Turnstile, les authentiques

Brendan Yates et Franz Lyon discutent hardcore et transcendance du temps et de l’espace

  • Entrevue: Meredith Graves
  • Photographie: Alexis Gross

Le cinéma où Turnstile a tourné la vidéo pour la piste « Moon » a projeté son dernier film dans les années 1980. « Il était à l’abandon, il y avait des clous partout, et c’était un peu glauque, raconte le chanteur Brendan Yates. Mais c’était cool à voir, les plafonds sont hyper hauts. Nous voulions créer une sorte de toile ». Le groupe a donc demandé à leur amie Paula de les aider, et elle a conçu quelques costumes aux allures futuro-nostalgiques pour contrebalancer la solennité antique de l’architecture fin 19e siècle du bâtiment.

Dans cette image : bonnet Alexander Wang hat, [blouson AMI Alexandre Mattiussi](https://www.ssense.com/fr-us/hommes/produit/ami-alexandre-mattiussi/blouson-en-serge-noir/2445888 et pantalon Acne Studios trousers.

Aussi tordu que cela puisse paraître, je me suis demandé si la vidéo de « Moon » était une interprétation visuelle des thèmes explorés avec Time & Space, le deuxième album de Turnstile (paru sous le label Roadrunner Records). J’ai été ravie de découvrir que j’étais à la fois loin de la vérité et que je n’avais pas tout à fait tort. La vidéo a été tournée en très peu de temps – entièrement réalisée en une journée –, ce que Franz considère sans réserve comme un véritable miracle. Mais avec Turnstile, comme c’est souvent le cas avec le hardcore et le punk, la magie opère véritablement à l’intersection de l’espace et du temps.

« J’étais complètement distrait toute la journée parce que c’était la première fois, depuis toutes ces années, que mon paternel rencontrait celui de Brendan et, juste ça, c’était merveilleux, » déclare Franz.

Et comment se sont-ils entendus?

« En fait, dès qu’ils ont fait connaissance, ils se sont tout de suite mis à blaguer à propos de Franz et moi, ajoute Brendan. C’était comme se voir dans 50 ans, surréaliste et bizarre. »

Alors oui, c’est bien le père de Franz à la toute fin de « Moon », et il est génial.

Le temps et l’espace (du titre de l’album Time & Space) ont une résonnance émotionnelle onomatopéique. Leurs définitions sont aussi vastes qu’infinies. Ces concepts parlent tout particulièrement à ceux qui en ont aplani les nuances, ceux qui s’expriment d’un vague geste de la main, genre de « tu vois ce que je veux dire ». On peut en dire autant du hardcore et du punk – de petits gestes suffisent, les initiés y voient les grandes idées.

Pour pousser encore plus loin la métaphore, on peut dire que le même esprit d’ouverture existe chez les Turnstile. Étiqueter leur sonorité de classique « hardcore-punk-rap-soul-thrash-psychédélique » (et cetera, toujours plus loin dans l’abysse) en dit davantage sur les fans que sur le groupe. Appelez-les comme vous voulez, l’important c’est d’être à l’aise et d’avoir du plaisir.

« On essaie de varier autant que possible ce qu’on fait », répond Brendan quand on lui demande comment la publicité entourant Time & Space peut affecter le groupe. La visibilité peut être assez bizarre, et les critiques pourrir la vie des groupes issus de la culture Do It Yourself, mais les Turnstile sont juste heureux d’avoir un public, quel qu’il soit.

« Les groupes avec lesquels on joue, le genre de concerts qu’on donne, la taille des salles et l’ambiance qu’on choisit… Au fond, nous voulons permettre à tous ceux qui veulent écouter la musique la possibilité de le faire, c’est juste normal. Et c’est cool de côtoyer notre monde. »

Daniel porte : pantalon Raw Research.

Cet esprit d’ouverture, qui fait cruellement défaut sur la scène hardcore, leur vient des villes et des cultures musicales dans lesquelles ils ont évolué, qui étaient habitées par la diversité et la solidarité. Les quatre cinquièmes du groupe sont originaires des environs de Baltimore, « sauf Franz, qui vient de l’Ohio ». (On me le rappellera si souvent qu’au bout d’un moment, ça devient une blague; une sorte de refrain autobiographique du groupe.)

