Contrées sauvages: quand le Camp s’en va en camping

Vertu de région, équipement de designer et inconfort manufacturé.

  • Photographie: TORSO
  • Texte: Ana Cecilia Alvarez

Avant que les grands espaces aient la cote, ils représentaient, du moins pour les colons, un chaos menaçant à conquérir. Mais pour l’âme industrialisée du citadin du 21e siècle, la nature est devenue l’antidote à la prison douillette qu’est la modernité. Nous n’avons ménagé aucun effort pour trouver des manières renouvelées d’endurer ces souffrances qui ne font plus partie de notre réalité. Les nouvelles technologies d’une extraordinaire superficialité ont été développées. Toutes les industries ont profité de cette farce délirante – me disais-je, durant ma randonnée – voulant que ce soit une bonne idée de jouer à la maison en plein air. Je pouvais entendre Sontag lister les caractéristiques du camp: «artifice, frivolité, prétention naïve des classes moyennes et excès “choquant”.»

L’attrait de l’escapade en sac à dos, pour les initiés, est évident: endorphine, point de vue surélevé, retrait, silence. Pas de travail, mis à part celui de répondre à ses besoins essentiels: bouffe, eau, abri. Beaucoup de temps pour penser. Et pourtant, alors que je parcourais le long chemin dégagé de près de 20 km quelque part dans la sierra, plongée dans mes pensées, le comique de la situation m’est apparu. Prendre plaisir à l’effort physique que demande de porter son propre poids en nourriture et en eau durant des kilomètres d’ascension est réel – je le comprends. Une sorte d’euphorie accompagne souvent l’aspect quasi masochiste intrinsèque à l’exercice. Mais, depuis un siècle, il y a tout de même quelque chose d’ironique dans cette quête du répit en “nature”.

L’amoureux des grands espaces aime l’équipement (dispendieux). C’est l’une des premières choses que j’ai comprises quand j’ai sérieusement commencé à préparer mon bagage. Tu dois d’abord te procurer:
-des bottes de randonnée qui se respectent
-des vêtements chauds qui respirent
-de la crème solaire
-des chaussettes épaisses
-des vêtements de pluie
-un blouson léger
-une tente légère
-un sac de couchage chaud et compressible
-un matelas de sol compact, une lampe frontale
-des produits hygiéniques écologiques
-une trousse de premier soin
-une bouteille d’eau
-un filtre à eau
-une sorte de réchaud pour cuisiner
-la nourriture

J’oublie probablement quelque chose.

Et là, je ne parle que de la liste rationalisée d’une escapade à sac à dos qui se contente de l’essentiel. Le glamping a introduit une nouvelle facette, celle de l’excès. La reconstitution de l’espace domestique au cœur d’un environnement hostile est devenue une expérience luxueuse. Plutôt que de s’évader dans une fantaisie de résilience en apportant avec soi le strict minimum, le glampeur s’abandonne à une laborieuse reproduction du confort urbain; “vivre la nature” de l’intérieur, idéalement avec la clim et le wifi.

Les tenues de plein air – grosses bottes, manteaux chauds, tuques en tricot – ont l’appel utilitaire du normcore, le confort idéalisé de l’athleisure, et, comme tous ceux qui possèdent un polar Patagonia pourrons le confirmer, un «attrait persistant». Quel est le rôle de l’“enclothed cognition” dans tout ça? L’esthétique du molleton connecte peut-être celui qui le porte à sa volonté d’avoir une conscience environnementale dans le contexte des changements climatiques. Avoir l’air de passer du temps en nature encourage peut-être à s’en soucier. Cette idée a déjà été vraie: à l’aube du vingtième siècle, les clubs de randonneurs ont uni le loisir à la défense de l’environnement – le Sierra Club est sans doute l’exemple le plus connu. Aujourd’hui, le consumérisme écologique promet de nous sortir de la crise climatique. Et l’attrait de l’équipement de plein air réside peut-être dans le symbole d’une sorte de vertu associée aux produits “verts”.

Le modèle porte robe longue Y/Project.

  • Photographie: TORSO
  • Texte: Ana Cecilia Alvarez
  • Stylisme: TORSO
  • Coiffure: Cheeky Ma
  • Maquillage: Yui Ishibashi
  • Modèles: Ion, Maria, Mimi / No Agency, Sebastian / Midland
  • Production: Alexandra Zbikowski, Andrea Lazarov
  • Assistant styliste: Ruth Gruca
  • Traduction: Geneviève Giroux
  • Date: 13 décembre 2019