Le tissu de l’existence
Une visite d’atelier avec Korakrit Arunanondchai
- Entrevue: Thom Bettridge
- Photographie: Korakrit Arunanondchai

« Les gens font des trucs à la Jackson Pollock partout dans le monde », s’exclame Korakrit Arunanondchai, assis à son bureau dans le Lower East Side de Manhattan. L’artiste fait référence à un paysage culturel où la peinture abstraite, les écrans tactiles et le denim délavé forment la surface d’une nouvelle langue globale. Après une première exposition muséale au PS1 de New York à l’âge de 27 ans, le Thaïlandais s’est fait connaître avec des performances mémorables où il apparaît souvent torse nu et barbouillé de peinture, rappant devant une clique entièrement vêtue de denim qu’il appelle les « Bangkok Boys ». Ses peintures corporelles font à la fois référence à l’action painting des années 60 et à une participante de Thailand’s Got Talent. Dans ses vidéos à grand déploiement, il se met en scène parfois comme vagabond songeur, parfois comme star du hip-hop. Revêtu de ce lexique complexe, Arunanondchai se décrit comme un « peintre sur denim ». On retrouve la toile indigo javellisée et brûlée dans les tableaux de l’artiste, en coussins et tapisseries dans ses installations, et dans les costumes de ses performances et vidéos. C’est le tissu d’un uniforme global, tout comme le support de choix du travail de l’artiste.
Thom Bettridge s’est entretenu avec Korakrit Arunanondchai à New York, à propos de mariages thaï, de denim et de son dernier film Painting in a Room Filled with People with Funny Names 3.

Thom Bettridge
Korakrit Arunanondchai
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Je suis allé voir The Revenant hier. Le nouveau film de Leo.
C’était bien ?
Je pense qu’ils veulent vraiment qu’il gagne un Oscar.
Toutes les chances sont de son côté.
C’est un film éprouvant, pour Leo comme pour le spectateur. Il paraît délibérément long. Les mouvements de caméra sont dingues. Ils ont tourné dans la forêt pendant un mois, à attendre que la lumière soit parfaite. Mais l’image prime sur le récit.
Vous faites des films depuis quelques années. Mais vous avez aussi commencé en tant que peintre, non ?
Quand j’étais plus jeune, en Thaïlande, je dessinais des mangas. Mais j’ai l’impression qu’en Asie, tous les jeunes dessinent des mangas. Et puis, blablabla, j’ai suivi des cours d’arts plastiques avancés et je suis entré à la RISD (The Rhode Island School of Design), où j’ai pris un cours d’impression de t-shirts en première année. J’étais plutôt doué. À l’époque, les t-shirts imprimés étaient particulièrement populaires. À Providence, il y avait un nouveau mouvement psychédélique – comme l’artiste Jim Drain, et cet espèce d’esprit BD underground à la Deitch Projects vers 2005. Je pense que c’était l’esprit de RISD, au point ou même une partie du travail de Ryan Trecartin s’en inspire. Mais ensuite ça s’est retrouvé sur Internet. La bulle n’était plus une bulle.

Elle a été téléchargée.
Et les gens ont commencé à aller à New York. RISD a été une période étrange, utopique. Venant de Thaïlande, je n’étais pas très heureux. Je ne croyais pas que je pourrais y être artiste.
Vous partez en Thaïlande cette semaine.
Pour le mariage de mon frère. J’ai atteint l’âge où tous mes amis thaïlandais se marient. Je pense que les réseaux sociaux ont vraiment poussé les mariages à l’extrême. Aux États-Unis, ça paraît plus simple. Il va peut-être y avoir une vidéo d’un cousin qui chante une chanson, un truc du genre. Mais pour beaucoup de mes amis qui se marient en Thaïlande, c’est une superproduction.
Que voulez-vous dire ?
Quand mon frère a demandé sa future femme en mariage, c’était comme une émission de télé-réalité en accéléré. Et ce qui est dingue, c’est que c’est assez courant ! Pour faire sa demande, il a utilisé une chanson qui dit « veux-tu m’épouser », comme celle de Bruno Mars.

