Charlotte Knowles et le vêtement technique féminin
Quand le corset devient tactique
- Entrevue: Rebecca Storm
- Photographie: Georgia Pendlebury (Behind the Scenes), Rebecca Storm (Portraits)

Quel est le rapport du vêtement utilitaire à la féminité? La marque londonienne, Charlotte Knowles, est réputée pour son génie du corset réinventé, pour inviter des pièces de sous-vêtements dans la haute couture. «En se réappropriant le corset, un morceau traditionnellement oppressif», explique Charlotte, on peut aborder le vêtement technique autrement. «Ça devient une pièce forte».
Nous sommes à Peckham, dans le studio de Charlotte et de son partenaire (dans la vie et en affaires) Alexandre Arsenault, là où les designs de sa marque éponyme prennent forme. Le temps est maussade, la pluie marque les fenêtres, mais les supports remplis de créations délicates et soignées, les tissus à carreaux et le jaune crème contrastent avec le temps triste.
Le duo s’est rencontré à la maîtrise au Central Saint Martins; Arsenault, qui a commencé une année plus tôt, étudiait la mode masculine et Knowles, la mode féminine. C’est donc un projet d’études qui a donné le coup d’envoi de leur collaboration en 2017, puis ils ont été approchés par Fashion East, l’incubateur londonien pour designers émergents. Et c’est par cette plateforme qu’on découvrit ce qui allait devenir la marque de commerce de Charlotte Knowles: de petites pièces taillées d’une main de maître qu’adoptent les vedettes de l’heure, de Solange à Hunter Schafer d’Euphoria.
Il peut être épuisant de constamment trouver de nouvelles inspirations dans une industrie où la durée de vie des idées se compte en jours. «Je suis vraiment ennuyante, dit Charlotte, je ne fais que travailler!» À la veille de leur première présentation indépendante et du lancement d’une collection capsule exclusive à SSENSE, j’ai rencontré Knowles et Arsenault pour discuter de création à l’heure où l’industrie de la mode est en burn out, de la tension entre les matières synthétiques et naturelles et de la nécessité de se dépasser sans cesse.

Rebecca Storm
Charlotte Knowles et Alexandre Arsenault
Que pensez-vous de la notion de «designer émergent»?
Charlotte: C’est difficile, on en parlait justement il n’y a pas longtemps – tous les quelques mois, il y a une nouvelle vague de designers émergents fraîchement diplômés, c’est tellement déstabilisant.
Alex: Ce qui est étrange avec cette notion de «designer émergent», c’est qu’il y a la connotation, surtout à Londres, du «je suis toujours étudiant». Les créations semblent très élémentaires, il n’y a pas de raffinement. Nous n’avons jamais été dans la phase où on aurait pu nous mettre dans cette catégorie, parce que ça a toujours été une entreprise, avec un plan, orientée vers le développement de produit. J’ai d’abord étudié au Canada, c’était très technique, d’une façon qui n’est habituellement pas associée aux designers émergents.
Charlotte: Les gens poussent bizarrement les jeunes diplômés du BA à lancer tout de suite une marque. Il y a eu tellement d’entrevues dans Dazed et iD avec les étudiants du BA pour le dernier défilé du CSM. Ils viennent essentiellement de finir leur BA et toute cette attention leur fait penser «Oh, tant qu’à y être, je vais lancer une marque», sans réaliser ce que ça implique. C’est une entreprise, et on n’est pas formé pour le volet affaires de la mode à l’école. Du jour au lendemain, tu te retrouves dans ce monde complètement fou où tu dépenses une tonne d’argent sans nécessairement avoir les compétences pour affronter tout ce qui s’en vient.
Alex: L’industrie met vraiment les gens dans cette situation.
Charlotte: Il y a une avidité pour les nouveaux talents, tous les magazines cherchent du contenu. C’est chouette de faire connaître les gens vraiment talentueux, mais la façon dont ça se fait en ce moment semble risquée.

Depuis Fashion East, avez-vous eu l’impression de devoir modifier vos manières de faire?
Charlotte: On essaie d’être mieux préparés.
Alex: Je ne crois pas que c’est le type de défilé qui te fait faire les choses différemment. Je crois que c’est plus le côté vente et affaires qui te fait voir le design autrement.
Compte tenu du caractère technique, synthétique même, de vos créations, comment avez-vous l’impression qu’elles s’intègrent dans le monde naturel?
Charlotte: Je crois que la nature est présente d’une manière ou d’une autre dans nos designs, il y a tant de symboles dans la nature qui peuvent servir à communiquer des idées. Nous revenons souvent aux fleurs, elles représentent l’idée de la beauté, la délicatesse et la fragilité; les stéréotypes de la féminité. Nous les prenons séparément, transformons leur présentation ou la façon dont elles sont imprimées – plus brutes, fanées, brisées –, c’est une façon de donner une nouvelle forme aux stéréotypes.
Dirais-tu que vos créations sont une réponse à ce que vous voyez? Ou est-ce que vous vous basez plutôt sur des intuitions intérieures?
Alex: C’est beaucoup en réaction à notre environnement. Nous aimons vraiment l’idée de créer une nouvelle garde-robe pour la femme de notre zeitgeist et du futur. Mais nos designs sont souvent une réponse émotive personnelle ou une intuition.


