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Issey Miyake Kyoto

Quand la tradition rencontre l’esthétique moderne

  • Texte: Kanako Noda

Par un jour d’été horriblement chaud et humide, je me rends au Issey Miyake Kyoto – la nouvelle boutique phare de la marque située dans l’ancienne capitale du Japon. En tournant le coin de la rue Yanaginobanba, je l’aperçois. Elle est dans une Machiya traditionnelle – une maison de ville typique de Kyoto. C’est un joyau architectural rare: une maison longue et étroite en bois d’acacia, de celles qui autrefois dominaient la ville, mais qui sont devenues des bizarreries après la guerre, quand le béton a commencé à défigurer le paysage urbain. La boutique est entre deux horreurs brutalistes – quatre étages, fonctionnelles, laides – un aspect soigneusement coupé au montage pour les publicités.

En arrivant, on remarque d’abord un impeccable noren, le rideau d’entrée japonais traditionnel, traversé d’une ligne droite. C’est le caractère japonais pour le chiffre un, qui signifie aussi «Issey» dans Issey Miyake (一生). Ici, on dirait le logo de la boutique. À deux mains, je fais doucement glisser la porte avant et j’entre.

La lumière du jour traverse les volets, emplissant la boutique d’un éclairage diffus: un élément architectural caractéristique des maisons de ville traditionnelles de Kyoto, intégré ici par le designer Naoto Fukasawa. La délicate fraîcheur nous fait oublier, en un instant, le soleil implacable, l’humidité lourde et collante, et ce n’est pas qu’une question d’air conditionné. L’obscurité du design donne l’impression d’être dans une grotte. Le gris des murs se nomme sumi: c’est la couleur de l’encre de Chine diluée dans l’eau et appliquée sur du papier de riz. Le titre de l’essai encensé de Jun'ichirō Tanizaki me vient aussitôt à l’esprit: Éloge de l’ombre. Selon Tanizaki, l’ombre est la quintessence de l’esthétique japonaise, et cette boutique incarne volontairement cette quintessence, jusqu’au moindre détail. (Ce n’est pas une coïncidence si la ligne de luminaires d’Issey Miyake est nommée IN-EI – ombres en japonais.)

La boutique a deux étages. On trouve Issey Miyake Men, Homme Plissé Issey Miyake, me Issey Miyake et BAO BAO Issey Miyake au premier, puis Pleats Please Issey Miyake et la collection Ikko Tanaka Issey Miyake, qui inclut les illustrations du designer graphique Ikko Tanaka, au deuxième. Au rez-de-chaussée, les sacs BAO BAO emblématiques et omniprésents scintillent sur un mur sumi profond. Leurs coloris vifs – rose éclatant, bleu pâle chimique, blanc métallique – sont à l’antithèse de l’héritage esthétique japonais du wabi-sabi. Et pourtant, leurs structures élaborées, pliantes et géométriques se fondent très bien dans le Kyoto classique. Sous une table de verre, sont impeccablement disposés, à distance régulière, des sacs et des chemises colorés, des montres et des livres. Le silence est complet. L’atmosphère a quelque chose de révérencieux, elle donne plus l’impression de visiter un temple ou un lieu saint qu’une boutique. J’entends, «n’hésitez pas à toucher les sacs», comme pour m’assurer que ce n’est pas un musée.

