La méthode Thom Browne
SSENSE rend visite au créateur à la veille de son défilé femme Automne-Hiver 2016
- Entrevue: Alex Hawgood
- Photographie: Adrian Crispin

À travers le calendrier chargé de la Fashion Week new-yorkaise, Thom Browne a toujours su imposer une vision singulière qui parvient à être à la fois résolument personnelle et complètement surréaliste. Même si son tailleur gris à la coupe précise et aux proportions étriquées continue d’être la pièce maîtresse de son vestiaire personnel et de l’ADN de sa marque (tout comme l’uniforme obligatoire du personnel de son studio du Garment District de Manhattan), cette saison, les vêtements qui ont défilé sur le chemin de terre d’un parc artificiel installé dans une galerie de Chelsea faisaient allusion aux habits de fortune de la Grande Dépression des années 20 et 30, avec l’atmosphère du Sleepy Hollow de Tim Burton.
Parallèlement à des pièces cérébrales comme des jupes plissées de guingois ou des paletots en équilibre précaire sur les épaules et hanches des mannequins, Browne a présenté des sacs à main en forme de chien rendant hommage à son teckel à poil dur, que l’on voit souvent sur les talons du créateur vêtu de son propre pull Thom Browne miniature. Ceux-ci rappellent avec humour que sa créativité sans bornes repose sur un engagement indéfectible envers sa vision personnelle. Au milieu du tumulte des préparatifs de sa présentation Automne-Hiver 2016 à New York, Alex Hawgood a rendu visite à Thom Browne pendant les essais maquillage du défilé pour discuter de la raison pour laquelle il n’aime pas les mood boards, de la différence entre sa clientèle masculine et féminine, et de l’importance du fait que son travail ne plaise pas à tout le monde.

Alex Hawgood
Thom Browne
Parlez-nous du défilé de lundi. Qu’avez-vous prévu ?
Le défilé de lundi s’inspire d’une époque allant du milieu des années 20 au début des années 30 – des Années folles à Grande Dépression et jusqu’aux années post-Dépression – et de la façon dont ceux qui avaient de l’argent se sont adaptés à des ressources plus limitées pendant cette période. Comment ils arrivaient à se vêtir pour des occasions spéciales – parce qu’il y avait malgré tout des occasions spéciales – et à porter de vieux vêtements jusqu’à usure. Pour la collection femme, je pars de l’idée de femmes qui transformaient leurs vêtements préférés en pièces mieux adaptées à leurs nouvelles conditions de vie.
Comment expliquez-vous ces idées à votre équipe de stylistes ? J’ai entendu que vous n’utilisez pas de mood boards ou d’images de référence.
À peu près comme je vous parle en ce moment – je raconte une histoire. Je commence par en parler à une personne qui travaille avec moi depuis longtemps, qui comprend tout de suite ce que je veux dire. Mais la raison pour laquelle je n’utilise pas de mood boards, c’est que je pense que si on dit « années 20 » ou « Art déco », on peut vite être saturés et même paralysés par un trop-plein d’images. À mes yeux, il est beaucoup plus intéressant et libérateur de décrire simplement une atmosphère. C’est plus facile de créer quelque chose de nouveau ainsi.
Et à ce stade, pensez-vous au client ?
C’est une étape purement créative. Ensuite, on identifie ce qui peut s’intégrer à une collection plus commerciale. Mais les silhouettes du défilé sont vraiment conçues pour raconter une histoire.

Mais comment interagissez-vous avez les clients ? Comment savez-vous ce qu’ils aiment et ce qu’ils achètent ?
Je suis propriétaire de mes boutiques, donc je sais ce qui s’y passe. C’est en principalement comme cela que je me tiens au courant. La majeure partie de ce qu’on retrouve en magasin vient du défilé, mais il y a parfois des pièces plus simples ou accessibles qui sont adaptées des silhouettes de défilé. D’une certaine manière, j’adore faire de beaux vêtements simples, particulièrement pour les filles. L’idée d’une tenue simple, presque d’un uniforme sur une fille m’intéresse, et j’aime voir comment les hommes et les femmes réagissent à cette façon d’envisager le vêtement.
Pensez-vous que les hommes et les femmes perçoivent l’uniforme différemment ? Est-ce que les hommes préfèrent la simplicité de porter la même tenue à tous les jours, ou est-ce un cliché?
Non, je pense que les hommes comme les femmes ne sont pas toujours très à l’aise avec le concept, parce qu’il a une connotation d’ennui, de monotonie. Mais quant à moi, l’assurance qu’apporte un uniforme est en réalité plus intéressante que d’avoir davantage de choix. Donc je crois que c’est pareil pour les deux. Ou que c’est un peu plus inédit pour les filles.