On décrit souvent vos créations d’hyper féminines, êtes-vous d’accord, est-ce que cette étiquette vous décrit ou avez-vous l’impression que c’est vide?
Charlotte: Je crois que oui, car il est bien question de féminité, mais dans toutes ses formes – son origine, notre perception à mesure qu’on évolue, comment on la voit dans l’avenir.
Dans quelle mesure croyez-vous que ça influence la tendance de votre public à référer à vos créations comme une esthétique influencée par la lingerie ou simplement comme un sous-vêtement porté comme survêtement?
Alex: Même quand quelque chose est inspiré par les sous-vêtements, on en fait quelque chose de plus utile, de plus agressif. Ce n’est pas comme regarder sous la jupe de quelqu’un, si vous voyez ce que je veux dire.
Charlotte: Je crois que c’est assez juste pour être honnête, je trouve les sous-vêtements très inspirants. Il y a tant de détails, c’est chargé d’histoire, il y a de plus en plus de références chaque saison, c’est une source d’inspiration infinie. Le sous-vêtement est vraiment associé à l’hyper féminité et aux détails délicats, et on renverse cette notion en le rendant plus brut, technique, utile.
Alex: Il y a déjà une utilité aux sous-vêtements – nous nous intéressons à l’idée de la fonctionnalité et du corps. L’idée est de pouvoir dire ce qu’on veut dire, en utilisant parfois les sous-vêtements comme référence, combinés à autre chose de manière à créer une rencontre inusitée qui envoie le bon message, je pense que c’est essentiellement la raison pour laquelle il y a tant de références aux sous-vêtements. C’est la tension qui nous intéresse.
Charlotte: Comme se réapproprier un corset, qui est traditionnellement une pièce agressive, et en faire une pièce puissante, qui donne de la force.


Qu’est-ce qui se fait de plus ennuyant en mode en ce moment?
Alex: Tout le monde suit les mêmes tendances. Plusieurs grandes maisons de couture choisissent les directeurs en fonction de leur influence. Il y a tant de jeunes talents qui feraient du meilleur boulot et ils choisissent des gens comme ça parce qu’ils ont de l’argent ou sont populaires. Je trouve ça ennuyant. Plusieurs grands défilés n’ont juste pas d’âme. On ne construit plus des mondes. Même s’ils dépensent des millions de dollars, même si ça a l’apparence d’un monde incroyable – si tu ne ressens rien… je pense que c’est ennuyant.
Que ce soit pour les bonnes raisons ou pas, le sujet dont tout le monde parle aujourd’hui, surtout chez la dernière génération, est la durabilité. Vous sentez-vous obligés de participer au dialogue?
Alex: Le dialogue concernant la durabilité est super important. Généralement, on parle du monde de la mode comme un tout participant au problème de la durabilité, mais je crois que le problème c’est les chaînes de prêt-à-porter, si on parle de mode, on devrait parler de l’attitude du consommateur, qui est corollaire des chaînes de magasins. Si tu penses à ce qu’on fait, la quantité, la durabilité et l’intemporalité des vêtements, tout ça en fait quelque chose de durable, sans même qu’on cherche à le faire. Et nous sommes sans compromis en ce qui concerne le recyclage au studio, c’est très rare que les designers recyclent dans leur studio.


Comme, les tissus?
Alex: Même juste le papier et les trucs du genre, bien des grandes maisons ne font même pas de recyclage dans leur studio. Nous utilisons énormément de papier tous les jours!
Charlotte: Chaque saison, nous cherchons aussi des tissus plus durables, on essaie de trouver de meilleurs fournisseurs.
Alex: Je crois qu’on utilise beaucoup le mot durabilité pour différentes raisons.
Charlotte: Et la mode n’est pas du tout durable.
Alex: Bien des marques qui se décrivent comme durables ne le sont tout simplement pas. C’est bien d’avoir une conscience environnementale, et je suppose que de se définir ainsi contribue à attirer l’attention sur l’enjeu, mais des marques réellement durables, il y en a très peu.
Charlotte: La mode en tant que modèle n’est simplement pas écologique. Nous produisons des nouveautés chaque saison. Mais je crois que de fabriquer des produits qui sont super durables, dans lesquels les gens investiront, qui dureront toujours, peut aider. Les gens disent créer des articles de luxe, mais quand tu regardes ce qu’ils font en magasin, c’est comme «ça va se briser aussitôt que tu vas le porter». Les gens ne considèrent pas tant que ça l’importance de la finition ou de la durabilité.
Ouais, à ce point-ci, tout le monde devrait vraiment avoir pris certaines petites mesures.
Charlotte: C’est pourquoi nous faisons de toutes petites pièces! [Rires]
Rebecca Storm est photographe et rédactrice chez SSENSE. Elle est aussi rédactrice pour Editorial Magazine.
- Entrevue: Rebecca Storm
- Photographie: Georgia Pendlebury (Behind the Scenes), Rebecca Storm (Portraits)
- Traduction: Geneviève Giroux
- Date: 16 juillet 2019