Retenir son souffle avec Rem Koolhaas
L’illustre architecte néerlandais se prononce sur son amour des piscines publiques et sur le futur de l’urbanisme
- Entrevue: Sven Michaelsen
- Images gracieusement fournies par: OMA

Sven Michaelsen s’est entretenu avec Rem Koolhaas dans son bureau, situé à la Fondazione Prada de Milan. Les déclarations de l’architecte étaient pour la plupart illustrées simultanément par deux assistants, via des images numériques. Rem Koolhaas quant à lui leva à peine les yeux pendant l’entretien de deux heures. Il se consacra plutôt à tracer, à l’aide de son stylo à bille rouge, des labyrinthes, des chiffres romains et d’étranges combinaisons de lettres sur du papier format A4. Ce qui suit est le déroulement de leur conversation.

Fondazione Prada, Milan, photographie par Bas Princen, gracieusement offerte par Fondazione Prada. Image du haut : Rem Koolhaas, photographie par Fabrizio Albertini, gracieusement offerte par OMA

Fondazione Prada, Milan, photographie par Bas Princen, gracieusement offerte par Fondazione Prada
Sven Michaelsen
Rem Koolhaas
Mr. Koolhaas, vous êtes un des architectes les plus influents de l’époque, vous employez environ 350 personnes et vous avez construit des gratte-ciel, des ponts, des stades, des bibliothèques et des musées sur quatre continents. Si vous deviez définir l’expérience la plus fondamentale de votre vie, quelle serait-elle?
Je suis reconnaissant de faire partie d’une génération qui a connu la faim. Je suis né en 1944, au moment où ma ville natale, Rotterdam, gisait en cendres et mes parents vivaient dans la pauvreté la plus abjecte. Les roues de leurs bicyclettes étaient faites de bois plutôt que de caoutchouc. Ainsi, ma vision du luxe était plutôt modeste au cours de mon enfance, et elle l’est toujours aujourd’hui. Une de mes plus grandes joies est de visiter les piscines publiques, ce qui n’est pas très coûteux. Je me sens privilégié de pouvoir faire la différence entre un désir et un besoin, grâce à mon éducation. La force mentale se bâtit également à travers la résistance envers les envies non vitales. L’actuelle pénurie de pénuries transforme les gens en créatures frivoles et insatiables, dont la quête d’épanouissement sans fin les distrait de tout ce qui est essentiel.
Est-il possible de nous décrire votre enfance?
Même si Rotterdam est demeurée en ruines jusqu’au début des années 50, le climat était réellement optimiste. Enfants, nous vivions dans une grande liberté au milieu des ruines. Il y avait peu de supervision et encore moins de catégories afin de diviser le monde entre le bien et le mal. Les conditions étaient fluides, perméables. Lorsque je regarde mes enfants et mes petits-enfants, je regrette qu’ils n’aient jamais rien vécu de tel.
Quel est l’attrait des piscines publiques, pour vous?
Il s’agit d’un des rares endroits où l’utopie de Karl Marx concernant une société sans classes sociales a été réalisée. Il n’existe pas de limites sociales et chaque nouveau visiteur est immédiatement intégré. Visiter une piscine publique c’est vivre une théorie sociologique.
Quel genre d’adolescent étiez-vous?
Jusqu’à l’âge de 15 ans j’étais quelqu’un qui passait 90% de son temps libre le nez dans les livres. Classiques russes, allemands, français : impossible d’étancher ma soif de lecture. Lorsque j’ai commencé à fréquenter le cinéma, j’ai accordé le même fanatisme aux films. J’ai succombé au cinéma italien d’après-guerre et j’y ai identifié les concepts d’humanisme et de modernité. Jusqu’à ce jour, Pasolini et Antonioni ont eu un plus grand impact sur ma vie que n’importe quel architecte.
Votre grand-père a dessiné le siège social de compagnies telles que Philips, Shell et KLM. Votre père était journaliste, auteur et fonctionnaire culturel. Étiez-vous poussé à entreprendre une carrière spécifique?