Mais, dans la cour arrière de la maison, un entrepôt historique reconverti sert de galerie, le KURA. L’exposition en cours porte sur l’uchiwa: l’éventail traditionnel de Kyoto. Le mur droit de la galerie est rempli d’éventails uchiwa ornés du motif a un trait. Sur un autre mur se trouve une série d’éventails minutieusement décorés. Ce sont les créations d’Aiba, une entreprise de Kyoto fondée en 1689, qui produit depuis des siècles ces pièces de papiers et de bambou parfaitement structurées et finement travaillées. Dans une vidéo de l’exposition, un artisan explique la philosophie de l’artisanat japonais. Ou, plutôt, l’idéologie. On ne peut contester son autorité: il est de la 10e génération de propriétaire de l’entreprise familiale. Assis bien droit sur ses genoux, il disserte dans cet accent élégant propre à Kyoto. Ses éventails sont faits à la main, un à la fois. C’est un spectacle complexe d’une grande perfection. Ce mariage entre sensibilité contemporaine et savoir-faire ancestral résonne avec la philosophie qui sous-tend les designs d’Issey Miyake; le designer s’efforce d’intégrer l’artisanat japonais à la mode occidentale moderne. La collaboration paraît naturelle, nécessaire, même. Sur le coin du dépliant de l’exposition KURA, on peut lire en caractères minuscules: «l’espace d’exposition correspond à l’espace que couvriraient 20 dépliants comme celui-ci, en longueur et en largeur». Vraisemblablement, tout le monde se fout de ce détail obscur, mais c’est précisément ce qu’incarne la philosophie de l’artisanat, et de cette boutique, l’obsession du détail. C’est de l’art. C’est aussi, selon moi, un peu exagéré.

Je retourne à la boutique principale et je me rends à l’étage. Les escaliers sont étroits et, comme partout, gris profond. Les poutres exposées semblent si près qu’on pourrait les toucher. Elles me rappellent les œuvres d’Hidetoshi Nagasawa, le sculpteur japonais contemporain de l’école Arte Povera, qui pillait les poutres dans les vieilles maisons pour les utiliser dans ses projets. En fait, la boutique rappelle le mouvement Arte Povera. La structure est d’une sublime complexité. Vus d’en haut, les produits sont encore plus luminescents sur ce gris sumi austère. Et les robes plissées colorées brillent comme des sculptures sous le soleil.

En m’assoyant sur un banc de bois parfaitement lisse, je remarque une autre jeune employée dans l’espace. Elle me dit: «Excusez-moi». Cette surveillance obséquieuse me rend inconfortable. Je descends pour me soustraire à son regard. D’autres clients sont arrivés. Une mère et son adolescent regardent en détail chaque article de la boutique. Soudainement, deux femmes entrent. Elles ne perdent pas de temps à faire le tour du magasin ou à apprécier l’ambiance, non, elles vont aussitôt trouver les sacs BAO BAO. Une seconde après les avoir pris dans leurs mains, elles posent des questions en anglais aux employées de la boutique, en intégrant quelques mots japonais. J’essaie de mettre le doigt sur ce qu’il y a de bizarre ici. Tout, jusqu’au moindre détail, est écrit en anglais et en japonais. Ce n’est pas chose commune au Japon, à moins que l’endroit soit conçu expressément pour les étrangers. Je réalise que les seuls autres Japonais que j’ai vus, à l’exception des employés, sont les deux vieilles dames de Kyoto qui étaient là quand je suis arrivée. La plupart des clients, ici, sont des touristes.

J’essaie de penser à d’autres endroits dans la ville où les étrangers sont aussi présents. Quelques-uns me viennent à l’esprit. Ryōan-ji, le temple zen et son réputé jardin de pierres. Le Kinkaku-ji (le Pavillon d’Or). Un incontournable de tous les circuits touristiques, une fantaisie japonaise à l’esthétique de Tanizaki, un monde défini par les maîtres artisans porteurs des secrets du Kyoto antique. On ne peut qualifier ces lieux d’«imitation», c’est tout le contraire: il s’agit d’un art hyper authentique, profondément ancré dans l’histoire millénaire de Kyoto. Et, pourtant, ça n’a rien à voir avec les boutiques ou les centres commerciaux ordinaires du Japon dans lequel j’ai grandi. C’est trop parfait, trop éloigné de la réalité quotidienne pour sembler réel. On dirait qu’Issey Miyake Kyoto est au-delà de la réalité, qu’elle est dans le royaume de l’hyperréalité, dans une sorte de beauté de la vallée de l’étrange japonaise. Ce qui est ancien est parfois tout aussi insondable que le futur.

Kanako Noda est traductrice éditoriale chez SSENSE. Elle est aussi une artiste visuelle établie à Montréal.

  • Texte: Kanako Noda