Notes sur Kate Zambreno
L’écrivaine prolifique discute de vêtements, de Camp et de son dernier recueil, Screen Tests
- Entrevue: Claire Marie Healy
- Photographie: Heather Sten

Kate Zambreno contemple un t-shirt à la sortie de l’exposition Camp: Notes on Fashion du Metropolitan Museum of Art. Il a l’imprimé d’un cartoon de Susan Sontag portant un pull à capuche rose sur lequel on peut lire CAMP COUNSELLOR et une barrette SUSAN – nous nous entendons pour dire que Sontag n’aurait jamais porté ça, mais «c’est peut-être ce qui fait que c’est camp». Quoi qu’il en soit, l’écrivaine s’enthousiasme devant les produits dérivés de Notes on Fashion qui semblent représenter le type de féminité délibérément ridicule que l’écrivaine avait toujours en tête, comme cet assortiment de crayons ornés de bijoux ou les sacs Molly Goddard miniatures rappelant un carrelage de cuisine impeccable.
Le nouveau livre de Zambreno, Screen Tests, est rempli de blagues. L’écrivaine joue avec des situations qui sont tantôt glamours, tantôt tragiques, tantôt lugubrement ironiques: une invitation au festival de film international Jean Seberg en Ohio; la façon dont son père a insisté pour donner le surnom «Tallulah Bankhead» à son bébé, une actrice dont les derniers mots étaient: «codéine… bourbon»; le fait que Patty Hearst a remporté le premier prix d’une exposition canine à un âge avancé. Lire Zambreno a toujours quelque chose de plus intime qu’avec d’autres auteurs: dans Screen Tests, elle est plus moqueuse qu’avant. Mais, quoi de plus intime qu’une blague?

Image précédente : Kate porte col roulé MM6 Maison Margiela et bottes Maison Margiela.
En ce moment, Zambreno travaille sur un roman [avec deux romans et trois œuvres non fictives derrière elle, personne ne dira qu’elle n’est pas prolifique]. Si Heroines [2011), son premier essai, réfère à une période précise de sa vie – avant qu’elle ne déménage à New York – ses œuvres plus récentes semblent actuelles: Book of Mutter, en mémoire de sa mère, lui a pris dix ans à écrire, au fil des discussions est né:Appendix Project.
Screen Tests aime les écrivains et les vedettes de cinéma. Il aime Sontag dans son costume d’ours à l’Halloween, comme dans la photo prise par Annie Leibovitz. Il aime les vies et l’art de différentes personnalités, particulièrement ce groupe pré-90 formé de David Wojnarowicz, Cookie Mueller, Peter Hujar, Kathy Acker, Valerie Solanas; l’usine Warhol et ses fantômes scintillants qui rôdent tout au long. Et comme plusieurs de ces personnes, Screen Tests est aussi obsédé par le vieillissement, par l’apparence. Un brin futile. Zambreno est une écrivaine qui s’intéresse aux vêtements, comme la robe lamée argent de Valerie Sonas ou la robe-tablier vert menthe de Louise Brook; elle s’y intéresse certainement plus que Sontag, c’est à tout le moins ce que laisse croire l’exposition Camp. Zambreno remet en question cette thèse – elle tente de saisir la sensibilité, l’esprit de Sontag parmi les mannequins. «Mais Camp devrait aussi être laid!», s’exclame-t-elle à un certain moment, en regardant du coin de l’œil des créations pour le tapis rouge à travers la vitre. (Plus tôt, elle s’est arrêtée longuement devant un écran vidéo divisé de la véritable audition de Sontag pour Andy Warhol. On se dit comme elle a l’air jeune, presque adolescente, alors qu’elle devait avoir trente ans à l’époque.)
Après l’entrevue, je quitte Kate pour me rendre à l’exposition de Robert Mapplethorpe quelques pâtés de maisons plus loin, au Guggenheim. Comme j’entre, deux femmes – dans l’uniforme du flâneur de galerie: ensemble d’athleisure en molleton et sac bandoulière – s’arrêtent devant un autoportrait du photographe avec un fusil. «Patty Hearst!» dit la première, faisant rigoler la seconde. Je crois que Zambreno les aimerait.

