Fumito Ganryu
et la neutralité chaotique

La collection automne-hiver 2019 de la marque japonaise culte racontée par la danse

  • Entrevue: Kanako Noda
  • Photographie: Monika Mogi
  • Date: 30 septembre 2019

Pour célébrer l’arrivée de Fumito Ganryu dans les collections féminines de SSENSE, cette entrevue est accompagnée d’un éditorial mettant en vedette les danseuses Émily He, Julia Bergua et Maude Sabourin des Grands Ballets Canadiens de Montréal.

«Si les vêtements sont neutres, affirme le designer, ils conviennent à toutes les occasions». Figure importante de la mode de luxe japonaise, Fumito Ganryu s’efforce de créer des pièces véritablement neutres; plutôt qu’unisexes, elles sont genderless. Ses créations sont chics, pures et formelles, pleines d’audaces et d’intensités. Il y a un mot pour ça en japonais: rin. Les vêtements de Fumito Ganryu sont rin.

Futuristes et urbains, mais pas tout à fait cyberpunk. Des thèmes naturels qui suggèrent une sensibilité pour la durabilité, sans aller pour autant vers le biologique. Ses créations débordent de rin dans leur forme, cette noble et cool nonchalance, et cultivent une sensualité aussi subtile qu’assumée. Mais d’où viennent donc ces vêtements? Le designer qui se tient au fait des dernières nouveautés dans l’univers du luxe de rue affirme vouloir arriver à «zéro», «atteindre la neutralité».

En août dernier, je me suis retrouvée à Fukuoka pour la première fois depuis des années, la quatrième plus grande ville du Japon – après Tokyo, Osaka et Nagoya. La métropole la plus au sud de la région industrialisée connue sous le nom de Corridor du Tōkaidō se trouve sur l’île de Kyūshū. Elle n’est pas aussi peuplée et raffinée que la «grande ville», Tokyo; elle n’a pas non plus la vitalité d’Osaka. C’est une ville où il fait bon vivre, la nourriture y est délicieuse, et ses habitants, chics. C’est là qu’est né Fumito Ganryu. Mais pour le rencontrer, j’ai pris le train Shinkansen de Kitakyūshū à Tokyo.

Arrivée à son atelier, je suis surprise en l’écoutant parler. Aux confins de son japonais standard façonné par une vingtaine d’années passées à Tokyo, se trouve l’accent, subtil, de Kyūshū. Si je n’y avais pas tout juste passé quelques semaines, je ne m’en serais peut-être même pas rendu compte. Mais aussi subtil que ça puisse être, des notes de Fukuoka résonnent toujours à travers ses mots.

Kanako Noda

Fumito Ganryu

Votre marque s’efforce de créer des vêtements conceptuels pour le 21e siècle, quelle est votre vision du 21e siècle maintenant que nous y sommes depuis 20 ans?

Pour l’essentiel, ce n’est pas très différent de ce que j’imaginais que ce serait, mais encore là, certains secteurs que je m’attendais à voir évoluer ne l’ont pas vraiment fait. Surtout dans le monde de la mode.

C’est-à-dire?

Les progrès technologiques sont plus lents qu’on l’aurait cru, et les mentalités ont peu évolué. Le renouveau cyclique de la culture et des silhouettes est toujours en cours.

Le monde de la haute couture a récemment été assailli par le streetwear. Il y a environ dix ans, vous produisiez déjà des vêtements de streetwear de luxe. À l’époque c’était niche, mais maintenant c’est assez répandu. Est-ce que vous vous y attendiez?

À l’époque, vendre la marque comme du «streetwear créatif» semblait être une bonne stratégie. Mais je cherche déjà à aller ailleurs. Même aujourd’hui, ce que je fais est encore considéré niche dans un contexte contemporain, mais je suis convaincu qu’il y a un monde à explorer juste devant nous, et chaque jour me rappelle l’importance de pousser les limites avec acharnement.

En vedette dans cette image : pantalons Fumito Ganryu.

Qu’est-ce qui viendra après le «streetwear créatif»?

Si je devais le définir, sachant comme les gens s’attachent à ce genre de choses aujourd’hui… je pense que je préfère le communiquer à travers mes collections.

Vous avez passé vos années les plus déterminantes à Kyūshū. Quel effet cela a-t-il eu sur vous?

Le Fukuoka dans lequel j’ai grandi était une ville fantastique, il y avait un sain équilibre entre la ville et la nature. C’est l’une des villes les plus importantes du Japon.

Vous avez dû passer beaucoup de temps dans les environs du Tenjin.

