Vic Mensa a des choses à dire

L’artiste sur la création de son premier album, sa visite en Palestine et l’importance d’affronter ses traumatismes

  • Entrevue: Stephanie Smith-Strickland
  • Photographie: Sandy Kim
Vic Mensa

Vic Mensa entre dans une maison en bord de mer, à Malibu, arborant un tout nouveau tatouage et un grand sourire de gamin. Il porte l’espèce d’uniforme noir intentionnellement usé, mais indéniablement cool, propre aux rappeurs vedettes comme aux habitants fashion de SoHo. Ses doigts surchargés de grosses bagues en argent, inspirées par son héritage ghanéen, s’agitent sans relâche, martelant ses genoux, alors qu’une coiffeuse bichonne doucement ses cheveux et les entortillent en nouvelles dreads. Bien que Mensa ait lancé son mini-album There’s A lot Going On en 2016, la déclaration du titre s’applique tout autant à 2017.

Vic Mensa

Vic Mensa porte blouson Burberry et pantalon Burberry. Dans l'image du haut: Vic Mensa porte blazer Tiger of Sweden.

L’année dernière, le Chicagolais de 24 ans a lancé The Autobiography, son premier album studio. Le projet se balade entre une large gamme, allant du rap au rock, et fait appel à une performance de Weezer et à la contribution de Jay-Z, fondateur de Roc Nation. Mensa nous confie qu’en fait c’est le rappeur natif de Brooklyn qui l’a incité à retirer du disque une pièce inutilement injurieuse. Mais même sans les sages conseils d’un vétéran de l’industrie, le nominé aux Grammy, ex-rappeur «freshman» du magazine XXL, a toujours eu les pieds sur terre, manœuvrant habilement ses collaborations avec des artistes allant de Kanye West à Pharrell Williams, en passant par des étoiles montantes à la Towkio ou Joey Purp de Savemoney, le collectif hip-hop que Mensa a fondé et qui compte Chance the Rapper comme membre affilié. Au-delà de ses thèmes introspectifs – famille, amitié, amour, pertes –, The Autobiography recèle des leçons sur la manière de surmonter les obstacles et d’affronter ses traumatismes.

«Sortir The Autobiography a indéniablement été le clou de l’année dernière, parce que dans l’industrie musicale actuelle les albums sont subjectifs; t’as pas besoin de les faire. Plein de gens ne font que des compils. Mon album m’a semblé complet, j’ai enchâssé beaucoup de ma vie dans une seule et même œuvre singulière. On pourrait creuser un trou et l’enterrer à la manière d’une capsule témoin de ce j’ai vécu en 2017 et durant les années précédentes », souligne-t-il. Alors que There’s A lot Going On est sciemment tourné vers le monde extérieur – s’en prenant à l’aspect racial de questions d’intérêts publics, comme la crise de l’eau à Flint, ou ciblant la mort de Laquan McDonald, abattu dans la Chicago natale chérie de Mensa –, le bien nommé The Autobiography est plutôt tourné vers l’intérieur.

Nous dévoilons la face cachée d’un artiste qui se moque des conventions contemporaines du hip-hop, qui est tout aussi désireux de réfléchir sur ses défauts qu’il l’est de se joindre à de paillardes festivités où le champagne coule à flots. Pour Mensa, la vie est bien plus nuancée que l’éprouvant parcours d’Aston Martin et de mannequins. Il veut, et en fait trouve que c’est essentiel, examiner comment ses interactions avec un monde souvent hostile aux jeunes Noirs influencent sa psyché, et comment en retour ça le fait interagir avec son entourage.

La passion de Mensa de s’investir profondément avec le monde, à la fois sur le plan personnel et à la manière d’un scribe-témoin qui observe et rapporte de familières bien qu’impersonnelles histoires, tisse une toile ténue de connexions qui relient la thématique ainsi que les leçons à tirer de There’s A lot Going On et de The Autobiography. Alors que ce dernier rapporte ce que l’artiste perçoit autour de lui – qu’il s’agisse de l’injustice systématique mise en lumière dans «Shades of Blue» ou de la détérioration de sa relation avec sa maintenant ex-fiancée dans «New Bae» –, le premier déballe la façon dont les expériences de Mensa ont forgé la personne qu’il est en passe de devenir. «Une grande partie de la musique que j’ai lancée en 2016 et en 2017 a été composée à la même époque, confie-t-il. J’avais le pressentiment que les choses dégénéreraient, et puis 2017 est devenue cette putain de période mouvementée, et il était impossible de ne pas parler de toute cette merde, parce que tout était si flagrant.»

