trouvaient trois petites boîtes, contenant chacune une paire de chaussures. J’ai décidé, arbitrairement, que les VaporMax deviendraient mes chaussures de course (je ne suis pas une coureuse, mais j’ai imaginé que ces baskets m’aideraient à le devenir); les Air Max 95, mes baskets pour le boulot (une autre distinction arbitraire: mon bureau simule le confort en prenant l’allure du genre de salon qu’aucun de ses employés ne peut s’offrir); et les Air Max 90, les chaussures que je m’engagerais à garder propres.
J’ai possédé la même paire de baskets durant près d’une décennie, cette répugnante caractéristique vestimentaire a fini, après quelques années, par m'apparaître comme un reflet de ma vie. C’est pourquoi le fait d’avoir soudainement pas une, ni deux, mais trois nouvelles paires de baskets—et de les porter pour de vrai—semblait être la première étape de ma transformation en quelqu’un d’autre, c’est-à-dire: en quelqu’un comme tout le monde. Littéralement. Tous les New-Yorkais ont des Nikes aux pieds, qui plus est, la seule personne que je côtoie qui ne vit pas à New York (mon père) a débarqué en ville avec ses Nikes, lui aussi. Le seul membre de mon entourage, à avoir perçu —à tort— mes chaussures comme uniques, c’est Darren, le type qui fait sa lessive en même temps que moi et pour qui n’importe quel objet dans son champ de vision se convertit en potentiel sujet de conversation. (Le mois dernier, alors que je portais un jersey Porzingis, il m’a demandé si j’étais fan des Knicks. Lorsque j’ai répondu par la négative, il a voulu savoir ce que je pensais de Donald Glover, de Mikhail Bulgakov, du statut de l’art vidéo numérique, etc.)
Les allées et venues de chez moi à la buanderie, au travail, au cinéma, au gymnase, au cabinet de mon thérapeute, de haut en bas et de bas en haut des escaliers du métro—ainsi qu’entre tous ces endroits banals— s’effectuaient en tout confort. Mes arches jouissaient d’un bon support et mes choix avaient été faits par autrui: par mon éditeur, de manière plus immédiate, mais aussi par des campagnes publicitaires internationales approfondies qui m’avaient, au fil de plusieurs années, convaincue que les Nikes constituaient l’option par défaut, ou autrement dit, la seule option.
Comme ces chaussures en soi étaient dépourvues de sens, je les ai laissées devenir les véhicules des événements de mon quotidien. Rien n’est arrivé, mais les baskets ont su rendre ce rien visible. Mon kilométrage hebdomadaire de course à pied a passé de 0 à 16 km, des chiffres qui sont demeurés insignifiants jusqu’à ce que j’aperçoive Darren sur mon trajet et que je réussisse à sprinter jusqu’au prochain wagon, incognito. À partir de ce moment, tout a commencé à changer. Les choses ennuyantes sont devenues de nouvelles choses ennuyantes. J’ai quitté mon boulot et j’ai sauté dans un avion, mais à l'atterrissage, je me suis trouvée dans la maison de mon enfance. Mes pieds s’étaient imprimés dans mes baskets; je commençais à m’attacher.
Il me semblait étrange, alors, qu’en raison d’une seule et unique décision marketing, mes chaussures, qui n’avaient eu pour signification que celle que je leur attribuais, et dont l’existence m’apparaissait telle une prolongation de la mienne, doivent subitement se mobiliser dans une importante lutte contre l’État. Presque tout le monde est au courant: le mois dernier Nike a dévoilé sa campagne marquant les trente ans du «Just Do It», sous la forme d’une série de photographies en noir et blanc d'athlètes de première ligne, tels que Serena Williams, LeBron James et, plus particulièrement, Colin Kaepernick. En juxtaposant l’image de Kaepernick à la phrase «Just Do It», Nike a procédé à une transaction esthétique: le sujet photographié a chargé de sens le slogan, tandis que la marque a endossé le mouvement du sportif. Ainsi, les ennemis de Kaepernick sont devenus ceux de Nike aussi. Des nationalistes blancs ont mis feu à leurs baskets dernier cri et le département de police du Mississippi, de concert avec le département de sécurité publique de cet état, a annoncé qu’il boycotterait les produits de la compagnie. Il n’aura fallu qu’une seule image pour que la marque convainque tout un bassin de consommateurs qu’elle était, par extension, synonyme non seulement de lutte antiraciste, mais aussi de porte-étendard de la communauté noire. Les produits Nike dotés d’une image cool renouvelée, émulant le fonctionnement des bonnes politiques, n’ont pas tardé à faire bondir les profits. En seulement deux jours, les commandes en ligne ont grimpé de 31% et les actions ont atteint des sommets inédits. Dès la fin du mois, la valeur globale de la compagnie avait fait un gain de six milliards de dollars.

