Nowhere : la scène rave queer de L.A. vue par Gregg Araki
Une vision de la mode boostée aux métamphétamines
- Texte: Julia Cooper

Entrer dans l’univers du film Nowhere (1997) de Gregg Araki, c’est pénétrer dans une réalité alternative, un palais des plaisirs où chaque geste et chaque mot constitue une amplification ou une distorsion du monde hétéronormatif. Des ados queer se traînent nonchalamment dans les rues torrides de L.A. en quête d’un repère ou se rouler des pelles ou faire la fête – n’importe où, sauf dans les cours qu’ils préfèrent sécher. Ils baisent. Ils fument. Ils se pourlèchent. Ils s’embrassent. Ils s’engueulent. Le tout sur fond d’immenses fresques où des baleines, des fusils ou de gros points colorés font office de hiéroglyphes new age. Leurs vêtements sont les porte-étendards de l’esthétique rave qui connaît actuellement une période de renaissance. Chez Miu Miu et Acne comme chez Kenzo, on assiste au retour d’une vision nineties de la mode plombée aux métamphétamines; un royaume où les couleurs ultravoyantes s’affairent à convaincre notre cerveau de libérer de la dopamine, et où l’expérimentation sensorielle est reine. Des colliers ras-du-cou aux camisoles à bretelles spaghetti, les looks de Nowhere visent à défier et à faire exploser les boutons de chemise de la réalité hétérosexuelle BCBG. Cette frénésie se transpose sur le plan visuel, avec des changements de scènes rapides et des passages filmés en mode caméscope amateur. Il n’y a jamais qu’un seul niveau de lecture. Dieu est mort, mais ses disciples sont partout. L’hétéronormativité a beau être la norme, ces jeunes sont queer – et d’une beauté démentielle.

LA NAISSANCE DU NOUVEAU CINÉMA QUEER
Araki fut l’un des premiers réalisateurs à être associé au mouvement New Queer Cinema (NQC) au début des années 90, aux côtés de grands films comme Paris is Burning, My Own Private Idaho et The Watermelon Woman. Les prérequis pour s’inscrire dans le genre étaient d’avoir a) un caméscope et b) une forte envie d’emmerder Reagan et son administration, pour qui le sida n’était rien de plus qu’une légende urbaine. Le héros de Nowhere, Dark Smith, souhaite épouser sa copine bisexuelle, Mel, mais entretient aussi des fantasmes homosexuels. Bref, la porte est ouverte à tous.

RETOUR VERS LE PRÉSENT
Il suffit de voir les motifs camouflage farfelus et les tricots fantaisistes de Nowhere pour comprendre pourquoi c’est à Araki que Kenzo a confié la réalisation d’une courte vidéo promotionnelle pour sa collection automne-hiver 2015. Intitulé Here Now, ce court vidéoclip met en vedette certains des personnages qui semblent avoir été filmés dans les mêmes lieux de tournage de L.A., vêtus de tenues pratiquement interchangeables.
Alors que Nowhere avait su capturer l’essence même de la fin des années 90, ces tendances reviennent en force dans les collections printemps-été 2017, élevant ce film au rang de vaisseau intemporel voguant hors du temps – un microcosme culturel s’élançant vers le futur, tout en appartenant au passé.
HOUSE OF INTUITION
Le nouveau cinéma queer avait pour mission de montrer la réalité gaie au grand écran – dans ses grandes passions comme dans ses grands ennuis – mais il a aussi permis de populariser les modes queer. Araki a habillé ses personnages de façon à ce qu’ils transmettent la réalité qu’il voulait défendre et illustrer – marginale, vivante, provocante; tout sauf ennuyante. Dans l’une des scènes, Mel se trouve dans une chambre qui ressemble à une exposition de Yayoi Kusama en version spartiate. De gros pois aux couleurs primaires maculent le mur, sa salopette blanche et même son téléphone sans fil. L’actrice, Rachel True, a interprété l’une des étranges sorcières de The Craft avant de jouer dans Nowhere. Suite logique des choses : elle offre maintenant des séances de tarot par téléphone au House of Intuition de L.A.

GAYMENT AMÉRICAIN
Après que sa mère l’ait obligé à sortir de la douche, Dark Smith s’enveloppe dans un drapeau américain. Avant qu’on ne l’interrompe, Dark était occupé à se masturber. Il est donc d’humeur massacrante.
Sur le mur de sa chambre est affiché un énorme portrait de lui-même en noir et blanc, pointant un fusil sur sa tempe. Le spectre du suicide plane. La sexualité queer et l’autogratification érotique ont toujours été catégorisées comme « malsaines », et même si Nowhere fait un clin d’œil à ces idées reçues, il insiste aussi très clairement sur la finalité de tout ceci : le plaisir.

L’EXTASE RELIGIEUSE, VOUS CONNAISSEZ?
Le kaléidoscope de couleurs s’entremêlant sur les vêtements des jeunes tourtereaux contraste vivement avec la soute blanche de la religieuse, qui vient interrompre leurs ébats passionnés de ses lourdes considérations sacro-saintes – pour un court instant seulement. La Cité des Anges est hantée par la sainteté de son patronyme, dont se moque librement Araki en mettant en scène la religion en tant que trouble-fête. Vous prêchez dans la mauvaise paroisse, ma Sœur.

L’EXTASE RELIGIEUSE, VOUS CONNAISSEZ?
Le kaléidoscope de couleurs s’entremêlant sur les vêtements des jeunes tourtereaux contraste vivement avec la soute blanche de la religieuse, qui vient interrompre leurs ébats passionnés de ses lourdes considérations sacro-saintes – pour un court instant seulement. La Cité des Anges est hantée par la sainteté de son patronyme, dont se moque librement Araki en mettant en scène la religion en tant que trouble-fête. Vous prêchez dans la mauvaise paroisse, ma Sœur.

RAVE ÉVEILLÉ
Les costumes du film sont les uniformes de combat d’une légion de jeunes qui ne pensent qu’à faire la fête toute la journée – avant de capituler. Alors, vous montez? Mais avant, jetez un coup d’œil dans le coffre de la voiture. Vous y trouverez sans doute une version maison des dernières plateformes lancées par Gucci ou Stella McCartney. Des mini-sacs à dos, des chandails écourtés à motif tie-dye et des bouteilles d’eau composent l’attirail de base de la jeune raveuse. Une fois rentrées à la maison, elles épinglent sans doute une photo des boucles d’oreilles en forme de capsule de boisson gazeuse de Marc Jacobs sur leur babillard. Sillonnant les rues de la ville au volant de leur décapotable, elles crient « Mange-moi le triangle des Bermudes! » à tous les jolis mecs qui croisent leur chemin, avant de s’éloigner dans le soleil couchant telles des déesses lesbiennes.
- Texte: Julia Cooper