Je ne connais pas cette chanson.
Mon frère et moi étions dans ce restaurant. J’étais là pour filmer, et il y avait à peu près neuf GoPro cachées dans la pièce. Il a privatisé tout le restaurant, et il a engagé des figurants. Et pendant tout ce temps, il y avait deux cameramen, et sa fiancée était la seule à ne pas voir toutes ces caméras. Puis tout à coup tout le monde s’est mis à danser.
Et c’est là qu’il a fait sa demande.
Mon frère m’a demandé de réaliser neuf toiles pour son mariage. Elles sont en quelque sorte devenues le thème du mariage. Des petits éléments, comme le denim.
Vous vous décrivez comme un « peintre sur denim », et presque tous vos tableaux et vos vidéos utilisent le jean d’une manière ou d’une autre. D’où vient cette obsession du denim ?
C’est presque comme le normcore, au sens où je cherchais quelque chose qui existe partout.
Dans l’univers des pubs Levi’s, le denim est le tissu de la jeunesse et de la liberté.
J’ai été attiré par le denim à un niveau plus superficiel. Je travaillais sur une idée d’abstraction générale. Par exemple, imaginez que vous regardez un denim délavé et que vous vous dites : « on dirait le ciel ! ». Et vous pensez à votre façon de regarder les nuages et d’y voir une forme ou une autre. Ça arrive aussi avec le feu, ou d’autres trucs banals du genre. Ce sont des abstractions, mais ce qu’on y voit est plus complexe que la chose en soi.
C’est comme de voir Jésus sur une tranche de pain grillé.
Oui. Et je me suis intéressé à Photoshop, à la façon dont deux images inversées disparaissent quand on les superpose l’une à l’autre. J’ai voulu transposer ces idées dans le monde réel. Le denim délavé et le feu ont ces qualités, mais aussi les bonnes couleurs. En photo, le feu est rouge et noir, et le denim délavé est bleu et blanc. Ces couleurs sont exactement inversées. Donc si on les superpose avec Photoshop, elles deviennent quelque chose de transparent. Elles s’annulent. Et puis dans la vie réelle le feu brûle le denim.
Ensemble, elles deviennent donc une chose vraiment abstraite, immatérielle.
C’était en 2011. Et j’avais l’impression qu’on assistait à un grand retour du denim. J’aimais cette idée de m’adresser aux masses. Puis je suis rentré en Thaïlande et tout le monde portait du denim, toutes classes sociales confondues: mes amis riches, mes amis pauvres, le chauffeur de moto-taxi, la caissière du supermarché.

Pensez-vous que le denim est post-classe, ou post-nationalité ?
D’une manière superficielle, l’omniprésence du denim est un signe de mondialisation. C’est un tissu qui m’intéresse, parce qu’à travers lui on peut suivre plusieurs mouvements. Par exemple, mes grands-parents paternels ont émigré de Chine, mon père travaillait dans le Chinatown en Thaïlande, et il n’avait pas les moyens d’acheter des jeans jusqu’à ce que les Britanniques se mettent à construire des usines à Hong Kong. Pour la génération de mon père, les jeans Levi’s étaient réservés aux privilégiés, ils coûtaient très cher.
Le denim que vous utilisez dans vos vidéos est souvent usagé. Les jeans de seconde main ont une aura étrange, comme s’ils avaient absorbé la vie de quelqu’un.
C’est un lien physique. Le denim enregistre les mouvements de notre corps, comme une photographie sur de la teinture. Il enregistre notre histoire personnelle. J’ai choisi le denim parce que c’est une base productive pour mon travail. La base d’un tableau, c’est une toile. L’histoire de la peinture repose sur la toile, et aujourd’hui cette obsession occidentale de la peinture avec un grand P, et spécifiquement de la peinture abstraite, est partout. Les gens font des trucs à la Jackson Pollock partout dans le monde. Mais ses racines sont en Occident. J’aimais bien l’idée d’être différent.
Le fait de peindre sur un autre type de toile était donc votre façon de revendiquer un nouveau territoire.
Oui, je me suis représenté le denim comme une matière parallèle à la toile.

Dans votre dernier film – Painting with History in a Room Filled with People with Funny Names 3 – vous vous mettez en scène comme la star de votre propre vidéo de rap.
J’aime rapper parce que c’est une façon d’apporter de l’énergie à une performance. Je n’ai pas d’habiletés spécifiques en tant qu’interprète, alors pendant mes performances j’imite quelqu’un d’autre, ou je fais quelque chose que j’ai l’habitude de faire, comme rapper ou jouer au soccer. J’ai voulu faire cette chanson à propos de ma ville natale, et ça remonte en quelque sorte à l’époque où je fréquentais une école pour garçons à Bangkok. Les quatre grandes écoles chrétiennes pour garçons se rencontraient pour un tournoi de foot, et c’était complètement fou. On chantait à l’unisson dans le stade. Je trouve que c’est une activité agréable, de chanter ensemble. Et aussi, cette chanson sur ma ville représente un moment d’unité utopique. J’ai voulu faire une vidéo de rap avec cette chanson, mais aussi faire du tournage lui-même une sorte de sculpture d’un tournage de clip. Le drone qui a été conçu pour documenter le tournage est donc devenu son propre personnage dans le film.
Dans le film, votre monologue s’adresse à un personnage appelé Shantri. Qui est-il, ou elle ?
Ça pourrait être un garçon ou une fille. Mais c’est l’expression d’une nostalgie. Comme si j’étais à l’étranger et que je m’adressais à une personne restée en Thaïlande. Dans la vidéo, Shantri agit comme un filtre pour créer une sorte d’intimité avec le spectateur.

C’est un intermédiaire pour vos paroles.
C’est comme les gens qui ont besoin d’Instagram pour être vrais. Genre « je ne savais pas que tu étais drôle avant que tu ne sois sur Instagram. »
C’est parfois le fait de partager une chose qui la rend vraie.
Oui. Un peu comme le drone du film, qui est une sorte d’esprit. Aujourd’hui on a ces drones puissants qui s’adressent aux « prosommateurs », ces gens qui sont à la fois consommateurs et producteurs. Donc maintenant tout le monde peut voir la terre du ciel. Maintenant tout le monde est connecté.
C’est un peu comme si on était tous des demi-dieux.
Et cette vue aérienne nous fait prendre conscience de cet étrange réseau qui nous relie. Elle nous fait aussi prendre conscience des problèmes qui accompagnent ce type de pouvoir.
- Entrevue: Thom Bettridge
- Photographie: Korakrit Arunanondchai