« Sinon, nous venons à peu près tous de Baltimore ou de Washington D.C. Et, comme on a grandi là-bas – sauf Franz, il vient d’Ohio –, on allait voir des concerts en alternant d’une ville à l’autre. On choisissait en fonction des salles – si elles proposaient [et permettaient] des concerts hardcores – du lieu d’où venaient les membres de nouveaux groupes, des trucs du genre. Juste voir des groupes cool, intéressants, comme GIVE, Big Mouth, Post Pink, Next Step Up et Stout. Trapped Under Ice, par exemple… »

Pour la petite histoire : Trapped Under Ice est composé de sortes d’enfant prodige de la scène hardcore de Baltimore, des mecs fous à lier sur disque – le type de groupe qu’on prend très au sérieux. L’amitié nouée avec les membres et leur soutien dès les débuts de Turnstile ont finalement mené Brendan à jouer de la batterie avec eux (notamment sur Heatwave, album paru en 2017, le premier depuis leur réunion en 2015).

« Je les ai tous rencontrés quand j’étais pas mal plus jeune, avant même qu’ils forment Trapped Under Ice. Ils étaient plus âgés que moi et, en quelque sorte, veillaient sur nous », m’explique Brendan. J’ai l’impression que la diversité et l’acceptation sont les raisons pour lesquelles Turnstile est devenu un groupe; même que c’est la raison pour laquelle je travaille dans ce milieu. Parce qu’ils venaient me voir, traînaient avec moi en dehors des concerts; on jammait ensemble. Il n’y avait rien de mieux, ça influence à peu près tout ce que je fais dans la vie aujourd’hui. »

Croissance et évolution sont des termes effrayants qu’on soit un groupe ou une tache de naissance. Les gens peuvent devenir bizarres et impatients entre la sortie de deux albums, et se retrouver à faire du alt-country. L’album Time & Space n’a pas un son si éloigné du Turnstile habituel, et les représente plus que jamais. « Les chansons rapides sont plus rapides. Les chansons lentes sont plus lentes. Sur cet album, on retrouve probablement notre pièce la plus lente jamais composée. C’est aussi plus mélodieux. Tout le monde a évolué, en tout point. »

Franz opine, et renchérit.

« Pour être franc, un autre facteur qui a contribué à l’évolution de notre groupe est l’attention qu’on porte aux détails. Brendan ne s’en vantera pas, mais c’est un génie maniaque. Il a toujours deux longueurs d’avance sur ce qu’il vise, qu’il en soit conscient ou pas. Il est attentif à ce que nous allons jouer, à la façon dont nous allons jouer, à la manière de gratter la guitare. Il veille aux moindres détails, et ça va jusqu’aux câbles qu’on utilise. »

Penser la musique ainsi, soit comme une pratique nécessitant concentration et attention, a également contribué à tisser la relation entre Turnstile et son public, à l’imprégner. Plutôt que de perdre son temps à imaginer comment les gens vont réagir au nouvel album, le groupe se concentre sur ce qu’il doit accomplir pour qu’ils l’aiment live. Tout est question d’empathie. Les membres écrivent et composent des pièces de façon organique, qui sont agréables à jouer sur scène, intenses à 100%, sachant que ce qu’ils aiment et le plaisir qu’ils éprouvent se transmettront à leur public.

« J’ai de la difficulté à prévoir comment les gens vont réagir aux chansons, dit Franz, mais s’il y a une chose dont je suis certain, qui est béton, c’est que, par-dessus tout, dès que je branche ma guitare, même si je suis vraiment nerveux, j’ai confiance en moi comme jamais. Et je sais que tous les six nous allons tout donner, brancher nos instruments et donner tout ce qu’on a dans le ventre. Qu’ils nous aient vus un million de fois ou pas, qu’ils entendent les nouvelles chansons ou pas, j’espère qu’ils ressentiront notre énergie.

« Pour être honnête avec toi [et Franz est tout, sauf malhonnête], juste jouer et expérimenter avec cinq des personnes que j’aime le plus au monde me rend heureux. Jouer de nouvelles chansons, devenir meilleur dans ce que je fais. Je sais pas, ça me fait tripper. C’est un mélange de nervosité d’excitation et d’assurance; j’ai confiance et je crois en chacune des personnes qui m’accompagnent sur scène. Ce que je veux, c’est qu’on s’améliore, tous ensemble. Voilà en gros ce à quoi j’aspire. C’est important de gonfler ses potes à bloc. Tu peux pas t’éclater si tes amis ne se sentent pas bien. Nous sommes tout les uns pour les autres. »

Meredith Graves est une musicienne et journaliste du nord de l’État de New York. Aujourd’hui présentatrice à MTV News, elle est l’ancienne chanteuse des Perfect Pussy.

  • Entrevue: Meredith Graves
  • Photographie: Alexis Gross
  • Stylisme: Amanda Merten
  • Conception du décor: Rose Johansen
  • Vidéo: Rose Johansen
  • Illustration: Collin Fletcher
  • Assistance à la production: Story Beeson