Non. Après le lycée je souhaitais étudier le cinéma mais mon père était à la tête de l’académie. Je voulais à tout prix éviter d’étudier sous sa supervision alors j’ai travaillé comme journaliste jusqu’à l’âge de 24 ans. Dans mes temps libres je rédigeais des scripts avec des amis. Nous étions un collectif tissé serré et nommé 1,2,3 Group. Vous connaissez deux d’entre nous. Jan de Bont a réalisé des films tels que Speed et Twister. Robby Müller est devenu le caméraman de Wim Wenders. Il est écrit dans le manifeste du collectif que nous devions tous être acteurs, réalisateurs, caméramans et monteurs simultanément. C’est la raison pour laquelle il est possible de trouver des extraits de mes tentatives de jeu sur internet.
Vous avez emménagé à Los Angeles en 1974 pour six mois, afin d’écrire un script pour Russ Meyer, connu pour ses films de sexe et les énormes seins de ses acteurs.
Le film était nommé Hollywood Tower. Au milieu des années 70, le synopsis semblait utopique : de riches arabes achetaient les archives cinématographiques de Hollywood et développaient un ordinateur qui généraient numériquement de nouveaux films incluant des vedettes décédées. Puisque l’ordinateur privait les acteurs vivants de travail, le gouvernement de Nixon finançait un film mettant en scène tous les acteurs non employés d’Hollywood. Le plateau de tournage devenait hors de contrôle et le film n’était jamais achevé. Une intrigue du scénario fait l’éloge du cinéma pornographique et le situe comme la dernière forme d’humanisme – un hommage à Russ Meyer.
Dans une entrevue accordée au journal allemand Spiegel vous avez dit qu’une « légère vision » vécue à l’âge de 24 ans vous a poussé à devenir architecte.
Je donnais une conférence à des architectes qui souhaitaient comprendre le mécanisme de création de films. Alors que je parlais, j’ai été frappé d’une pensée; leur occupation était beaucoup plus intéressante que la mienne! Quelques semaines plus tard, un ami historien de l’architecture m’a amené en Union Soviétique. Nous avons observé des bâtiments datant des années 20 et nous avons étudié le travail avant-gardiste de Kasimir Malewitsch et Alexander Rodtschenko, parmi tant d’autres, dans des musées et des résidences privées. À notre retour j’avais pris une décision : j’allais étudier l’architecture.
La rumeur dit que vos collègues n’avaient qu’un seul but : dessiner des hôpitaux préfabriqués pour le Viet Cong [Front national de libération du Sud Viêt Nam].
C’est faux! Puisque tous les étudiants en architecture de ma patrie étaient déterminés à travailler pour le Viet Cong, j’ai étudié à la London’s Architectural Association School of Architecture – un laboratoire de nouvelles idées et perspectives. Les gens là-bas avaient peu à voir avec le Viet Cong.
Les premiers théologiens croyaient que l’architecture modelaient l’humain de manière plus durable que les saintes écritures. Partagez-vous cette opinion?
Non. L’architecture peut stimuler, mais cela ne devient subjuguant que lorsqu’une personne est enfermée dans une cellule de prison confinée pendant une longue durée de temps.

Torre Fondazione Prada, Milan, photographie par Bas Princen, gracieusement offerte par Fondazione Prada
« L’actuelle pénurie de pénuries transforme les gens en créatures frivoles et insatiables, dont la quête d’épanouissement sans fin les distrait de tout ce qui est essentiel. »
Le « peintre des pauvres » berlinois Heinrich Zille a dit un jour qu’il était possible de frapper quelqu’un de plein fouet avec un appartement, comme on le ferait d’un coup de hache.
C’est une phrase très accrocheuse, mais le sentiment est un peu excessif à mon avis. La syntaxe exagérément dramatique et le contenu précis font rarement bon ménage à mes yeux.
Ressentez-vous de la douleur physique devant de l’architecture ratée?
Ma tolérance est très élevée. Je ne peux simplement pas supporter lorsque l’architecture est condescendante.
Vous travaillez avec la maison Prada depuis plus de 20 ans. Qu’est-ce qui motive cette collaboration?