Quel est l’avantage de toujours porter la même chose ?
J’aime l’idée d’être assez bien dans sa peau pour ne pas se préoccuper de ce qu’en pensent les gens.
Y a-t-il des règles pour le port d’un uniforme ? Par exemple, mon pull est troué et ce jean est sale. Est-ce que c’est ok ?
Ça devrait être un choix personnel.
Donc ça devrait me parler.
Parce que c’est aussi un signe de pouvoir et d’assurance.


Ces trous ont du pouvoir.
Autant de trous que vous voulez, à condition que ce soit vos trous et que vous les portiez fièrement.
Comment développeriez-vous ce concept à l’extérieur du monde de la mode et du vêtement ? Êtes-vous intéressé par d’autres formes d’uniformité ?
J’aime la simplicité en architecture, je préfère les lignes droites aux formes organiques. Et je crois que ça recoupe l’idée de l’uniforme. Je suis attiré par les choses simples et parfaitement organisées.
On entend beaucoup dire que l’industrie de la mode devient trop grande –
Est-ce que l’industrie devient trop grande ?



Plusieurs personnes le pensent. Mais quand on parle d’un retour vers une mode plus authentique et plus réfléchie, je pense tout de suite à vos collections.
Je veux que mes défilés soient personnels. Ils ont un caractère très personnel pour moi, et je veux que les gens aient des expériences personnelles. Je veux qu’ils voient les choses autrement, qu’ils perçoivent le vêtement autrement. Je veux qu’ils voient un monde intéressant, qui suscite la réflexion. Tout ne doit pas être dicté par des impératifs commerciaux. De véritables concepts peuvent aussi influencer les ventes. Après tout, on est dans un domaine de passion.
Est-ce que ça vous dérange si on ne comprend pas vos idées ?
Je préfère que certaines personnes ne comprennent pas mon travail.
Et en ce qui concerne les clients ?
Mon travail ne s’adresse pas à tout le monde. Et j’aime qu’on y réagisse. Je crois que d’essayer de plaire à tout le monde est problématique. Si j’avais tenu compte de l’avis de certaines personnes à mes débuts, quand j’ai fait mes premiers costumes, je ne serais probablement pas ici aujourd’hui. Tout le monde me disait de laisser tomber.


Particulièrement à New York, où je pense que –
Pas juste à New York. C’est le cas partout. Il a fallu un an ou deux pour qu’on commence à comprendre mon travail et ce qui le motive. Je ne voulais pas simplement me faire remarquer. Il y avait une véritable volonté derrière le fait de jouer sur les proportions, c’est un principe qui revient dans toutes mes collections.
Et d’où est venue cette idée à vos débuts ?
C’était personnel. J’ai fait les vêtements que je voulais porter.
Est-ce que ça a grandi, évolué depuis ?
Les hommes en savent beaucoup plus sur la mode qu’il y a dix ans. Il y a une offre plus large pour eux. Ils sont mieux informés. Je pense qu’ils prennent plus de risques. Pas autant qu’on pourrait le penser, je pense que les hommes sont plutôt classiques à la base. Et c’est très bien ainsi. Je ne suis pas toujours fan des hommes qui s’habillent de façon très recherchée. Je crois que d’investir dans un vêtement de qualité qu’on pourra porter longtemps est plus intéressant.


Je pense que vous vous démarquez aussi parce que si un client cherche un cardigan ou un costume gris, il sait qu’il pourra le trouver dans vos boutiques.
C’est justement ce dont je parle quand je dis que j’aime la mode qui évolue plutôt que la mode qui change. Je pense que lorsqu’on se fait connaître pour quelque chose, il faut pouvoir l’offrir à ses clients en tout temps.
En effet.
Je crois que c’est en partie la différence entre la mode masculine et la mode féminine. Les hommes sont plus à l’aise avec ça. J’aimerais que les femmes apprécient mes collections pour la qualité des coupes, donc je veux que ma veste classique, mon pantalon classique et ma jupe plissée reviennent dans toutes mes collections. Croyez-le ou non, c’est relativement nouveau. Et je pense que c’est une nouveauté rafraîchissante.

Faites-vous des choses dans vos collections femme que vous ne feriez jamais dans vos collections homme ?
Il ne faut jamais dire jamais.
- Entrevue: Alex Hawgood
- Photographie: Adrian Crispin