Babylon LA : Bienvenue à la mecque du skate
Lee Spielman nous parle de l’éthos inclusif de la marque californienne

Lee Spielman aurait toutes les raisons du monde d’être stressé. Dans quelques heures, il sera en shooting photo pour un lookbook. Il y a moi qui suis ici pour l’interviewer. Dans la cour de sa boutique Babylon L.A. – le quartier général de la marque skate et streetwear qu’il dirige avec Garrett Stevenson –, un petit groupe de charpentiers manie furieusement le marteau, piochant un immense bowl en bois qui accueuillera bientôt les acrobaties aériennes de vétérans légendaires comme Lance Mountain et Eric Dressen. C’est que dans environ 12 heures, Babylon donnera un BBQ pour célébrer sa dernière collaboration avec Spitfire Wheels.

Il faut croire que Spielman et Stevenson ont l’habitude de faire mille choses en même temps. Ils sont aussi respectivement chanteur et guitariste de Trash Talk, un groupe hardcore anciennement signé chez Odd Future Records qui a vu le jour bien avant Babylon. Bien que leur musique se mêle rarement de leur marque – « deux bêtes qui se tiennent côte à côte », selon Spielman –, ces deux projets se fondent sur une même approche teintée de cet esprit inclusif, je-m’en-foutiste et DIY qui a toujours guidé leur quête d’inspiration.
L’atmosphère qui règne à l’intérieur de la boutique fait honneur au mythe de l’éternel été californien. Certes, les nouvelles adresses hip proposant des cafés infusés à froid à 6$ et des une-pièce Free People ont quelque peu dénaturé le côté grano utopique de Dogtown, mais juste un peu plus à l’est sur Highland Boulevard, un esprit communautaire subsiste. Babylon LA s’inscrit au cœur du « nouveau » Los Angeles et du boom créatif qui a poussé les New-Yorkais et les San-Franciscains à quitter leurs villes en constante transformation pour s’exiler vers de nouveaux terrains de jeu aussi luxueux qu’inabordables. L’immensité et les cieux cléments de L.A. ont charmé des artistes comme Spielman et Stevenson – tous deux natifs de Sacramento – en quête de pâturages culturels plus fertiles. Babylon LA est le jardin qu'ils y ont cultivé : un vortex des plus accueillants dont les innombrables apparitions sur Instagram et Snapchat font rêver leurs fans aux quatre coins du monde. Cette mentalité inclusive contraste nettement avec l'ambiance des magasins similaires qui ont la fâcheuse tendance de se la jouer trop cool. C'est ce qui fait de Babylon ce qu’ils sont. « C'est un de ces trucs qui ne s’achètent pas », résume Spielman.
À l’intérieur de leur boutique sobrement décorée, un signe de paix à l'envers est suspendu au mur. En tout juste 30 mois d’existence, le logo de la marque est devenu une icône de niche, emblème de l'esthétique et de l'éthique de la marque : un symbole de sérénité inversé, pris un peu plus à la légère sans pour autant perdre sa symbolique. Des baskets montantes Converse blanches et noires – fruit de l'une des nombreuses collaborations de Babylon avec la célèbre marque de sneakers – trônent sur les tablettes. Des planches de skate ornées de femmes à moitié nues sur la plage baignent dans une lumière rose néon; d'autres affichent tout simplement le mot « BABYLON ». Les amateurs de zines peuvent aussi se procurer des titres faits main comme American Women, Hugga Dugga et Best Wishes. Bref, c'est cet endroit de rêve où vous seriez venus traîner pendant que vous séchiez votre cours de math au lycée, en espérant que quelqu'un de plus vieux partage son joint avec vous ou vous offre de l’alcool.