Miuccia Prada et son mari, Patrizio Bertelli, sont venus me visiter de manière imprévue en 1999, afin de m’inviter à développer un nouveau concept pour leurs boutiques. Leur compagnie était devenue une entreprise globale et ils craignaient de voir leur image devenir monotone. Je venais par hasard de terminer le livre The Harvard Design School Guide to Shopping et j’étais ainsi familier avec le sujet. Nous avons présenté notre concept trois mois plus tard. Une de nos idées était de présenter des performances artistiques dans les boutiques, quelques heures par semaine, et d’offrir l’espace à des auteurs pour des lectures. La clientèle Prada devait se sentir comme davantage qu’un client. Nous voulions attirer des gens qui s’intéressaient à de nouvelles idées esthétiques. Nous avons nommé la démarche propagande de valeurs conceptuelles.
Est-ce que la mode vous intéressait, en 1999?
Oui, j’avais considéré devenir designer de mode à l’âge de 17 ans mais les Pays-Bas ne semblaient pas être un lieu propice, selon moi.
Une rumeur prétend que lorsque vous étudiez l’architecture à la fin des années 60, vous vous démarquiez de la majorité de gauche en portant complet et cravate lors des séminaires.
Ce sont des gens comme vous qui ont inventé cette histoire. L’envie irrépressible de fabuler est une manie désagréable de journalistes. La vérité est qu’après le lycée je suis devenu journaliste et j’écrivais pour l’hebdomadaire néerlandais Haagse Post. Comme tout le monde qui n’était pas hippie, je portais complet et cravate mince. Et j’étais tout de même socialiste. Je n’ai arrêté de porter un complet qu’au moment où j’ai entamé mes études en architecture, en 1968.
De plus en plus de nouveaux musées et d’expositions à grande échelle sont financés par des gens extrêmement fortunés. Des multimillionnaires comme Bernard Arnault, Francois Pinault ou Miuccia Prada sont les Médicis de notre époque…
Stop! Je tiens à affirmer que je suis en désaccord avec pratiquement tout ce que vous dites. Il n’y a plus de Médicis et notre époque ne comporte pratiquement aucune similarité avec le XVème ou XVIIIème siècle. Il en va de même pour les trois personnes que vous mentionnez. Ils n’ont à peu près rien en commun. Je ne suis pas d’humeur à contribuer à des caricatures réductrices.
Quelles sont les frustrations et les prouesses reliées à la collaboration avec un empire comme Prada?
Nous avons, de manière collaborative, réalisé plus d’une douzaine de projets d’expérimentation. Il serait ainsi absurde d’énoncer quoi que ce soit de négatif. Ils sont tous deux des clients exemplaires parce qu’ils voient grand et vont droit au but, sans tout le jacassage. Ils effectuent un virage à droite ou à gauche, il n’y a pas d’entre deux pour eux. Leur tempérament italien s’associe bien à ma franchise néerlandaise et mon héritage calviniste.
Votre plus récente contribution pour Prada consiste en un sac à dos nommé « frontpack » [sac avant].
Mon interprétation du sac à dos se porte sur la poitrine. Vous connaissez le sentiment : Vous faites la queue pour enregistrer votre bagage à l’aéroport et vous avez besoin de votre passeport et votre ordinateur portable, qui sont tous deux dans votre sac à dos, dans votre dos, et c’est incroyablement ardu d’accéder à son contenu. Avec la version « frontpack », cela ne requiert qu’un seul mouvement. Un autre désavantage du sac à dos est les nombreuses collisions engendrées par son utilisation. Si vous êtes installé dans un siège près de l’allée dans un avion, vous serez heurté à la tête de nombreuses fois par un sac à dos parce que son utilisateur ne réalise pas ce qui se passe derrière lui. Ce problème est également réglé avec le « frontpack ».
Vous souvenez-vous du moment qui a fait naître l’idée du frontpack?
J’ai été approché afin d’offrir une contribution à la collection Automne. L’inspiration m’est venue cinq secondes plus tard. J’ai sorti mon stylo à bille rouge et une feuille de papier pour tracer une esquisse. Mon design fût accepté sans grandes modifications ou discussions. Pas de consignes perpétuellement changeantes, pas de conférences sans fin : cette efficacité est ce qui rend notre collaboration aussi agréable. Miuccia et moi n’avons jamais discuté du frontpack face à face, puisque nos échanges de mémos vocaux étaient suffisants. Je ne raconte pas cela pour me vanter. Vous souhaitiez comprendre pourquoi je travaille avec Prada. Je connais l’histoire et la mythologie de la compagnie et c’est la raison pour laquelle j’ai de la facilité à extrapoler sur ce qui est attendu de moi.
