Perfume Genius : alchimiste de la souffrance

Le chanteur Mike Hadrias nous parle de son nouvel album, _No Shape_, de ses prières à Rihanna et de sa façon de transcender la tristesse.

  • Photographie: Inez & Vinoodh

Les vedettes pop ont le don de favoriser l’intimité, même de loin. Au Heaven, le légendaire club gai londonien niché sous la gare de Charing Cross, le phénomène est tout particulièrement palpable. Ce soir, la foule s’est réunie ici pour entendre Perfume Genius (alias Mike Hadreas) interpréter les chansons de son quatrième album, No Shape.

Dans la file d’attente et à l’entrée du club, des adolescentes parlent d’Handreas comme s’il s’agissait d’un de leurs amis ou de leur petit copain. Elles ont l’impression de le connaître, ou plutôt qu’il les connaît.
Le théoricien Fredric Jameson a observé que l’ère postmoderne était marquée par un « déclin de l’affect »; que la sincérité et l’authenticité avaient fait place à l’ironie et à la distanciation. Or, il y a résolument de la tendresse et un esprit de camaraderie et de communion qui flotte dans l’air ce soir. Tous les billets ont été vendus, et le club est rempli de jeunes filles, de jeunes hommes et de quelques messieurs plus âgés au look avenant. On aurait pu croire volontiers qu’ils s’étaient retrouvés au Heaven par pur hasard, jusqu’à ce qu’ils se mettent à scander le nom d’Hadreas. Quand le chanteur fait enfin son apparition sur scène, il est vêtu d’une chemise bouffante et d’une combinaison rayée aux allures de corset. Son aura glamour contagieuse galvanise la foule. « Nulle famille n’est à l’abri quand je roule des hanches », fanfaronne-t-il avant de rejeter la tête par derrière d’un geste dramatique. Après tout, le glamour aime aussi provoquer.
La plupart des articles consacrés à Hadreas commencent en dépeignant son passé houleux et son combat contre la dépendance. Si la tragédie fait vendre, il n’en demeure pas moins que le portrait qu’elle dresse est réducteur. Il suffit de parler aux fans réunis ce soir pour constater qu’Hadreas est tellement plus que la somme de ses épreuves. En explorant ses propres souffrances, il nous aide à nous libérer du sentiment de honte que nous associons aux nôtres. Entre deuil et désir, la grandeur et le triomphe émergent.

Sanja Grozdanic

Mike Hadreas

Peux-tu me décrire dans quel état d’esprit tu étais pendant la création de l’album No Shape?

Pour être honnête, c’est venu par vagues. Quand je fais quelque chose, je commence toujours par douter de moi. Mais pendant l’écriture de l’album, ce qui comptait pour moi était surtout de décrire mes émotions de façon plus directe plutôt que de raconter des histoires qui me sont arrivées avant. Ça a été un peu plus compliqué, puisque les choses dont je parlais étaient plus ambiguës et n’avaient pas nécessairement de finalité. Il y a eu des moments plus doux et des moments plus sombres. Parfois, je pouvais passer d’un extrême à l’autre en l’espace de quelques heures. Au début, j’étais plus réticent à partager ce que je faisais parce que j’avais un peu l’impression que c’était sans queue ni tête. Ça a été un défi pour moi d’essayer de créer quelque chose de plus intime qui parle de trouver un sentiment d’appartenance; une espèce de satisfaction spirituelle, j’imagine. En fait, je n’y parviens jamais tout à fait, donc cet album est essentiellement le reflet de cette quête.

Je suis tombé sur une entrevue avec Jessa Crispin dernièrement, dans laquelle elle disait qu’examiner notre médiocrité est tout aussi important qu’examiner nos triomphes.

C’est aussi bien plus amusant. J’aime le drame, les extrêmes. Je crois que c’est ce qui m’embête parfois dans l’idée d’être davantage dans le moment présent. J’ai l’impression qu’il est tout petit, mais c’est faux. C’est tout simplement la façon dont j’ai entraîné mon esprit à penser, et c’est aussi la raison pour laquelle je suis toujours coincé dans ma tête. Parce que je pourchasse toujours quelque chose de grandiose. Écrire et faire de la musique sont une façon pour moi de dramatiser les petits moments banals de mon existence. J’essaie de m’entraîner à réaliser à quel point ils sont sacrés et uniques.

Dans ta bio d’artiste, tu affirmes que ta musique en sera toujours une de protestation. Ça me rappelle une citation de Carl Schurz que je me répète souvent ces temps-ci : « Nous avons atteint un stade où la résistance est synonyme de loyauté, et où la soumission est synonyme de trahison. » Partages-tu cette impression?

Ouf, c’est du lourd! [Rires] Je ne sais pas trop. C’est tellement le bordel ici [en Amérique]. J’accroche et je décroche. J’ai perdu tout espoir. Il n’y aura pas de lumière au bout du tunnel. Comment fait-on pour exister dans ce contexte? Certaines personnes en sont physiquement incapables. Ça me semble presque dérisoire, parfois. « Oh, j’écris des chansons à propos de comment je me sens. » [Rires] Difficile de trouver l’équilibre entre être informé, à l’affût de ce qui se passe et prêt à agir et à se battre, mais aussi de trouver le temps de simplement vivre et éprouver des moments de joie.

l n’y aura pas de lumière au bout du tunnel. Comment fait-on pour exister dans ce contexte?