Kate porte col roulé MM6 Maison Margiela et bottes Maison Margiela.
Claire Marie Healy
Kate Zambreno
Je veux te parler de vêtements! Il y a un passage brillant dans Screen Tests où tu dis avoir déjà voulu ressembler à «un garçon mignon qui est aussi un pickpocket et aussi une pute d’art».
J’avais honte d’écrire sur la mode pendant un bout de temps. Une critique d’Heroines a décrit mon obsession pour ce qui est glamour comme un «costume vide». Elle était fâchée que je parle de mon amour pour un cardigan taché. J’étais très attiré par l’armure sévère des femmes new-yorkaises quand je suis déménagée ici. Mais maintenant, je pense que je veux avoir l’air un peu plus étrange ou vulnérable.
Une pute d’art accessible?
Non, pas accessible! Je n’aime pas être accessible.
Pour moi, quand tu parles de la façon dont un texte peut avoir l’effet d’errer d’une pièce à l’autre dans une maison ou d’écouter la musique d’Arthur Russel, il y a quelque chose de réconfortant.
Je ne crois pas vouloir réconforter le lecteur. Je cherche un niveau d’intimité avec lui. Lire est quelque chose d’incroyablement privé. C’est un espace dans lequel on existe ensemble, où tu peux espérer un certain niveau de communion et de dialogue. J’ai vu Fleabag comme six fois. Je crois que c’est l’œuvre par excellence pour l’époque. C’est superbement écrit et c’est la parfaite comédie dramatique sur l’amour entre sœurs. C’est incroyablement érotique, ce qui aide dans la vie. Mais aussi, ça ne prend pas la vie en tant que telle trop au sérieux. J’aime qu’une œuvre soit tendre, sensuelle et réflexive.
Tu joues beaucoup avec cette idée qu’un texte peut être, ou agir, comme quelque chose d’autre. Au sujet de Book of Mutter, tu as expliqué que tu voulais donner l’effet de traverser une série de pièces. Le rythme de Screen Tests est très différent.
C’est intéressant que Sontag dans Notes on Camp décrive le camp comme une sensibilité, et non pas comme une idée. Autant pour Appendix Project et Screen Tests, j’étais très inspirée par le ton, et par une sorte de sensibilité étrange. Screen Tests, pour moi, était très près d’une sensation. Il y avait une allégresse et une légèreté. D’une autre manière, les appendices étaient très inspirés des cours d’Anne Carson, ils ont quelque chose du décalage horaire. Les auditions, je les ai pensées comme des notes ou des sketches – une écriture non écrite. Des blagues, souvent des insides jokes. Ils se moquaient de choses que je prenais très au sérieux. Je ne prévoyais pas que ça deviendrait des livres.