Son désir de se nourrir d’expériences visuelles glanées à travers la planète fait partie des raisons qui l’ont entraîné à se rendre en Palestine Mensa to visit Palestine; une expérience qu’il qualifie d’événement le plus marquant de 2017. Ce voyage a également engendré une vidéo coup de poing pour le single «We Could Be Free», laquelle juxtapose des images crève-cœur de citoyens réprimés brutalement alors qu’ils protestaient contre l’occupation militaire de leur maison en Palestine et des scènes consternantes de haine et de violence qui se sont déroulées à Charlottesville et à Ferguson. «J’ai sillonné la Cisjordanie et j’ai été témoin de graves injustices. J’étais accompagné de gens formidables, alors ça a été un moment vraiment marquant. J’y suis allé avec l’une de mes bonnes amies, Aja Monet, poète et militante pour la liberté qui a fondé l’organisation Dream Defenders. Des années auparavant, elle me parlait déjà de l’attention à prêter à la Palestine, parce que c’est l’une des plus grandes violations des droits humains de notre époque. Quand l’occasion s’est présentée, ça allait de soi, car j’aime visiter des lieux qui m’inspirent, me motivent, m’instruisent et me bouleversent.»

À l’instar de ce que Mensa évoque dans sa musique, il n’existe aucune motivation plus forte ni plus formatrice que la vie elle-même. « L’une des chansons de mon album intitulée “Homewrecker” est à propos de mon ex-fiancée qui s’est introduite par effraction où je créchais. Et ce n’est que la pointe de l’iceberg, la merde causée après que j’aie composée la pièce… Mais à l’époque ça m’a aidé à l’exorciser. L’un des trucs que tu retiens de telles expériences, c’est d’être plus sincère. Je sais qu’à partir de maintenant je veux m’améliorer avec les gens de mon entourage, surtout en ce qui a trait aux relations. “Heaven on Earth” est une autre chanson qui m’émeut, parfois; elle parle de mon grand pote qui a été tué.» Bien que la chanson tire son origine d’une souffrance personnelle, Mensa arrive à faire osciller le récit de sorte qu’on a de la sympathie pour la victime et l’auteur. Plutôt qu’une mise en accusation d’un acte criminel, la chanson examine comment le cycle de la violence traumatise les gens qui en sont victimes.

Vic Mensa

Vic Mensa porte chemise Gucci.

«Je voulais qu’on sache que la violence à Chicago se passe toujours dans les mêmes communautés. Les personnes qui commettent les meurtres sont les mêmes personnes affectées par ces meurtres. C’était important pour moi en tant que porte-parole de ma ville de jeter un éclairage différent, de montrer une perspective empathique multidimensionnelle d’une violence trop souvent exploitée et traitée de manière sensationnaliste, confie-t-il. En plus, ces crimes sont si souvent impunis que je ne savais même pas vraiment contre qui diriger ma colère. Ne pouvant me raccrocher à une rage anonyme, j’ai dû mettre ce qui s’était passé en contexte, élargir la perspective. Je devais l’aborder sous un angle d’interconnexion et réellement saisir qu’on forme un tout, en tant qu’être humain, évidemment, mais également en tant que citoyen et membre d’une communauté qui m’est si chère.»

De la même manière, «Heaven on Earth» s’est transformée en une leçon confessionnelle sur le pardon, tout comme la chanson «Rollin’ Like a Stoner», où une mélodie accrocheuse et un titre à première vue hop la vie s’opposent ironiquement pour dépeindre l’horrible réalité qui se cache derrière la toxicomanie. « Composer The Autobiography a opéré comme une forme de catharsis, mais aussi un désir de m’expliquer. J’avais fait cette chanson avec Kanye, et plusieurs me disaient genre : “Qu’est-ce qui est arrivé à l’album?” Je voulais être sincère quant à ma trajectoire et à ma voie. Je voulais dire : “Hé, j’voulais vous offrir un album, mais putain j’étais complètement pété sur la came”. Je voulais être transparent pour arriver à guérir, parce que je me faisais du mal, et blessais mon entourage. Je voulais aussi instaurer le dialogue sur des sujets qui me semblaient inabordables. Quantité de jeunes hommes de couleur traînent des traumatismes qu’ils taisent par peur d’être targués de faibles. Je ne suis pas un faible. Je me sens fort. Selon moi, la sincérité est vitale pour conférer de la force. Mes expériences de vie m’ont fourni de la matière, m’ont donné quelque chose à dire.»

Installée à L.A., Stephanie Smith-Strickland a notamment été publiée dans Billboard, Complex, Highsnobiety et autres.

  • Entrevue: Stephanie Smith-Strickland
  • Photographie: Sandy Kim
  • Assistant photographe: Josh Elan, Grayson Vaughn
  • Stylisme: Brittny Moore
  • Mise en beauté: Rodney Bugarin
  • Coiffure: Frances Smallwood
  • Production: Emily Hillgren, Brandon Zagha