J’y allais assez souvent. À l’époque, quand c’était très métropolitain et à l’avant-garde, on pourrait aussi dire miteux, tout le monde débordait d’une énergie insouciante. [Rire] C’est là que s’est développé mon esprit rebelle. Aujourd’hui, il y a de moins en moins de ce qu’on pourrait appeler déviance, du type qui a façonné ma jeunesse, ce qui me fait sentir un peu seul, mais je dois l’accepter comme une réalité de l’époque. Évidemment, c’est mieux du point de vue de la vie quotidienne de renforcer l’ordre public. Je ne sais pas si je peux l’exprimer correctement, mais ce qui m’inquiète est que ce qui est trop académique n’est pas sexy, et n’est donc pas vu comme cool ou à la mode.

Quand vous dites trop académique, vous parlez des vêtements qui dérivent de la théorie?

Comme quelque chose qui est trop intelligent pour son propre intérêt. Je crois que toutes les marques cool ont une pointe de déviance; une sensualité qui est intrinsèque à la déviance. Donc, si ça continue, tout le monde sera joli et poli, et ces qualités disparaîtront. Je considère que ma prochaine mission est de préserver cette pointe de déviance.

Mis à part le streetwear, il y a aussi une tendance vers la durabilité. Le thème de votre dernière collection est «Landscape». Si on considère aussi vos collections précédentes, vous semblez vous intéresser à la façon dont nous cohabitons avec la nature, mais pas forcément aux matériaux durables ou recyclés. Quelle est votre vision de la durabilité?

Ma mentalité est de voir le monde comme un tout, plutôt que simplement l’environnement. Ça fait un moment que j’y réfléchis, et je crois que ça se reflétera dans mes prochaines créations.

Est-ce que vous pratiquez des activités de plein air?

Je suis complètement novice comparé aux gens qui prennent ça au sérieux, mais j’aime être dans la nature.

«Je ne sais pas si je peux l’exprimer correctement, mais ce qui m’inquiète est que ce qui est trop académique n’est pas sexy.»

Est-ce que les vêtements Fumito Ganryu sont fabriqués avec la prémisse qu’ils seront portés dans la nature?

Oui, précisément. Comme une voiture hybride qui roule à l’essence et à l’électricité, ce sont des vêtements qui peuvent être portés autant en ville qu’en nature. Comme un VUS – à la fois chic et capable de se promener dans les contrées sauvages. Le type d’environnement dans lequel les vêtements peuvent être portés varie selon le thème de la collection. Porter des vêtements qui offrent ce type d’hybridité me plaît bien.

Ce n’est pas une question de faire quelque chose de contre-nature, mais bien d’être en harmonie avec la nature…

Parce que la ville et la nature sont sur la même terre.

Le fait d’être en harmonie avec les saisons et avec la nature a toujours fait partie de la manière d’être et de vivre des Japonais. Je crois que c’est un point qui distingue Fumito Ganryu des autres marques.

Ce type d’approche est certainement caractéristique du Japon. Et faire ce lien à l’aspect spirituel de la durabilité est très japonais. Comme l’idée de rin, une sorte de noblesse cool et désinvolte. Ou même nouryou, quand, au milieu de l’été, on sent la fraîcheur d’une brise – qui peut même provenir de la clim –; au Japon, le simple son des carillons éoliens peut provoquer cette sensation. En fait, la présentation printemps-été de cette année a eu lieu dans un espace sans climatisation et nous avons fait jouer un enregistrement de carillons. Je considère que de véhiculer cette sensibilité japonaise est un autre de mes rôles.

Julia porte manteau Fumito Ganryu.

Avez-vous le sentiment de réussir à communiquer cette sensibilité japonaise à l’étranger par l’intermédiaire de la mode?

Parfois j’y arrive, parfois je n’y arrive pas.

Est-ce que la façon dont vos créations sont perçues diffère de vos attentes?

Comme aujourd’hui les looks sont imités en un rien de temps – surtout si c’est purement superficiel –, c’est l’aspect superficiel de mes créations qui reçoit le plus d’attention, et ce, malgré ma volonté de partager un aspect plus profond, plus intrinsèque. Cette frivolité fait aussi partie de la mode, je suppose. Mais en tant que créateur, je souhaite que les gens s’intéressent aux composantes essentielles de mes créations. Pour ça, je dois innover et tenter de trouver des méthodes pour les communiquer. Donc, en ce moment, je vise le «plus facile à comprendre, mais plus profond».

Pouvez-vous nommer quelques différences concrètes entre le Japon et l’Occident?

Elles sont trop nombreuses pour être nommées. Pour mon travail, je voyage souvent outre-mer, j’ai visité plusieurs pays, je ne trouve aucune forme de sens dans les villes. Plus c’est urbain, plus ça se ressemble. Cela dit, j’essaie d’aller à la campagne, parce que c’est précisément là où se trouve un semblant d’idiosyncrasie. Les arbres, le ciel et les nuages sont différents d’un pays à l’autre. Les maisons à la campagne sont particulièrement uniques. Je pense que le futur du luxe réside dans notre capacité à voir ces différences.