Êtes-vous le genre de personne qui ne porte pas de vêtements ou d’accessoires arborant un logo visible?
Oui, vous devinez juste.
Si cela dépendait de vous, effaceriez-vous le logo Prada en lettres blanches du frontpack ?
Non, après tout c’est moi qui l’a intégré. L’avez-vous regardé attentivement?
La typographie du logo ressemble à celle du quotidien russe Pravda, qui agissait à titre d’organe publicitaire pour le parti communiste pendant des décennies. C’est une blague d’initiés?
Si vous avez compris, ce n’est pas une blague d’initiés.

Torre Fondazione Prada, Milan, photographie par Bas Princen, gracieusement offerte par Fondazione Prada
Vous avez habité Londres pendant 25 ans. Au cours des prochaines années, environ 250 nouveaux gratte-ciel seront érigés dans la ville. Y-a-t-il quelqu’un qui supervise l’esthétique générale?
Non. La quasi totalité du monde se soumet volontairement à la dictature de l’économie marchande. Il est ainsi illusoire de supposer que les urbanistes ont la capacité d’influencer l’image d’une ville grâce à des règles et des règlementations, de la même manière qu’auparavant. Le capitalisme a dérobé ces hommes et femmes de leur pouvoir et les a relégués au rang de l’inutile. Les derniers efforts héroïques de création d’une image de ville cohérente ont été entrepris par Hans Stimmann, alors qu’il était le directeur de construction du Sénat de Berlin, mais il a quitté son poste en 2006. Toutefois, je ne crois pas au trépas imminent de l’occident. J’ai assisté à trop de climats politiques en 73 ans pour croire que la situation actuelle se prolongera éternellement. L’attitude de laissez-faire qui prévaut en planification urbaine devra tôt ou tard faire un 180 et adoptez la direction inverse. Les gens en auront marre et le réchauffement climatique nous forcera à entreprendre des changements fondamentaux.
Louis XIV avait à peine besoin de claquer les doigts pour faire bouger des immeubles entiers comme s’ils étaient faits de blocs Lego. Est-ce que les architectes rêvent secrètement au retour de l’absolutisme?
Avez-vous déjà lu les mémoires de l’architecte qui travaillait sous Louis XIV? Je vous recommande l’autobiographie de l’architecte et sculpteur romain Lorenzo Bernini. Louis XIV l’a appelé auprès de lui à Paris en 1665 afin de le consulter à propos d’agrandissements prévus au Louvre. On lui a également confié la réalisation d’un monument en l’honneur du Roi Soleil. Ces commandes résultèrent en une série d’humiliations et une frustration éperdue pour Bernini. Les architectes ne rêvent pas d’un maître d’œuvre possédant un pouvoir absolu, pas même au plus sombre sous-sol de leur âme. Ils seraient les premières victimes de ces potentats.
Quelle est l’humiliation vécue par Bernini qui vous semble la plus marquante?
À un certain point, il a patienté pendant 12 ans avant d’avoir une réponse de la part de Louis XIV. Réfléchissez un instant à cela : 12 ans!

CCTV, Pékin, photographie par Philippe Ruault, gracieusement offerte par OMA

CCTV, Pékin, photographie par Philippe Ruault, courtoisement offerte par OMA
Votre édifice le plus connu est le siège social de la télévision d’état chinoise CCTV à Pékin, s’élevant à 237 mètres de hauteur. Il abrite 8000 employés. Lors de son inauguration en 2012, alors qu’il s’agissait du deuxième plus grand bâtiment au monde – après le Pentagone – vous sentiez-vous comme un créateur divin?
