Ann Demeulemeester Moves Forward
Sebastien Meunier’s Quiet Revolution
- Photographie: Johanna Laitanen

Certains styles évoquent une époque et un lieu à un tel point qu’on les croirait immuables. Celui d’Ann Demeulemeester en fait partie: il est emblématique de l’élégance grunge et de la créativité cérébrale d’Anvers au début des années 90.

Mais seuls les plus forts perdurent sans perdre de leur pertinence. Pour souligner l’arrivée des collections femme d’Ann Demeulemeester chez SSENSE, nous avons parlé au directeur artistique Sébastien Meunier de l’avenir de la marque.

FONDEMENTS
« Une attitude rock teintée de poésie et de romantisme. C’est le centre de l’esprit Ann Demeulemeester. » Voilà la formule qu’utilise Meunier pour décrire les valeurs de sa marque, et c’en est une qu’il comprend intimement. Le créateur a rejoint la marque en 2010 en tant que directeur des collections homme, et au moment d’en reprendre la direction artistique en 2013 il en maîtrisait parfaitement les codes. On se les représente aisément: redingotes, chemises corsaire, bottes de moto, robes aux drapés fluides. Les vestes de cuir et les longs gants. Les costumes d’allure punk. Le noir.


Ils se combinent pour former un ensemble évocateur: un style sensible et sombre ancré dans un monde de poètes et de musiciens, avec la fragilité sauvage d’un album rock. Meunier ne cherche pas à réinventer cette formule. Mais, à la manière subtilement persuasive de sa marque, il la réinterprète.



ÉVOLUTION
« Je ne peux pas continuer de faire exactement ce qu’Ann faisait parce que ça appartient au passé, et la mode est dans l’instant présent, » explique Meunier. « Elle s’inspirait de ses sentiments, de son entourage, et je ne peux pas parler de la même chose – parce que j’ai mes propres sentiments, mon propre entourage, et c’est ce qui m’inspire. »
La confiance de Meunier en sa propre sensibilité témoigne de son assurance tranquille, et de sa façon de s’approprier la marque. « Ma façon de créer est certainement guidée par l’émotion » confie-t-il. « Je m’inspire davantage du corps. Je n’ai pas de muses. Je m’inspire de mes relations amicales et amoureuses. » Alors que Demeulemeester rendait hommage à des icônes de la sous-culture comme Patti Smith et Arthur Rimbaud, Meunier puise des références graphiques dans les arts visuels. Les sculptures de squelettes préhistoriques de Gabriel Orozco, avec leurs motifs hypnotiques, ont inspiré les imprimés op art de l’Automne-Hiver 2015, et les autoportraits de la photographe allemande Katharina Sieverding ont prêté leurs contours flous et fantomatiques à des vestes aux drapés fluides et des pantalons larges – sans oublier une robe au ton rouge particulièrement théâtral. Le sens de la couleur de Meunier, de plus en plus raffiné, est encore plus manifeste dans sa collection masculine pour l’automne, et même si le noir domine toujours, il laisse entrevoir de nouvelles possibilités.

Pour faire face au défi de reprendre une marque si étroitement associée à sa fondatrice, Meunier se montre pratique, pragmatique et philosophe. « Il faut travailler au jour le jour. Cela évite d’être terrifié par l’ampleur du challenge. » Plusieurs ont perçu le départ de Demeulemeester comme un autre symptôme d’une industrie dont le rythme accéléré et exigeant fait de plus en plus de victimes. Meunier comprend que dans un tel contexte, il est essentiel de garder les pieds sur terre. « On ne cherche pas à répondre aux pressions de la mode », ajoute-t-il. « Ma façon de parler d’aujourd’hui est de me concentrer sur ma propre réalité. C’est ma façon d’amener les codes de la maison dans le moment présent. »


ÉQUILIBRE
Toutefois, Meunier a le don de réconcilier des éléments opposés. « Je pense que la dualité est essentielle pour créer une tension dans une collection. J’aime les gens paradoxaux, comme moi », affirme-t-il. On remarque ce principe sur les ceintures obi en cuir zippé qui se superposent comme des armures à des robes longues en jersey, ou les décolletés plongeants et revers acérés qui donnent du mordant à des coupes nonchalantes. À la fois sensuels et sévères, les pantalons en cuir moulant et les coupes militaires de Meunier séduisent les guerrières comme les poètes punk.

L’androgynie fait depuis longtemps partie de l’image Demeulemeester, et tandis qu’elle devient l’une des tendances dominantes de l’année, Meunier voit l’ambiguïté des genres comme un pas vers l’acceptation – de soi-même comme des autres. « Je pense que les gens sont de plus en plus décomplexés quant à leur corps et leur sexualité, et comprennent donc de mieux en mieux l’androgynie. Bientôt, ce ne sera peut-être même plus une question. »

ROMANTISME
Avec sa façon terre-à-terre d’aborder son métier, Meunier est bien placé pour parler d’avenir. Sa sensibilité ne manquera pas de porter fruit. Mais les détails ont peut-être moins d’importance puisqu’Ann Demeulemeester est une marque qui, avant tout, évoque une sensation: sombre, lyrique, doucement rebelle. Comme le veut la coutume, Meunier ne veut pas révéler ce qu’il prépare pour le Printemps-Été 2016. Mais l’indice qu’il nous donne en dit long: « J’ai envie de parler d’amour.»
- Photographie: Johanna Laitanen
- Stylisme: Anna Pesonen
- Modèle: Hayett / IMG