Dans l’arrière-boutique, une demi-douzaine de mecs assommés par le soleil chillent parmi des boîtes de poulet frit vides. Une immense cocotte de weed est posée entre une égreneuse et un paquet de papier à rouler. Quelqu’un joue à Call of Duty sur une Playstation. Un autre caresse un chien au pelage hirsute qui a l’air tout aussi sonné que le reste de cette joyeuse bande. Un panneau accroché au mur somme les convives de respecter les voisins. Spielman semble être le seul dans cette pièce à dépenser de l’énergie. Il appelle quelqu’un sur FaceTime pour discuter de son horaire; interrompt notre conversation pour demander à quelqu’un combien d’argent il y a dans la caisse; file d’un bout à l’autre de la pièce sur un skate. Il décrit Babylon comme le « club des enfants perdus de L.A. ». Il serait bien sûr le chef de la meute, digne du personnage de Rufio dans Hook : hyper intense, mais toujours relax.
« Si vous avez besoin de faire une réunion et de définir un budget pour créer une vibe qui attirera des jeunes qui veulent seulement être eux-mêmes et s’amuser avec leurs semblables, ce n’est sans doute même pas la peine d’essayer. »
Jeff Weiss
Lee Spielman
Chaque fois que je viens ici, tout le monde a l’air de prendre son pied. L’ambiance est super relax. Est-ce que c’était l’essence de votre concept à la base?
Beaucoup de boutiques ont cette attitude à la « on est trop bien pour toi ». Les jeunes n’osent pas y entrer. On ne voulait pas de ça chez nous. Pourvu que les gens soient eux-mêmes, qu’ils soient créatifs et qu’ils ne fassent pas trop les cons, ils sont les bienvenus. Quand on était jeunes, on a tous rêvé d’un endroit où l’on se sentirait le bienvenu et où l’on retournerait sans hésitation le lendemain. Nous, on s’éclate parce qu’on a la chance de pouvoir faire des vêtements super bien confectionnés et made in America. On ne se contente pas d’imprimer quelque chose sur un t-shirt uni et d’appeler ça du streetwear ou je ne sais quelle autre connerie, mais en même temps, on est profondément ancrés dans la culture punk et skate avec tout ce que ça implique.
Vous semblez avoir trouvé le prolongement logique de cette culture skate, punk et DIY, qui vous permet de faire quelque chose de financièrement viable sans pour autant renier vos idéaux.
Sans vouloir nommer de noms, je sais qu’il y a de grosses compagnies qui se tapent des réunions avec 20 personnes qui se creusent les méninges autour d’une table à savoir combien il leur en coûtera pour créer une atmosphère comme ça qui plaira aux jeunes. Si vous avez besoin de faire une réunion et de définir un budget pour créer une vibe qui attirera des jeunes qui veulent seulement être eux-mêmes et s’amuser avec leurs semblables, ce n’est sans doute même pas la peine d’essayer.
L’idéologie punk est intrinsèquement rebelle, mais de nos jours, c’est tellement facile de se réapproprier quoi que ce soit. On en revient à l’éternelle question, à savoir ce que représente vraiment la culture punk en 2017, alors que nous sommes rendus tellement loin de ses origines.
Ici, l’esprit punk est présent mur à mur. Hier par exemple, on a donné un concert improvisé. Notre public était composé à 75% de jeunes punks. Il y avait aussi des jeunes qui fréquentent la boutique, de jeunes weirdos au style rock garage, d’autres qui écoutent du rap et d’autres encore qui aiment tout simplement le skate. J’ai l’impression que cette boutique a permis d’ouvrir une porte et de rassembler tous ces jeunes qui ne se seraient jamais retrouvés au même endroit normalement.


