Chaussures hybrides

Anatomie d’une nouvelle variété issue du design croisé

  • Texte: Emily Segal
  • Photographie: Michael the III

Les chaussures sont en train de muter et donner naissance à une nouvelle espèce. Alors que les genres, les saisons et les cycles de la mode perdent du galon, les chaussures hybrides prennent le relais, reflétant notre nouvelle réalité fragmentée. Ils traduisent l’éclatement de la norme; la fusion entre différents contextes historiques et moments culturels. Les bottillons chelsea, les mocassins, les escarpins en peau d’alligator, les espadrilles et les claquettes comme les bottes lunaires ne constituent plus des variétés mutuellement exclusives.

En 2002, Manolo Blahnik lançait le talon aiguille inspiré de la botte Timberland que Beyoncé portait dans le vidéoclip Bonnie & Clyde, et J. Lo dans Jenny from the Block. Synonyme de convergence entre luxe et bon marché, le début des années 2000 laissait présager les hybrides esthétiques qui allaient suivre.

Plus tard au cours de cette décennie, le magazine DIS lançait son désormais légendaire éditorial Shoes in Shoes, qui montrait des Timberland enfoncées dans des Teva, des Vibram dans des Skecher, et des chaussures Issey Miyake équipées de crampons à glace Yaktrax. « La superposition de chaussures est une option entre-deux-saisons tout indiquée pour les hybrides du style, et une façon simple d’ajuster votre pointure de chaussure », affirmait DIS.

Aujourd’hui, en 2017, les pastiches de chaussures expriment leur plein potentiel à travers une grande variété de marques proposant de nouveaux modèles à la Frankenstein. Cette fois-ci, il ne s’agit plus simplement de réunir haut et bas de gamme. Ces chaussures unissent tous les antipodes, d’est en ouest, du passé au futur et des tropiques à l’Arctique. Voici six spécimens témoignant de ce nouvel ordre mondial.

LES FLÂNEURS-CHAUSSETTES SCUBA SOCK DE FENDI

Ces chaussures revisitent et pervertissent le style écolière preppy des nineties. La chaussette n’est pas vraiment une chaussette. Elle est plus substantielle, avec une texture haute performance qui rappelle davantage celle d’une Flyknit ou d’une Yeezy que celle d’un tube en coton bien ordinaire. Le rapport hiérarchique entre chaussette et chaussure s’amenuise de plus en plus. Et nous avons ici la preuve que la chaussette a commencé à prendre le dessus sur son maître.

En vedette dans cette image : Bottes Miu Miu.

LES BOTTES EN PEAU RETOURNÉE VERTES ECO MOON

Le manufacturier italien Tecnica a lancé les Moon Boots originales au début des années 70, après que l’un de ses designers se soit laissé inspirer par les premiers pas de l’homme sur la Lune. Ces bottes ont vite fait l’objet d’une tendance controversée qui a perduré jusqu’à la fin des années 80. Cette version signée Miu Miu accouple cette silhouette célèbre au facteur formel du casque des gardes du palais de Buckingham, à la texture des Soundsuits de Nick Cave et à la couleur du rince-bouche. Les courroies à boucles tirées de leurs populaires ballerines viennent équilibrer cette composition apocalyptique.

En vedette dans cette image : bottes MSGM.

LES BOTTES CHELSEA À FRANGES EN CUIR VERNI MGSM

Clairement la plus virile de cette sélection, cette chaussure semble à première vue être le résultat d’un simple croisement entre un mocassin et une botte chelsea. Or, ce design inédit recèle tout un monde de références. Le côté boho des franges. La formalité du cuir verni. La robustesse de la semelle crantée. Nous avons affaire à un amalgame de toutes les identités masculines du 20e siècle réunies en une seule botte. Le caoutchouc vulcanisé a joué un rôle primordial dans le design original du look chelsea, permettant la création d’une botte qu’on pourrait enfiler en un tour de main. Son caractère libre et insouciant rencontre ici son alter ego professionnel : le flâneur bourgeois, se parant d’une surface plus polyvalente et imperméable.

En vedette dans cette image : sandales Chloé.

LES SANDALES EN PEAU RETOURNÉE CAMILLA DE CHLOÉ

Avec leur tige en peau de mouton retournée bien épaisse et leur plateforme en liège moelleuse, ces sandales expriment subtilement la réalité paradoxale des conditions météo extrêmes que nous connaissons actuellement. À un autre moment de l'histoire, elles n'auraient sans doute pas été considérées comme portables, ne serait-ce que parce qu'une plateforme en liège aurait traditionnellement été plus à sa place au milieu d’un décor plus estival, par exemple pour aller se balader sur un boardwalk – où la peau retournée aurait fait office d’extraterrestre. Or, ces sandales Chloe s’inscrivent parfaitement dans le climat littéral et culturel contemporain, avec une météo plus schizophrénique que jamais et un paysage virtuel où les sandales pelucheuses sont un peu devenues un mème à part entière.

LES SANDALES BLEU MARINE ET ORANGE LOGO STRAP DE VERSACE

Avec leur silhouette sexy et minimaliste, ces escarpins à bout ouvert nous transportent quelque part à mi-chemin entre le vestiaire du gym et les estrades d’une compétition Nascar. Empruntant une silhouette chère aux célébrités de par le monde – à savoir un talon aiguille agrémenté d’une bride de cheville allongeant la jambe pour le plus grand bonheur des paparazzis, cette chaussure est parfaite pour descendre d’une Range Rover juste avant d’être mitraillée par les flashs de vos admirateurs. Versace allie ici cette espèce peuplant les tapis rouges avec le fini caoutchouteux d’une claquette de douche et la palette de couleurs d’un véhicule de sport extrême. Résultat : un mutant particulièrement haut de gamme.

En vedette dans cette image : sandales Miu Miu.

LES SANDALES-ESPADRILLES À PLATEFORME EN PEAU RETOURNÉE PEARL DE MIU MIU

Définitivement les plus luxueuses (et douillettes) de leur catégorie, ces espadrilles Miu Miu désintègrent tous les binaires imaginables. Le design aéré et ouvert des sandales à plateforme droite rencontre le côté douillet et enveloppant de la fourrure, alors que le côté décontracté de la sandale de plage prend des airs de sophistication urbaine en se parant de perles et de pierres du Rhin. Bien que la semelle de jute évoque l’Inde et la peau retournée, l’UGG-stralie, les cristaux Swarovski et l’ADN italien de l’ensemble pointent vers l’Europe. Bref, elles n’appartiennent à nulle part, et sont de partout.

  • Texte: Emily Segal
  • Photographie: Michael the III