La plupart des musiciens deviennent célèbres avant de se mettre à consommer. Tu as plutôt fait l’inverse. Je ne sais pas si tu connais Melissa Broder de @SoSadToday, mais elle a dit qu’être sobre stimulait sa créativité parce que ça l’obligeait à faire appel à son imagination. Elle a aussi dit : « Je crée parce que c’est ma seule façon de m’évader de l’existence. » Est-ce que tu te reconnais là-dedans?

À 100%. J’ai parfois vraiment l’impression que ça agit comme un substitut. Un peu plus tôt, j’expliquais combien je voulais que tout soit un grand événement… C’est un peu ce que ça donne quand on mélange drogue et alcool. Je peux passer quatre jours dans le sous-sol chez quelqu’un et avoir l’impression de vivre quelque chose de complètement épique. Dans les faits, je n’ai rien foutu du tout, ou j’ai juste passé 36 heures à faire du ménage. La musique a un effet moins immédiat et exige plus de réflexion et de patience, parce qu’elle est réelle. Je dois tout de même trouver de nouvelles façons de composer avec l’existence. Je suis le genre de personne qui a besoin de soupapes. Les drogues et tout… ça marche. Ça le fait vraiment! C’est sans aucun doute le meilleur truc que j’ai trouvé, mais la musique suit de près.
« Il n’y aura pas de lumière au bout du tunnel. Comment fait-on pour exister dans ce contexte? »

Eh bien, disons que ça nécessite plus de travail! Quand on prend des hallucinogènes, on a l’impression que tout est tellement profond… jusqu’à ce que ça ne le soit plus!

[Rires] Voilà, on a l’impression que c’est profond. Ça m’arrive encore de me sentir vraiment connecté. Ces moments me semblent beaucoup plus vrais et intimes, mais ils sont plus rares. Par contre, ils sont beaucoup plus durables à long terme.

You’re on tour at the moment, which I imagine would be so physically draining, having to be in character. How do you handle that physically and emotionally?

C’est bizarre. J’ai l’impression d’avoir une raison d’être, alors que pratiquement toute ma vie, j’ai eu du mal à canaliser mes énergies de façon constructive. J’étais plutôt dans l’autodestruction, et j’aurais pu continuer comme ça longtemps. Parfois, je pense tout simplement à Rihanna; à quel point elle est toujours irréprochable, même si elle doit être incroyablement occupée. Alors je prie la déesse Rihanna.

Alors je prie la déesse Rihanna.

Sainte Rihanna.

Mais j’aime ça. J’aime la routine de la tournée. J’aime pouvoir être anxieux à partir de trucs très précis. Ce n’est pas comme une anxiété vague, généralisée. J’ai même une liste, un calendrier pour fixer mes obsessions au lieu de juste laisser mon esprit dérailler frénétiquement. [Rires]

Est-ce que le fait de documenter ta souffrance allège ton existence?

Je pense bien que oui. Tout le monde me demande toujours ce que ça me fait de passer ma vie à faire de la musique soi-disant déprimante. Personnellement, ma musique ne me déprime pas du tout. Elle a plutôt un effet cathartique. J’ai l’impression de me libérer de plein de choses. Je crois aussi que c’est une expérience beaucoup plus partagée maintenant, et ça m’aide aussi. Ça me permet de sortir un peu de moi-même. Même si j’existe toujours à travers ma musique, j’arrive finalement à me détacher de l’emprise de ce que je considère comme mes problèmes. [Rires] C’est aussi une façon d’être plus indulgent envers moi-même, tu vois? Même si mes chansons sont tristes, ces extrêmes sont beaucoup plus violents quand ils se passent dans la vraie vie que quand j’écris à propos de ceux-ci. Je revisite ces émotions pour en faire quelque chose de plus doux. Ma musique est devenue moins minimaliste aussi, et le son lui-même est un peu plus brut. C’est très libérateur. Quand je vis un instant de grâce sur scène ou que je me sens connecté à ce que j’écris, ça relève presque d’une expérience spirituelle. Je me sens à ma place, ce qui est bon aussi pour mon ego.

Comment composes-tu avec le fait d’être connu? Est-ce que ça a changé ta vie au quotidien?

Non. Je veux dire, oui, c’est un peu bizarre de ramasser la merde de mon chien puis d’être en entrevue avec un magazine 10 minutes plus tard et de devoir avoir l’air classy et sophistiqué. Ce n’est pas comme si j’étais devenu une superstar internationale, mais je sens clairement la différence. Avant, je performais avec les mêmes vêtements que je porte dans la vie. Avec Perfume Genius, j’ai l’impression de devoir me transformer en une personne différente – c’est encore moi, mais avec une couche de plus qu’avant. Je dis ça de façon positive : ça a rendu notre musique comme nos performances meilleures.
Avant le lancement de l’album, j’ai réfléchi à la façon dont j’allais en parler. Avant, je croyais que je devais être totalement candide et transparent, mais au final, je finissais par être nerveux et par répondre n’importe quoi. Maintenant, je peux dire la vérité à propos de l’album parce que j’ai pris le temps d’y penser. Je réfléchis plus à tous les petits détails. À vrai dire, c’est un peu épuisant, mais bon. Au fond, je n’ai aucune idée de comment j’arrive à faire tout ça. Je passe ma vie à improviser.

  • Entrevue: Sanja Grozdanic
  • Photographie: Inez & Vinoodh