«Je suis vraiment inspirée par la beauté et la joie d’être un artiste en société. Ça veut essentiellement dire être invisible.»
Les bouts d’essai semblent très rapides, tu fais énormément de références aux artistes, à leur art, ce qui crée des pauses. Est-ce que tu cherches à interrompre le lecteur, à lui faire déposer le livre pour chercher quelque chose quand tu décris des images?
C’est drôle. Je reviens toujours à Notes on Camp. Je n’y ai pourtant pas pensé depuis longtemps, mais je suis vraiment séduite par le style discursif de Sontag, surtout dans ce texte. Elle a un esprit incroyablement vif et je crois que dans l’écriture de Screen Tests, c’était l’une des choses qui m’intéressait: la discursivité qu’est Internet. Cette sensation que la narratrice – qui est moi et qui ne l’est pas – cherche tout sur Internet, elle existe littéralement en ligne, sur écran. Nous sommes tous comme ça, avec différentes fenêtres ouvertes, différentes obsessions qu’on nourrit. Ces recherches ne m’embêtent pas, mais je m’intéresse à ce que ça représente d’écrire sur une image, sur l’art.
Tu traites de relations personnelles, de gens qui sont décédés – et tu évoques aussi des personnalités connues, qui sont également mortes. As-tu des doutes sur le plan éthique quand tu abordes ces vies?
Quand j’ai écrit sur mon amie qui s’est suicidée, ça a été un véritable catalyseur pour moi en tant qu’écrivaine. Ça fait maintenant 20 ans. C’est moins éthiquement troublant que d’écrire sur une amitié d’aujourd’hui, ce qui est plus délicat. Bien des gens hésitent à écrire au sujet de leurs amitiés. Le terrain glissant, la beauté, la colère et les contradictions de l’amitié méritent qu’on écrive sur le sujet. Quand j’écris sur mes amis, c’est souvent avec un esprit de tendresse. Mais si quelqu’un était désagréable avec moi il y a 20 ans, je n’ai pas l’impression de lui devoir quoi que ce soit. Et je peux te garantir qu’ils ne liront pas mes livres [rires]. Screen Tests est véritablement un livre sur l’échec.
L’échec est très à la mode en ce moment. Les livres sur les façons de réussir ses échecs, comme quoi l’échec donne de la force, se multiplient. Mais parfois la vie est compliquée et les échecs ne sont que des échecs! Ils ne deviennent pas quelque chose de bien.
Quand je suis devenue écrivaine, j’ai travaillé durant plusieurs années sur une série de monologues sur Louise Brooks et Veronica Lake. Je devais être à la fin de la vingtaine. C’était très mauvais, je crois que Screen Tests porte sur ce sentiment d’échec sur lequel je n’arrivais pas à écrire à l’époque. J’essayais d’écrire ces textes, mais ce qui est ressorti est que je n’arrivais tout simplement pas à les écrire. Louise Brooks revient sans cesse. Je l’ai toujours vu comme une écrivaine. Je suis très intéressée par la figure de l’ermite et par le fait que ces femmes ermites ont toujours été ostracisées, ou considérées comme grotesques ou folles.
Tu écris superbement au sujet de la vie de Barbara Loden et Wanda, mais aussi sur la personne qui a écrit le livre sur Wanda que tu voulais écrire.
C’est le livre de Nathalie Léger. C’est magnifique! Mais j’écrivais le même livre sur Barbara Loden. Être écrivain est absurde et hilarant. D’une certaine façon, ce n’est pas très sérieux. Appendix Project et Screen Tests et ce roman qui sortira l’an prochain traitent de moments de retours étranges et inquiétants. C’est bien que ces artistes soient découverts quand ils ont 80 ans ou après leur mort et qu’ils ont un travail. Mais pourquoi pas de leur vivant? Je suis vraiment inspirée par la beauté et la joie d’être un artiste en société. Ça veut essentiellement dire être invisible. [Loden] a fait une audition à New York. Elle a eu une mort terrible et un mari terrible, qui la croyait complètement invisible. C’est cette tendresse de laquelle je ne peux me défaire. Cette étrangeté d’une vie. L’anonymat de ces écrivains qui n’ont pas eu de reconnaissance de leur vivant. Kevin Killian vient de s’éteindre – l’un des plus importants écrivains du New Narrative, qui appartient définitivement à la génération de Frank O’Hara. Il était marié à Dodie Bellamy. Peut-être que dans 20 ans, les gens liront Kevin Killian, mais la vie du poète est d’écrire les mots, pas de devenir célèbre d’une manière qui les touche. Pour moi, c’est la vraie vie de l’artiste.

Kate porte bottes Maison Margiela.
Claire Marie Healy est une écrivaine et rédactrice vivant à Londres, elle est rédactrice chez Dazed & Confused.
- Entrevue: Claire Marie Healy
- Photographie: Heather Sten
- Stylisme: Ronald Burton III
- Assistant photographe: Pablo Calderon-Santiago
- Coiffure: Dana Boyer
- Maquillage: Justine Sweetman
- Traduction: Geneviève Giroux
- Date: 29 juillet 2019