Comme vous le savez, Dieu a créé le monde en six jours. Rien n’indique qu’il ait produit une seule goutte de sueur lors du processus. De mon côté j’ai volé vers Pékin chaque mois pendant 10 ans afin de superviser la construction de cet édifice. En tant qu’architecte je ne me suis jamais senti comme un démiurge qui enrichit le cosmos d’une construction prestigieuse en un tour de main.
Quels avantages voyez-vous à travailler pour un état totalitaire comme la Chine?
La Chine se réinvente quotidiennement. Les dirigeants sont âgés de 30 à 40 ans. Ils disent oui ou non à une vitesse harmonieuse. Les dirigeants d’Europe et des États-Unis ont entre 50 et 70 ans. Les gens de cette tranche d’âge minimisent le risque. Ils tiennent des comités conférences et tentent de mettre la responsabilité de la décision sur le plus d’épaules possible. Une fois le jeu des accusations commencé, ils peuvent ainsi pointer du doigt une demi-douzaine de personnes.
L’incapacité d’apprécier ses propres créations après un certain temps semble être le sort cruel de plusieurs compositeurs. Vivez-vous un sentiment similaire face à vos édifices?
Lorsque je me trouve devant mes édifices, je ne me tiens pas d’éloges et je ne cherche pas non plus les erreurs de manière masochiste. La distance qui nous sépare de nos édifices est tellement grande, cela me donne l’impression d’étudier le travail d’un autre architecte inconnu. La plupart du temps, ce que je vois me plaît.
Est-ce que certains de vos édifices sont embarrassants à vos yeux?
Répondre à cette question par oui serait certainement aimable, mais ma réponse est non.
Votre collègue Frank Gehry a supposément eu l’idée du musée de Paris pour la Fondation Louis Vuitton alors qu’il passait 45 minutes dans un système MRI. On prétend que que vos meilleures idées vous viennent dans le siège A1 d’un avion. Est-ce juste?
Oui, mais il y a quelques endroits où je travaille bien, également. Il est crucial pour moi d’avoir l’impression que je ne serai dérangé par rien ni personne. Mais je ne crois pas réellement en ces moments de conception géniale en architecture. Voici comment cela se déroule pour moi: ma journée débute avec une session de remue-méninges avec mes employés, suivie d’une entrevue, puis autour de midi j’embarque sur un vol Easyjet et on m’installe dans une mini-fourgonnette après l’atterrissage. Le mélange de ces expériences hétérogènes se distille en fin de journée pour former une idée.
Que faisiez-vous le jour où vous avez eu l’idée de l’effet de nœud plié des deux tours CCTV?
Allez sur internet. Vous trouverez au moins huit de mes employés qui prétendent avoir eu l’idée de cette forme. Et ils ont tous raison! Cette confusion reflète la réalité d’une firme d’architecture. On exige des idées et on travaille et retravaille les meilleures suggestions lors des réunions. Plusieurs participants quittent avec l’impression qu’ils sont porteurs de la vision déterminante. La vérité est qu’il s’agit d’une réussite collective. Une silhouette élégante est aussi importante que le bilan énergétique et l’exécution politique.
Que faire lorsque vous n’avez pas d’inspiration?
Les auteurs connaissent le symptôme de la page blanche mais je ne crois pas connaître d’équivalent pour les architectes. Nous avons une immense machine qui attend notre contribution. Cela nous force à livrer la marchandise. Si vous agissez comme un mort-vivant ou pensez devoir servir Hamlet, vous serez sans emploi très rapidement. L’architecture est un travail qui implique des délais.

CCTV, Pékin, photographie par Jim Gourley, gracieusement offerte par OMA
Depuis la publication de votre ouvrage théorique Delirious New York en 1978, on vous considère comme un visionnaire et un défendeur de la vie métropolitaine. L’année prochaine, vous présenterez l’exposition Countryside : Future of the World au Musée Guggenheim de New York. Qu’est-ce qui provoque le soudain intérêt d’un urbaniste de votre trempe envers la vie à la ferme?
