L’histoire sans fin d’Erdem

Rencontre avec un créateur d’histoires

  • Texte: Mary Tramdack
  • Photographie: Nik Mirus

La mode est une forme d’alchimie. Un vêtement naît d’un ensemble de sources d’inspiration, prend forme grâce au patron, à la coupe et à la couture, et prend une toute nouvelle signification lorsqu’il est porté. Comme pour la peinture ou la sculpture, l’équation tactile du drapé, de la couleur, de la coupe et de la broderie est suspendue entre la matérialité et le rêve. C’est le défi fondamental auquel doit faire face tout créateur: comment traduire un sentiment, une sensation ou une idée par la manipulation de matières.

Erdem Moralioğlu réussit cette transformation avec beaucoup de savoir-faire et de sensibilité. Le Londonien est l’archétype du créateur de mode: un couturier de la trempe d’Yves Saint Laurent ou de Christian Lacroix, qui donne vie à un univers de glamour et de féminité par une compréhension hautement raffinée des formes et des matières. C’est presque un truisme que de dire qu’un grand couturier fait rêver, mais dans le cas d’Erdem, c’est tout à fait juste.

Prenons pour exemple sa collection Croisière 2015: des blouses en dentelle impeccables associées à des pulls et des jupes maxi en broderie anglaise. Des vestes tuxedo, des t-shirts en néoprène et des pantalons à la cheville arborent l’un des imprimés devenus emblématiques du créateur: un motif à fleurs vole en éclats et est balayé de traits de peinture blanche, faisant vibrer les coupes élégantes d’un souffle de rébellion. À la fois aristocratiques et modernes, les collections d’Erdem semblent toujours être issues d’un univers artistique complet. Inspirées par des sources variées allant des livres, du ballet et de l’illustration à une botaniste aventurière, elles portent la signature d’un créateur qui a grandi en regardant les défilés de mode à la télévision dans la banlieue montréalaise, rêvant d’une femme qui incarnerait l’élégance multiculturelle caractéristique de ses origines turques et britanniques.

La meilleure façon de décrire le style d’Erdem serait peut-être de dire qu’il crée des vêtements pour les héroïnes: des femmes qui vivent leurs vies en tant que protagonistes de leur propre histoire, et sont attirées par une mode qui fait elle-même montre d’intelligence et de talent. En discutant avec le créateur, il nous révèle l’importance de l’imperfection, de l’inventivité, et de créer avec un personnage en tête.

Mary Tramdack

Erdem

Dans votre collection Croisière, on perçoit une tension entre la beauté et la délicatesse et une sorte de rébellion sous-jacente. Mais en même temps, la plupart des vêtements sont simples et faciles à porter. Comment arrivez-vous à équilibrer ces deux aspects?

Je suis attiré par l’idée de mélanger des choses qui ne vont pas ensemble. J’aime quand quelqu’un porte un vêtement léger et romantique et l’équilibre avec quelque chose de plus dur. J’apprécie l’inventivité dans le style vestimentaire. J’essaie de trouver cet équilibre en exploitant les contrastes: en contredisant chaque aspect féminin par une touche plus masculine, en mélangeant une couleur de bon goût avec une autre qui pourrait être considérée comme vulgaire.

Que ce soit par des imprimés exclusifs ou des ornements comme la dentelle ou les plumes, vous êtes connu pour un travail sur la couleur, la coupe et la décoration qui se rapproche de la haute couture. Qu’est-ce qui est le plus difficile dans l’exercice de traduire une inspiration abstraite avec des matériaux concrets?

La mode est somme toute une question de design, et le design c’est de réfléchir à des problèmes de proportion et de couleur, et de faire en sorte qu’un vêtement convienne au corps d’une femme. En parallèle, j’ai toujours été intéressé par des vêtements qui ont une touche artisanale. Des choses pas tout à fait parfaites, légèrement déséquilibrées. Je crois que si je deviens trop perfectionniste, je perds quelque chose.

Vous avez souvent parlé de votre dépendance aux livres. Que lisez-vous en ce moment?

Je suis en effet complètement accro aux livres, et j’adore passer mes week-ends à dénicher de nouvelles trouvailles dans mes librairies préférées d’East London. En ce moment, je lis Capote: A Biography de Gerald Clarke. C’est une biographie fascinante, et qui saisit vraiment le personnage de Truman Capote, à quel point il était aimé et haï.

« Si je deviens trop perfectionniste, je perds quelque chose. »

Qui sont vos héroines littéraires préférées?

En ce moment, je pense à Marianne North, naturaliste et illustratrice botanique de l’ère victorienne. Ses peintures botaniques dans les serres des jardins royaux de Kew associées à ses expéditions exotiques incarnent l’esprit pionnier de la botanique et de l’ornithologie de l’époque, que je trouve admirable et inspirant.

Même si je ne qualifierais pas votre style de théâtral, vos vêtements sont portés par beaucoup de femmes qui occupent le devant de la scène publique: des politiciennes, des premières dames, des actrices sur le tapis rouge. Créez-vous en pensant spécifiquement à ces femmes?

Je suis bien entendu très flatté que ces personnalités publiques choisissent de porter mes vêtements. Toutefois, je n’ai pas à proprement parler de muse: elle ne vit que dans mes carnets de croquis. Elle est forte, sûre d’elle, belle. Elle est à Londres, à New York, à Shanghai, à Paris, à Rio. Elle peut être n’importe qui, mais elle est complètement indépendante. Je ne pense pas que ma marque se prête aux tendances saisonnières, alors je crois que quiconque porte Erdem la porte par conviction esthétique personnelle.

Quelle est le rôle du rêve dans la création d’une image d’élégance?

Dans un projet de deuxième année au Royal College of Art, Alber Elbaz nous a dit: «dessinez pour votre femme idéale ». J’ai été fortement influencé par l’exercice de penser à un personnage en particulier. Ce que j’ai appris de plus important, c’est de comprendre la personnalité et son style de vie de cette femme.

Vous avez dit que vos collections se font suite les unes aux autres, comme des chapitres dans une histoire en cours sur cette « femme idéale ». Comment votre vision d’elle a-t- elle évolué au cours de votre carrière?

Je crois qu’il faut rester fidèle à son style, mais en même temps évoluer de saison en saison. Je réagis à mes collections précédentes et j’essaie d’aller de l’avant de cette façon. J’aime m’imaginer mon travail comme un roman: chaque collection est un chapitre, l’une mène à l’autre. Un chapitre ne peut être écrit sans celui qui précède, et chapitre suivant ne peut exister sans le chapitre en cours. L’objectif, c’est que mes clientes ressentent quelque chose: qu’elles soient émerveillées, qu’elles se sentent belles, il faut qu’elles ressentent quelque chose. Je me renouvelle en m’imaginant où cette « femme idéale » ira ensuite.

  • Texte: Mary Tramdack
  • Photographie: Nik Mirus