D’où «Landscape», le thème de votre collection actuelle.

Oui, exactement.

Dans une entrevue avec Esquire, vous faites la distinction entre les vêtements sans genre de ceux dits «unisexes». D’où vient cette idée?

Il y a un peu plus de dix ans, quand j’ai lancé une ligne unisexe dans l’entreprise pour laquelle je travaillais, il y en avait à peine à l’époque. Aujourd’hui, c’est partout. Par contre, l’unisexe d’aujourd’hui n’est pas celui que je percevais à l’époque.

C’est là que le «genderless» entre en jeu.

Plutôt que de reconnaître implicitement les distinctions de genre, mon but à l’époque était de concevoir des vêtements carrément dépourvus de telles distinctions, j’ai donc éliminé l’étiquette «unisexe», j’ai adopté le «genderless» et j’ai cherché à bousculer ma conception originale de ce qui est «unisexe». J’ai une formation de patronniste de vêtements pour femme; étudiant, je créais des vêtements pour dame; aujourd’hui, je suis designer de mode masculine, j’ai de l’expérience dans les deux lignes. La conception courante veut que ce qui est unisexe marie ce qu’il y a de mieux des vestiaires masculins et féminins, mais mon expérience des deux m’a fermement convaincu que je pouvais neutraliser leurs traits élémentaires respectifs. Cette approche est à l’antithèse de l’orientation actuelle du design unisexe.

Emily porte manteau Fumito Ganryu.

Leur approche est additive, la vôtre est soustractive.

Oui. Comment exprimer zéro. Par rapport à l’esthétique de la marque, je suis extrêmement conscient de la neutralité dans la forme. Si les vêtements sont neutres, ils peuvent convenir à toutes les occasions.

C’est relativement évident dans les silhouettes amples de la collection, qui évoquent le parkour.

Oui, c’est juste. Taille haute, mais élégant. Je suis arrivé à la mode par la culture du skate, et à cette époque les skateurs portaient des pantalons très amples. C’est peut-être juste que j’aime les pantalons amples. [Rire] Et je trouve que l’aspect visuel du tissu qui ondoie est plutôt d’avant-garde. Ce type de silhouette est neutre dans le sens qu’elle change très peu qu’il soit sur un homme ou sur une femme.

À quoi ressemble votre processus de création?

J’aime jouer avec les mots. Créer toutes sortes de combinaisons de mots impossibles peut provoquer le même type d’étincelle.

Maude et Emily portent chemise Fumito Ganryu.

Des vêtements issus des mots?

Oui. Ça, et je vais dans les magasins de tissus ou les ateliers de confection, où je m’imprègne de tout. Quand je suis là, je réfléchis, j’observe. Je demande, par exemple, est-ce possible de faire ceci? et la réponse éclaire mon processus créatif. Par contre, le plus important est de proposer des créations cohérentes avec la marque, indépendamment de l’approche.

Y a-t-il des règles qui vous aident à décider si quelque chose est «Fumito Ganryu»?

À la fin, est-ce que je considère que c’est vraiment neutre? Même si c’est conceptuel, est-ce que ça se porte au quotidien? Quand je dis conceptuel, je veux dire qu’une approche intellectuelle est appliquée à des éléments de haute couture. En termes de proposition, la haute couture pour la haute couture est un échec esthétique. En même temps, je suis heureux de laisser les autres faire des vêtements qui n’ont rien de subversif ou qui se limitent à être cool. Offrir une solution viable, être visuellement épuré: ce sont des aspects cruciaux de la marque.

Par «épuré», vous voulez dire une silhouette minimaliste?

Pas tout à fait. Plutôt comme un effet soigné, parce que je trouve la surcharge visuelle inintéressante, même si, à l’occasion, il y a un élément de chaos dans mes créations.

Cet éditorial a pu être réalisé grâce à la participation des Grands Ballets Canadiens de Montréal et des danseuses Émily He, Julia Bergua et Maude Sabourin.

Kanako Noda est réviseure principale du contenu japonais chez SSENSE. Elle est aussi rédactrice, traductrice et artiste visuelle.

  • Entrevue: Kanako Noda
  • Photographie: Monika Mogi
  • Danseuses: Émily He, Julia Bergua and Maude Sabourin at Les Grands Ballets Canadiens de Montréal
  • Stylisme: Samuel Fournier / Teamm Management
  • Coiffure et maquillage: Carole Methot
  • Production: Jordan R. Bruneau
  • Traduction: Geneviève Giroux
  • Assistance photo: Raymond Adriano
  • Assistant styliste: Keegan Lathe-Leblanc
  • Assistance coiffure et maquillage: Juliette Morgane
  • Assistance à la production: Yza Nouiga
  • Date: 30 septembre 2019