Maya porte baskets Nike, baskets Nike et baskets Nike.
Depuis la création de la campagne «Just Do It», la presque totalité des micro-générations s’étant succédé a vu éclore un scandale Nike. En 1992, seulement quatre ans après que la marque eut lancé des pubs mettant en vedette Michael Jordan et Spike Lee dans le but de laver sa réputation de ligne de baskets la plus lucrative aux États-Unis, Jeff Ballinger (également rédacteur de Behind the Swoosh) a publié un exposé au sujet des pratiques de travail non rémunéré de la compagnie. Après quoi, Nike a été reconnu coupable d’avoir violé les réglementations salariales en Indonésie, en Chine, au Vietnam et au Mexique. Quatre ans plus tard, en 1996, le recours au travail de mineurs au Cambodge et au Pakistan de l’entreprise a été révélé au grand jour. Puis, de surcroît, Nike a été accusé d’évasion fiscale via un compte extraterritorial dans les Caraïbes. En 1998, les cadres eux-mêmes en sont venus à avouer leur embarras quant à ces pratiques professionnelles. «Les produits Nike riment désormais avec salaires de misère, heures supplémentaires forcées et abus arbitraire.» a affirmé Phil Knight, alors président et PDG de la compagnie. «Je crois sincèrement que le consommateur américain ne veut pas acheter des produits fabriqués dans des conditions abusives.»
«Depuis la création de la campagne «Just Do It», la presque totalité des micro-générations s’étant succédé a vu éclore un scandale Nike.»
Les baskets Nike ont toujours été le produit de travail non rémunéré, mais seulement occasionnellement un symbole de celui-ci. Elles symbolisent maintenant l’antiracisme, une affiliation qui demeurera vide de sens tant et aussi longtemps que son extension matérielle baignera dans le vol. Le «swoosh» est une image, mais c’est aussi une broderie tangible, rejetée par les policiers et endossée par les PDG, un signe qui, paradoxalement, est de plus en plus produit par ceux que ces deux groupes––représentants de la loi, d’une part, et propagandistes corporatifs, de l’autre–– tentent de séduire, mais auxquels ils enlèvent souvent la vie. Trente-sept états permettent l’emploi de main d’œuvre carcérale par les sociétés privées; à la suite de manifestations visant à dénoncer les pratiques non éthiques de Nike, l’ancien représentant de l’état de l’Oregon Kevin Mannix aurait pressé la compagnie à relocaliser ses activités criminelles en terrain national, une suggestion qu'elle aurait depuis mise en exécution. «Il n’y aura aucuns frais de transport», aurait insisté Mannix. «On vous offre de la main d’œuvre pénitentiaire à prix compétitifs [ici même].»
Les objets sont porteurs de leurs moyens de production, mais ils amassent également des significations qui vont au-delà de leur matérialité. «En rejetant la proximité de certains objets», écrit l’intellectuelle féministe Sara Ahmed, «on définit les endroits où l’on sait qu’on ne souhaite pas aller, les choses qu’on sait qu’on ne souhaite pas posséder, toucher, goûter, sentir, voir, ces choses qu’on ne veut pas avoir à portée de main.» Les émotions, surtout les plus basiques (comme l’aversion), sont tenaces. Elles circulent d’une étrange façon et collent parfois irrationnellement, un peu comme une blague. J’ai ri en voyant une vidéo d’un type qui déchirait ses Air Max, les mêmes chaussures que j’ai aux pieds. Mes baskets sont mes ennemies, mais les ennemies de mes ennemies sont, aussi, mes baskets.
Maya Binyam est une auteure établie à New York. Elle est rédactrice en chef de Triple Canopy et rédige également pour the New Inquiry.
- Texte: Maya Binyam