J’ai l’impression que le concept du magasin en soi repose sur la notion de confiance : on encourage les gens à s’amuser sans pour autant dépasser les bornes. Même chose pour ces panneaux qui rappellent aux jeunes de respecter les voisins.
Une chose que cette boutique m’a fait réaliser, c’est qu’en toute honnêteté, même si je n’avais aucun employé sur place, je me sentirais assez en confiance pour me barrer et laisser ces jeunes gérer la place. Je dis toujours : « Chez nous, c’est chez vous ». Eh bien, je le pense réellement. Si quelqu’un se comporte en idiot, un de ces jeunes va lui dire de se calmer avant que j’aie à le faire. L’autre jour, je me disais qu’on était dus pour un bon ménage. Quand je suis arrivé, un seul de mes employés était de service, mais il y avait huit jeunes en train de nettoyer. Parce que c’est leur putain de boutique. Bon nombre d’entre eux se sont fait offrir des trucs intéressants par l’entremise de cette boutique. Ouvrez n’importe quel magazine japonais et tout ce que vous verrez, ce sont de jeunes skateurs de L.A. Ce sont les photos qu’ils prennent dans la rue qui se retrouvent dans les lookbooks de toutes les marques. C’est marrant parce que la plupart de ces marques ne s’en vanteront pas, mais elles profitent de ces jeunes. Elles viennent les chercher et s’en servent à leur avantage parce que ce sont eux, les véritables poules aux œufs d’or. Ce ne sont pas des modèles qui ont été payés pour enfiler une paire de souliers de skate et poser avec une planche à roulettes. Ce sont des vrais de vrais.
Ce qui est intéressant aussi, c’est que vous êtes situés tout près du mégacentre commercial Hollywood and Highland – qui sont pas mal les pires dans ce domaine.
Un truc que j’aime à propos d’Hollywood, c’est que cette ville est complètement pourrie. De l’extérieur, tout le monde est comme : « Oh, Hollywood, les paillettes et le glamour! » Nan. En fait, Hollywood est pleine de camés, de pisse et de merde. C’est l’endroit le plus dégueulasse au monde. Et on est quelque part en équilibre précaire au beau milieu de tout ça. La ligne rouge passe par ici aussi, alors tous les jeunes prennent le train pour se rendre à Compton ou pour venir de la vallée. On ramasse aussi tous les touristes qui arrivent d’Europe pour leurs vacances en famille et qui se disent : « Il faut qu’on aille chez Babylon. » Puis tous ces Japonais et ces Chinois. Bref, le monde entier débarque à Hollywood, tu vois?

Est-ce que c’est surtout grâce à Instagram que votre marque s’est fait connaître?
Notre marque est plus connue que notre musique. Je dirais que 80% des gens qui achètent des trucs chez Babylon n’ont jamais entendu parler de notre band, ce qui est plutôt cool. Quand ils l’apprennent, certains des jeunes skateurs qui viennent ici réagissent en disant : « Sérieux?! Lee a un band?! Arrête! » Je trouve ça chouette. Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai me démener sur une scène, une chose est sûre : je vais continuer à skater et à créer des trucs cool jusqu’à ce que je crève.
As-tu l’impression que la suprématie d’internet a donné plus d’importance aux vraies boutiques, du fait qu’elles se font plus rares?
Clairement. Tout le monde peut inventer des designs de t-shirts et les vendre en ligne, mais ils n’ont rien à offrir au-delà de ce t-shirt. Que pouvez-vous faire pour les gens à part leur vendre des putains de fringues? N’importe quel idiot peut imprimer un truc cool sur un chandail et en vendre des millions. Par contre, ils seront incapables de créer une atmosphère. Ça, ça ne s’achète pas. Notre boutique physique traditionnelle est la colonne vertébrale de notre marque. Beaucoup de gens d’ailleurs viennent ici pour s’acheter un chandail, mais ils repartent en prime avec une impression claire du mode de vie des jeunes skateurs californiens. Un bowl en bois dans la cour d’un immeuble qui a l’air d’une maison, en plein milieu d’Hollywood? On croirait que c’est tout droit sorti d’un film, sauf que c’est notre réalité.

Est-ce que le fait d’incarner cette culture skate et punk classique faisait partie de votre vision à la base?
Ouais. Quand vous écoutez des groupes comme Black Flag ou Circle Jerks ou quoi que ce soit du genre, tout ce que vous imaginez, c’est du soleil et des gens qui skatent. À mes oreilles, ça sonne comme un bowl en bois au fond d’une cour.
Est-ce que ça a été difficile de soudainement te retrouver à gérer une entreprise aussi florissante?
Non. J’avais déjà l’habitude de gérer le booking de nos spectacles et des tournées. Ça me fait toujours flipper quand les gens parlent de leur travail comme si ça consistait en autre chose que de faire appel à son gros bon sens. Le plancher est sale? Alors il faudrait le laver, ça va de soi. Quand on s’applique, on finit par s’en tirer.

