La Vie Lemaire
Christophe Lemaire et Sarah-Linh Tran parlent de style
- Texte: Mary Tramdack


Trop souvent, la mode tombe dans les extrêmes: conventionnelle et ennuyeuse, ou trop fantasque pour la vie de tous les jours. Mais Christophe Lemaire est l’un des rares créateurs dont les vêtements trouvent le juste milieu. Depuis le lancement de sa marque homonyme il y a 24 ans, il a mis au point une approche subtile de la coupe qui transporte celui qui la porte. Prenons pour exemple sa collection Printemps-Été 2015: des shorts et pantalons plissés, des chemises coupées avec juste ce qu’il faut d’ampleur, et des vestes de travail d’inspiration orientale aux volumes minimalistes et raffinés que l’on s’imagine tout aussi bien aujourd’hui, au coin d’une rue parisienne, qu’au milieu d’une rizière sur une photo ancienne. La mode masculine poétique de Lemaire est ancrée dans la fonctionnalité, et l’attrait de la marque repose sur sa capacité à insuffler élégance et exotisme à un vestiaire d’essentiels.
Mais pour le créateur, le pratique et la poésie sont intimement liés. On devine facilement que l’amour du métier de Lemaire a été mis à profit pendant ses cinq années en tant que directeur artistique d’Hermès, où ses vêtements au luxe discret ont fait la part belle au savoir-faire de l’atelier. Aujourd’hui, aux côtés de sa compagne et co-créatrice Sarah-Linh Tran, il consacre toute son attention à sa marque. Un dialogue avec le duo révèle une attitude « romantique pragmatique » en parfait accord avec sa vision de la mode.
Mary Tramdack
Christophe Lemaire (CL), Sarah-Linh Tran (SLT)
Qu’est-ce qui est le plus important: un vêtement inspirant, ou un vêtement pratique?
Les deux sont importants, et sont compatibles. La fonctionnalité peut être très inspirante.
Vous avez utilisé une formule magnifique pour décrire ce qui inspire votre travail: « la poésie du réel ». En quoi le vêtement peut-il apporter une touche de poésie à la vie quotidienne?
Notre manière de s’habiller est tout aussi importante que notre façon de lire, de manger, de voter. Les vêtements peuvent nous aider à exprimer notre individualité, et ainsi nous donner de l’assurance. C’est lorsqu’on oublie ce que l’on porte que survient la poésie.
Vos vêtements s’inspirent souvent des vêtements de travail traditionnels d’à travers le monde. Pourquoi êtes-vous attiré par ces styles et ces silhouettes?
Ils sont conçus à des fins bien précises, et sont donc très purs: minimalistes et utilitaires, rien de superflu. Ils sont pensés pour durer, pour protéger. C’est parfois touchant de découvrir le secret de la forme d’une poche, ou celui d’un pli qui paraît étrange mais qui répond à un besoin spécifique.

Vos vêtements donnent toujours une impression d’aisance et de sérénité. Où trouvez-vous l’inspiration pour arriver à produire cet effet?
Partout. Dans la vie en général.
Votre méthode de travail est faite de perfectionnements subtils plutôt que de glissements conceptuels ou de revirements de saison en saison. En 24 ans, comment votre vision de votre marque a-t-elle évolué?
J’ai toujours été intéressé par l’idée d’élaborer un vestiaire. Avec le temps, j’ai gagné en assurance et en discipline, et donc davantage de précision dans mon travail; le projet est tout à fait clair aujourd’hui. Sarah-Linh et moi avons une équipe solide et passionnée unie par une même vision du travail. C’est très important. Ça donne de l’énergie et du plaisir.
Quels changements remarquez-vous dans le climat actuel de la mode masculine?
Il a toujours existé une diversité dans la mode masculine. Aujourd’hui, on se sent peut-être plus libre de s’habiller différemment.
Vous êtes ancien DJ et grand mélomane. Quelles chansons écoutez-vous en travaillant?
Je me suis toujours intéressé au style plutôt qu’à la mode: le style qu’incarnent des acteurs, des personnages...et des musiciens. David Bowie, Echo and the Bunnymen, David Byrne, Ian Curtis, pour n’en nommer que quelques-uns. Leur musique et leur attitude m’ont toujours inspiré.

« On crée de façon un peu égoïste, ou comme si on dessinait pour un ami proche. »
Sarah-Linh, vous créez les collections aux côtés de Christophe. En quoi vos talents sont-ils complémentaires?
C’est très naturel. Christophe a ses obsessions, et j’ai les miennes! On se complète parce qu’on aime mettre au défi nos points de vue respectifs.
CL: Sarah-Linh a une vision très pragmatique de la mode. En tant que femme, elle comprend leurs désirs et leurs besoins.
Est-ce que la différence de vos points de vue en tant qu’homme et femme influencent votre travail?
Tout à fait. On crée de façon un peu égoïste, ou comme si on dessinait pour un ami proche. Notre position sociale en tant que femme ou en tant qu’homme occupe donc une place très importante, sinon prépondérante dans notre travail.
Quelles qualités ou idéaux unissent vos visions créatives?
SLT: C’est très intuitif. Nous pensons que l’on crée des vêtements pour une personne que l’on rêve d’être: une version magnifiée, idéalisée de soi-même. Il y a une part d’idéalisme et de rêve dans la création vestimentaire: comme si la vie était si simple qu’il suffirait d’enfiler une jolie robe le matin.
CL: On est des romantiques pragmatiques.

- Texte: Mary Tramdack