Une pièce d’homme: l’histoire genrée du talon
De Louis XIV à Harry Styles, la chaussure saillante est de retour dans le vestiaire masculin.
- Texte: Max Lakin

Y a-t-il un homme qui aime plus porter le talon que Louis XIV? Vous pensez peut-être à Prince ou encore à Marc Jacob, mais le Roi-Soleil a été le premier. Du haut de son 1,65m, il était éminemment favorable aux talons de 12 cm – qui ne le serait pas devant des proto-Louboutin rouges? Un penchant qui ne sera pas sans conséquence; durant son règne, l’altitude du talon d’un homme est devenue la mesure de sa virilité. Pire encore, le talon était sous diktat: seule la noblesse avait l’autorisation de les chausser. De la même manière que porter des escarpins dans l’hiver new-yorkais envoie le signal que votre chauffeur vous attend dans la voiture en marche, ce talon rouge – qui rendait la marche pratiquement impossible – envoyait lui aussi un message: se déplacer à pied est un loisir, non pas une nécessité. C’est là toute l’idée.
En cours de route, les hommes ont jeté leur dévolu ailleurs – avec la Grande Renonciation masculine, ils ont renoncé aux tenues flamboyantes et frivoles –, convaincus que le talon était synonyme de faiblesse. Ce qui, bien sûr, n’a jamais eu de fondement. Qu’est-ce qu’une botte de cowboy, la chaussure de prédilection de la figure de la masculinité la plus caricaturale qui soit, si ce n’est une merveille à talon? La présence ostentatoire dudit talon de cowboy est cependant protégée par son utilité (il sert à garder le pied dans l’étrier), mais le plaisir que procurent quelques centimètres de plus est indéniable.
Quand même, l’aspect subversif du talon masculin persiste, c’est une manière espiègle de se moquer des conventions arbitraires et normatives, le frisson de l’interdit inéprouvé. Depuis un siècle, les femmes trouvent dans le talon aiguille une source de pouvoir sexuel. C’était seulement une question de temps avant que les hommes se libèrent. Harry Styles, l’héritier spirituel des joies du swag de la pop rock, a flirté avec le talon, en portant différentes paires de Gucci (ça aide de faire partie de la maison). Le mois dernier, il a annoncé sa prochaine tournée mondiale avec une affiche reprenant uniquement, en gros plan, l’image de son talon. On a entendu le pas assuré de Marc Jacobs à New York dans les bottes “KISS” vertigineuses de Rick Owens, une version Chelsea, qui monte au-dessus de la cheville, bout carré, cuir poli, plateforme de 8 cm – l’ascension ce fait à mi-semelle, on l’anticipe comme la bûche qui tombe dans le ravin, comme un point d’exclamation sous forme de talon carré de 12 cm. C’est total, le camp sans compromis, et les photos de Jacobs errant au centre-ville avec ces bottes aux pieds, admirant la végétation de Central Park, faisant des jazz hands, suggèrent qu’il ne s’est jamais autant amusé.
Les hommes trouvent des façons habiles de contourner les stéréotypes de genre. Pour ces générations qui rêvaient désespérément de porter un petit bijou de sac à main, qui étaient limités par des codes de genre figés, la libération s’est présentée sous la forme d’un sac harnais, qui s’apparente en tout point au sac ceinture, mais stylé à la manière d’un étui à pistolet – une concession acceptable ratifiée par tous les hommes de moins de 35 ans qui embrassent le streetwear. On trouve un précédent chez Dr. Martens, un classique du genre, une botte de combat dotée d’une imposante semelle intercalaire crantée et un talon agencé qui, en raison de son histoire sur la scène punk londonienne et new-yorkaise, lui donne un look dur exemplaire. Et aux portefeuilles bien garnis, Christian Louboutin propose sa propre version soignée avec un talon légèrement plus prononcé qui bouscule, lui aussi, les normes de genre.

En vedette dans cette image : bottes Lemaire. Image précédente : bottes Lemaire, chaussures Gucci, bottes Rick Owens, bottes Y/Project et bottes Gucci.
Si l’innovation en matière de vêtements pour homme s’est longtemps limitée à des revers de costume discrètement plus larges, en 2019 l’homme a l’embarras du choix question tenue. Et c’est en partie grâce à l’influence européenne qui s’est immiscée dans la mode américaine: si on ne s’enthousiasme pas pour les créations maximalistes de Medici d’Alessandro Michele chez Gucci, il y a toujours le chic Central Bloc de Demna Gvasali chez Balenciaga. Deux expressions infiniment différentes en matière de goût et de proportion qui penchent toutes deux vers le talon bloc: Gucci et ses bottines à mors emblématique, avec le mot “Kitten” écrit au marteau sur un talon de 5 cm; la botte lustrée Balenciaga au bout carré joliment laid et un talon autrement plus modeste de 3 cm. Il y a les bottines à plateforme de 5 cm chez Balmain, Lemaire et Fendi. Y/Project a créé une botte mi-mollet avec un talon haut particulièrement magnétique, en cuir verni breveté. Il y a la paire explosive de Thom Browne, ornée d’une bride réglable et de ferrures dorées vieillies, on dirait des Timberlands sur HGH, parfaites pour une matinée d’alpinisme sur Madison Avenue. Amiri propose une bottine en suède Jodhpur avec clous et verre taillé aux brides qui promettent le faste atténué d’un Robin des Bois en préretraite à Palm Springs.
Bien sûr, la plupart des chaussures habillées classiques sont parées d’un talon modeste depuis des décennies, c’est un secret de polichinelle qui, comme la cravate, est le vestige d’une affirmation masculine inconsciente. C’est tout de même amusant de penser que tous ces hommes qui refuseraient catégoriquement l’idée même de revêtir ce qui est réputé féminin portent déjà le talon, et ce, tous les jours. Pour les calmer, les talons d’hommes existent dans des angles et des proportions qui appartiennent au robuste talon cubain, nommé ainsi en raison de leur popularité auprès des danseurs de flamenco, par opposition à la pointe fine du talon aiguille, qui reproduit l’image idéalisée de la silhouette féminine.
En raison de l’interdit qui pèse sur le talon, son allure sur un homme est celle d’une merveille de la nature, telle une sturnelle dans une volée de pigeons. On y voit d’emblée une provocation, quel que soit l’effet particulier ou général. C’est aussi vrai pour la botte Tabi, le secret du bout divisé introduit par Maison Margiela en 1988, était l’apanage fashion des femmes. Sauf que l’an dernier, Margiela a levé l’imprimatur en offrant des pointures adaptées aux hommes à la recherche d’autre chose, peu importe quoi. Dans une photo prise lors du Pitti Uomo à Florence en 2017, Stefano Pilati respire le sprezzatura. Le designer porte des bottes Tabi usées, il est appuyé, bras croisés, sur un mur cuit par le soleil. Il est surélevé au-dessus des pavés grâce à un talon en cuir cylindrique triomphant de 8 cm, une bouteille de San Pellegrino traîne à ses pieds. S’il existe une meilleure façon d’élever un homme, le monde ne l’a pas encore découvert.

En vedette dans cette image : chaussures Gucci, bottes Lemaire, bottes Y/Project, bottes Y/Project et bottes Rick Owens.
Max Lakin est journaliste et vit à New York. Ses textes ont notamment été publiés dans T: The New York Times Style Magazine, GARAGE et The New Yorker.
- Texte: Max Lakin
- Traduction: Geneviève Giroux
- Date: 19 décembre 2019