Mais je crois qu’il faut aussi bien se connaître, et c’est sans doute l’une des raisons pourquoi vous avez réussi : parce que tu avais une solide confiance en toi.
Ça résume parfaitement notre façon de penser : on n’essaie pas de plaire à tout le monde. T’aimes ce qu’on fait? Cool. Sinon, va voir ailleurs. C’est aussi simple que ça.
Quelles sont les valeurs les plus primordiales pour toi?
Beaucoup de gens se demandent : « Combien d’argent est-ce que je peux faire? » Ils ne se posent pas la bonne question. Oui, avoir de l’argent, c’est cool. On a tous des factures à payer. Mais en même temps, je veux être fier de ce que j’aurai fait dans 20 ans.
« Que pouvez-vous faire pour les gens à part leur vendre des putains de fringues? »


Est-ce que certaines marques t’ont approché pour t’offrir des collaborations potentielles que tu as refusées?
Tu parles! Ça arrive tout le temps. Mais on sait tous faire la part des choses. On a fait des collabos avec des mégamarques, mais on l’a fait à notre façon et on est restés fidèles à nous-mêmes. Plutôt que d’aller s’en vanter sur tous les toits, on a puisé dans nos propres ressources pour louer le stationnement du Palladium, on a construit une tonne de rampes et on a organisé un putain de party de rue. Si une grosse compagnie t’offre une tonne de fric et que tu peux utiliser ce pognon pour faire quelque chose de fou et en faire profiter les autres, alors pourquoi pas. C’est tout à ton avantage!
Quelles étaient tes marques de skate préférées quand tu étais jeune?
Je ne jurais que par les compagnies comme Antihero et Crooked. Je me souviens que quand j’étais petit et qu’on allait au magasin de skate m’habiller pour la rentrée des classes, ma mère me laissait choisir trois chandails. Je ne choisissais généralement que des t-shirts Antihero – j’étais un fan fini de John Cardiel et d’Andrew Reynolds. J’aurais acheté tout ce que ces mecs faisaient les yeux fermés.

Quelle est la genèse du logo de Babylon?
Avant, je faisais des graffitis. Ça m’arrive encore de taguer des trucs, parce que je suis comme un putain d’accro qui est incapable de s’arrêter, mais bon. Quand quelqu’un nous faisait chier, on taguait un signe de paix à l’envers sur ses trucs pour lui signaler. C’était toujours la guerre. Alors j’ai repris ce signe pour l’adapter à notre marque et c’est tout simplement resté. J’espère qu’un jour, le logo Babylon et notre palmier en flammes auront le même poids que le logo de Stüssy ou de Spitfire, mais ce n’est pas à moi de le décider. Quand des jeunes se font tatouer notre logo ou qu’ils le dessinent à la peinture en aérosol sur leur blouson, ça me fait toujours chaud au cœur. Notre logo appartient à tout le monde. Chacun est libre de le prendre et d’en faire ce qu’il veut.
Ce logo t’aide-t-il à garder cette mentalité que tu avais quand tu étais plus jeune?
Chaque fois que j’ai une journée de merde ou que quelque chose m’embête, je viens ici, je regarde ces jeunes faire du skate et je me rappelle que le monde n’est pas si mal, finalement. Ces jeunes sont complètement insouciants. Ils sont tout simplement eux-mêmes et ils sont bien dans leur peau. En vieillissant, on a tellement plus de responsabilités. C’est clair que la boutique m’aide à garder les deux pieds sur terre et à réaliser que chaque fois que je pense que c’est la fin du monde, eh bien ça ne l’est jamais.