J’ai séjourné dans un petit village du canton suisse de Engadin pendant 25 ans. Il y a de cela six ou sept ans, j’ai remarqué un changement qui a eu lieu avec une telle consistance qu’il est passé quasi inaperçu à mes yeux : je ne voyais presque plus d’habitants locaux, même si le village avait grossi. Il y avait des scientifiques nucléaires de Francfort et des nettoyeurs du Vietnam qui s’occupaient des chalets appartenant à des designers de Milan. Je ne sentais plus l’odeur du fumier de vache parce qu’il n’y avait plus de vaches. Avec les vaches disparurent les vieilles fermes. Elles furent remplacées par des maisons de vacances et des blocs appartement d’un style étrangement mixte, un genre de minimalisme luxueux. La majorité de ces constructions neuves étaient vides la plupart du temps. Le village semblait exploser uniquement lors de la saison des vacances. J’ai réalisé à quel point nous exploitons la terre afin de rendre la vie urbaine tolérable. La campagne a évolué plus rapidement et plus radicalement que la ville au cours de 10 ou 15 dernières années. La signification marquante de cette transformation nous échappe. La raison de cet aveuglement est que les architectes concentrent 90% de leurs efforts sur la planification urbaine et ses enjeux connexes. L’exposition au Guggenheim veut changer cette vision.
Dans le communiqué de presse, vous écrivez que le futur de l’architecture se trouve en campagne. Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion?
L’automatisation de l’espace de travail se déplace en campagne. Tesla s’apprête à dépenser cinq milliards de dollars dans la construction de leur Gigafactory I au Nevada, destinée à devenir la plus grande usine au monde, avec une superficie d’un kilomètre carré. Une poignée de gens seulement y travailleront. Valent-ils un effort architectural? De quoi peuvent bien avoir l’air les fermes, les centres d’expédition et les ateliers de production à serveurs automatisés? Est-ce qu’un robot de travail a besoin d’une fenêtre? Doit-on imaginer ces espaces de manière accessible? Alors que les progrès techniques font des avancées spectaculaires, l’imagination des architectes évolue à peine. Ils ont toujours un pied dans l’antiquité et portent encore les causes d’antan. Tôt ou tard, cela les rendra inutiles. Le passé est trop étroit pour y vivre.
Afin de filmer le documentaire REM, votre fils Thomas vous a accompagné lors de vos déplacements autour du monde pendant quatre ans. Plus tard, interrogé à propos des images qui vous montre de dos ou de côté, il a répondu : « Mon père marche très vite et a des rendez-vous tout le temps. Il n’attend personne. J’ai donc souvent dû le suivre et filmer son dos. » Êtes-vous un accro du travail qui doit de manière urgente ralentir un peu?
Non, mon concept est simple : Je dois me dépêcher afin de pouvoir profiter des phases de ralentissement. Je ne peux me dédier et me concentrer sur certaines choses que grâce au temps gagné en me précipitant partout. Si je dois être défini par quelque chose, ce serait par ma capacité de concentration.
Aimeriez-vous être perçu comme un artiste, ou êtes-vous de l’opinion de Frank Gehry, qui a déclaré : « Quelqu’un a un jour dit : s’il y a une toilette, ce n’est pas de l’art. Puisque mes édifices incluent des toilettes, je préfère le terme architecte »?
Ceci n’est pas un sujet sur lequel je souhaite m’attarder.
Pourquoi pas?
Parce que les différences entre les artistes et les architectes sont évidentes. L’année dernière, j’ai été désigné commissaire, avec Francesco Stocchi, d’une exposition de Sol LeWitts à Milan. Dès le départ, la galerie s’est empressée de me laisser savoir l’honneur qui m’était accordé à travailler avec les œuvres de LeWitt. Les hommes qui transportaient les œuvres donnaient l’impression de manipuler des reliques religieuses. Il n’y aucun équivalent pour ce phénomène en architecture. Les artistes peuvent, et doivent, prendre des décisions aléatoires sans justification nécessaire. De notre côté, nous devons demander au bâtisseur la permission d’agrandir une fenêtre de 10 centimètres.
La Philharmonie de l’Elbe, dont le design revient à Herzog & de Meuron, est un des plus grands succès de l’architecture allemande. Souhaitez-vous que les gens considèrent vos édifices comme beaux?
