L’éloge de la chaussette

Nouvelles icônes : un essentiel sous-jacent éclaire la saison printemps-été 2016

  • Texte: Karen Orton
  • Photographie: Nik Mirus

La série Nouvelles icônes révèle les histoires derrière des pièces exceptionnelles de la saison actuelle.

Il est plutôt rare que les chaussettes soient l’objet du culte que génère les vêtements ou les chaussures. Alors que le web regorge de fétichistes de la basket qui, affamés, guettent chaque sortie, prêts à renifler, lécher et caresser l’objet de caoutchouc et de cuir convoité, on accorde bien peu d’attention au cousin mal-aimé de la chaussure.

Pour des créateurs tels que Rick Owens, Gosha Rubchinskiy, et Rei Kawakubo, les chaussettes se présentent comme un moyen détourné d’approfondir le récit narratif qui marque l’esprit de leur collection. La chaussette est un no man’s land qui vient à point pour l’expression personnelle, que ce soit l’évocation de l’art soviétique et des prouesses sportives russes de Rubchinksky ou bien l'exploration de la force féminine à travers la mythologie grecque d’Owens. En effet, une paire de chaussettes révèle un narratif passablement plus discret qu’un manteau emblématique de la saison, mais l’attrait majeur de ces dernières se trouvent dans cette subtilité. Après tout, nous portons des chaussettes parce qu’elles nous font sentir bien, et rien n’est plus séduisant.

Consuelo Castiglioni a confié au Wall Street Journal que pour sa collection automne/été pour hommes de Marni, il percevait les chaussettes comme «un accessoire qui ajoute couleur et texture à une tenue.» Castiglioni est à la tête de cette tendance qui a ramené la chaussette sous le feu des projecteurs, alors que celle-ci fût teintée de dérision lorsque portée avec des sandales. Marni et Versace ont réuni sandales de cuir et chaussettes pour leurs collections pour hommes - version pastel pour Donatella, alors que Castiglioni a opté pour une version en maille épaisse. Chez Bottega Veneta, Tim Blanks proclamait dans les pages du Vogue «les chaussettes portées avec des sandales, qui autrefois étaient le plus grand faux-pas de la mode, règnent en maître à Milan comme la chaussure de choix du printemps 2016.» Blâmant au passage les touristes allemands peu appréciés, le Wall Street Journal désigne également les pères de famille et les hippies comme responsables de cette tendance.

Depuis l’âge de pierre, alors que nos ancêtres attachaient des peaux d’animaux à leur chevilles à l’aide de cordons de cuir, les chaussettes ont toujours relevé de la nécessité. Les chaussettes de cuir ont été remplacées par le crin d’animal entremêlé à l’époque de la Grèce antique, puis la paire la plus ancienne répertoriée, faite de maille de tricot, date de l’an 300-500 après J.-C. et fut découverte près du Nil. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si celles-ci comportent une séparation à l’orteil, pour faciliter le port avec des sandales. Plus encore, les chaussettes revêtaient une incarnation sacrée. Au Japon, les prêtres Shinto et les moines bouddhistes parcourent les temples tout doucement chaussés de tabi, la chaussette blanche traditionnelle à l’orteil séparé portée depuis le 16e siècle. D’anciens sages affirment que de séparer le gros orteil est bénéfique pour la santé, en plus d’être à la fois stimulant et relaxant pour le cerveau. Dans les mosquées et les temples hindous et bouddhistes, ainsi que dans les gurdwārā sikhs, les visiteurs doivent être pied nu ou porter des chaussettes pour pénétrer les bâtiments sacrés. En Amérique, ce n’est qu’au milieu du 20e siècle, que la populaire chaussette tubulaire, toujours d’actualité, apparaît, ornant les jambes des joueurs de basket-ball et de soccer à la fin des années 60, se propulsant ainsi à l’avant-scène de la culture du fitness des années 1970.

Dans la même optique historique et sacrée de cet humble vêtement, les créateurs ont retourné leur attention vers la chaussette cette saison. Le modèle mi-mollet noir et blanc côtelé vu chez Owens et portant le nom de sa collection printemps/été intitulée «Cyclops», incarne d’un côté un hymne à la gloire de la force féminine et de l’autre, l'agressivité masculine. Marcelo Burlon brandit ses emblèmes pixelisés sur des chaussettes noires et jaunes ajoutant du même coup une touche d’audace et d’énergie street à sa collection alors que Boris Bidjan Saberi s’aventure du côté de la fluidité du genre en agençant des shorts à de longs bas noirs et blancs qui suggèrent la bonneterie pour hommes.

Du côté du prêt-à-porter pour femmes, Saint Laurent et Comme des Garçons se sont tout deux amusés avec des chaussettes à volants pour les collections automne/été dans un style rappelant les filles Harajuku. Hedi Slimane continue de célébrer la jeunesse éternelle avec ses chaussettes à dentelle qui habillent des bottines lacées fleuries d’inspiration grunge. De l’autre côté Gosha Rubchinskiy, qui n’est lui-même pas étranger à l’avènement du récit en matière de mode, a dévoilé des chaussettes rayées à drapeau d’inclination nationaliste. Affichant les couleurs rouge, bleue et blanche du drapeau Russe (et paradoxalement, celles du drapeau Américain), Rubchinskiy se sert des chaussettes et de la collection entière pour évoquer l’art Soviétique et l’esprit athlétique des années 70 d’un seul coup.

En imprégnant les chaussettes de l’esprit de leurs collections, ces créateurs donnent l'occasion de découvrir les plaisirs d’un indispensable discret. Le pouvoir subtil d’une paire de chaussettes est d’abord de raconter une belle histoire et de garder les pieds au sec. Cela devrait sans doute inspirer le fétichiste de la chaussette qui sommeil en chacun de nous.

  • Texte: Karen Orton
  • Photographie: Nik Mirus
  • Stylisme: Oliver Stenberg