Ce n’est pas mon objectif principal. La beauté ne peut venir d’un effort acharné. Elle survient presque par accident, non pas à la suite d’une planification minutieuse. La beauté est pour moi non liée aux impressions sensorielles. Je peux distinguer la beauté au sein d’un complexe d’habitations préfabriquées de l’Allemagne de l’Est parce que j’y perçois la lutte pour l’égalité.
Vous avez dit un jour : « Les architectes ne s’enrichissent pas. Peut-être Norman Foster et Frank Gehry, mais pas moi. Les architectes œuvrent comme une confrérie médiévale. Nous recevons un petit pourcentage de la somme totale de l’édifice. Et cela demeure ainsi, peu importe votre statut. » Tentez-vous réellement de nous faire croire que vous n’êtes pas un homme fortuné?
Mon cabinet produit des prototypes qui ne seront jamais mis en production. Cela signifie que nous résolvons des problèmes nuit et jour, et plutôt que d’appliquer les leçons apprises sur le projet suivant, nous devons partir de zéro chaque fois. D’un point de vue économique c’est de la pure idiotie, mais je ne me plains pas. La routine me déprimerait.
La tour CCTV de Pékin a coûté environ un milliard d’euros. Quel a été votre profit sur ce projet?
Nous avons perdu de l’argent sur ce projet. Premièrement parce que les chinois n’aiment pas dépenser beaucoup d’argent sur l’architecture. Mais également parce qu’un incendie majeur a causé des retards de quatre ans dans les travaux. Avant de même débuter la planification de l’édifice, nous avons vécu en Chine pendant quelques mois afin d’apprendre et de comprendre le pays davantage. Nous avons pédalé à bicyclette, mangé de la bouffe de rue et visité les piscines publiques. Cette phase d’introduction est importante, parce que les gens gardent une certaine distance par rapport aux autres dans tous les pays. Si personne ne prend cette distance en considération, personne ne se sentira à l’aise dans votre édifice. On ne peut pas exiger de rémunération pour ce genre de recherche.
À quel point étiez-vous sérieux lorsque vous avez dit ne pas avoir les moyens de construire votre propre maison?
Je ne brûle pas d’envie d’habiter dans un édifice de Rem Koolhas. Il me manquerait cette interaction avec le maître d’œuvre. Si j’ai du temps seul, je préfère le remplir avec des sujets différents.
Nos villes auraient sans doute meilleure allure si les architectes devaient habiter leurs propres créations. Est-il vrai que vous n’avez jamais habité un édifice ayant moins d’une centaine d’années?
Ceci est une question typique de tabloïdes mais je vais tout de même y répondre. L’édifice dans lequel j’habite à Amsterdam a été construit en 1924. Il ressemble à beaucoup d’autres édifices de l’époque. Aucun passant ne s’arrête pour le contempler.

Bibliothèque Nationale du Qatar, Doha, photographie par Delfino Sisto Legnani and Marco Capeletti, gracieusement offerte par OMA

Garage, Musée d'art contemporain de Moscou, image gracieusement offerte par OMA
« La vérité est qu’il s’agit d’une réussite collective. Une silhouette élégante est aussi importante que le bilan énergétique et l’exécution politique. »
Est-ce vrai que 95% de vos dessins terminent à la poubelle?
J’estime que le nombre est d’environ 80%. Un des secrets le mieux gardé de ma profession est que la dégradation est notre pain quotidien. Il est tout à fait normal de perdre une compétition ou un appel à propositions et de se sentir comme un prêcheur dont le microphone a été débranché. Si vous souhaitez jouir d’un tarif plus avantageux, vous devriez travailler exclusivement pour des entrepreneurs privés.
Si vous n’aviez que 24 heures à vivre, dans quel édifice de votre création choisiriez-vous de les passer?
Je possède une cabane sur une île entre la Sardaigne et la Corse. J’y passe 10 jours à chaque intervalle de deux mois. J’aimerais également y vivre mes derniers moments.
Est-ce que vous utilisez le mot cabane pour désigner humblement une villa équipée…
Si je dis cabane, je veux dire cabane. Il y a une porte et une fenêtre.

Garage, Musée d'art contemporain de Moscou, photographie par Timur Shabaev, gracieusement offerte par OMA
- Entrevue: Sven Michaelsen
- Images gracieusement fournies par: OMA