«Qu’est-ce que tu portes ce soir?»

Les looks de soirée les plus emblématiques du cinéma, revus par l’artiste Anna Bak-Kvapil.

  • Texte: Sarah Nicole Prickett, Molly Lambert, Ross Scarano, Durga Chew-Bose, Doreen St. Felix
  • Illustrations: Anna Katrina Bak

Ça suffit. Prier pour l’annulation d’une soirée parce que vous préférez rester à la maison, c’est ennuyeux, disons-le. Nous vous proposons autre chose. Vous arrivez chez votre amie. Elle n’est pas prête... même pas un peu prête. Elle est dans sa chambre, par terre devant son miroir, concentrée sur son mascara, puis sur son fard à joues. Elle souligne ses yeux au eye-liner et estompe le tout. Entre une gorgée et un texto, elle applique une couche de vernis à ongles. À propos des chaussures, elle hésite: les rouges, les bottes ou les sandales à bouts carrés et talons hauts? Il y a des vêtements partout. De la musique joue. Vous êtes à des heures de la soirée, mais cela ne fait-il pas partie du plaisir?

Nous avons invité des auteurs et l’artiste Anna Bak-Kvapil à nous dire quel film, selon eux, met le mieux en scène ce rituel, ce moment de pur amusement où on se demande ce qu’on va porter pour une sortie. De We Own the Night, épique drame policier de James Gray, au personnage – disons, improbable? – de Julia Stiles dans Save the Last Dance. Bak-Kvapil revisite ces films bien-aimés avec des looks au goût du jour. Pensez aux héroïnes de Whit Stillman en Marine Serre. À Keira Knightely en Off-White. À Dirk Diggler en Jacquemus et Maison Margiela. Voyez-vous? Ce sera bientôt impossible à ne pas voir.

Kate (gauche) porte chemisier Halpern, gants Marine Serre et sac Prada. Chloë (droite) porte robe Saint Laurent et gants Marine Serre.

The Last Days of Disco selon Sarah Nicole Prickett

Dans The Last Days of Disco, les scintillantes scènes de boîtes de nuit sont longues. Les rebondissements sont rarissimes. Bref, c’est assez évident, Alice (Chloé Sevigny) et Charlotte (Kate Beckinsale) auraient pu prendre plus de temps pour se préparer. Charlotte en particulier. Brune et vaniteuse, elle arrive à la discothèque dans des fringues qui passent pour une tenue «de soirée» essentiellement parce qu’elles sont intégralement noires: bottines, jean semi-évasé, veste en velours côtelé boutonnée à retirer avant de danser pour dévoiler un haut minimaliste de circonstance, appartenant à l’intemporelle variété collégiale. De toute façon, avec un visage comme le sien et une belle ligne d’épaules, elle n’a besoin de rien. Beckinsale, dont on sous-estime le sens de l’humour, joue la condescendance avec un tel naturel qu’on en vient à croire que si son personnage est affublé d’ensembles aussi insipides à l’écran, c’est forcément qu’elle s’est mise à dos tout le département des costumes. Mais même Sévigny – au cœur de sa carrière –, en fille anxieuse de s’intégrer, a d’abord l’allure d’une figurante optimiste qui débarque par erreur au Studio 54. La robe d’Alice, une fausse Halston en Lurex gris acier coupée au genou, semble sortir du sous-sol de Filene. Elle porte des sandales à brides (naturellement) et tient, replié sur son bras, son manteau, une pièce beige et incongrue de Brooks Brothers. Charmante, peut-être, mais sans magnétisme. C’est la discothèque qui vole la vedette. Sans jamais qu’on la nomme, comme le protagoniste d’un succès d’autofiction ou le destinataire d’une ballade, c’est elle, le sujet véritable de l’opus de Whit Stillman (1998). Elle obtient plus de temps d’écran que les soi-disant actrices principales, qui, de toute manière, sont captives de leur propre film, de l’adaptation de leur roman intérieur.

Alice est tout droit sortie d’une œuvre de Henry James, spirituellement pure, mais pas si innocente que ça. Charlotte, elle, appartient à l’univers d’Edith Wharton. «Vous aurez remarqué que je ne porte d’autre parure que des boucles d’oreilles.» Ces mots de Wharton flottent dans l’air dès que Beckinsale entre en scène dans une autre de ses décevantes tenues. Les deux héroïnes accessoirisent leur look en libérant leur poignet de leur montre. Alice, cependant, y va parfois d’un plus grand agencement, portant au cou, qu’elle soit au bureau ou au club, un petit cœur d’argent sur une chaînette Elsa Peretti et, aux oreilles, deux disques argentés à pinces, Elsa Peretti également. Elle attache ses boucles blondes bien coiffées avec des pinces en argent et applique sur ses paupières un fard accordé à sa toilette, lilas ou vert raisin givré. Je l’imagine se servir des palettes de Yardley, accompagnées d’un slogan comme: «Si vous n’êtes pas jeune, n’essayez même pas». Mais nous ne la voyons pas se maquiller. Nous ne voyons jamais les filles se préparer. À une quasi-exception, sorte de baiser soufflé que Stillman adresse à cette lacune: une scène éblouissante de sept secondes où Alice se tient dans la minuscule salle de bain, habillée pour sortir dans un tube arc-en-ciel moulant à paillettes avec un pantalon noir basique. Devant le miroir, elle replace sa boucle d’oreille et s’informe, inquiète, auprès de Charlotte (qui est encore en jeans) du temps de cuisson à la poêle des crevettes. La sonnette retentit, un garçon est là. Plan suivant: Charlotte est prête. Elle porte aux oreilles une paire de heurtoirs en jade néphrite qui créent un contraste amusant contre ses cheveux noirs au carré, pas placés, et sa robe à dos nu miroitante. (Robe qui, en réalité, appartient à Alice, ce qui n’est pas mentionné mais qui devient évident quelques scènes plus tard quand on voit Alice la porter.) Ce que pense Alice – si elle pense – tandis qu’elle pince cette boucle sur son oreille est et restera un mystère à jamais.

La scène de club la plus brève a lieu à la salle d’eau. Alice, soudainement, a l’air adulte. Elle incarne le concept de «réserve» dans un débardeur tout simple en velours bleu nuit avec des boucles d’oreilles maillées Elsa Peretti. Son amie et rivale, victime d’un revers de fortune et d’un retournement de ses efforts, porte une robe-fourreau de velours noir aux épaules nues avec décolleté en dents de scie et, aux oreilles, une paire d’étoiles de mer en diamant Elsa Peretti. Charlotte n’a jamais été aussi belle, alors bien sûr, elle est enceinte. «N’est-ce pas ce que tu voulais?», dit Alice dans le miroir, impassible. «Qu’est-ce que tu veux dire?», demande Charlotte. Voulais. Le verbe est toujours au passé dans ce film lucide et parfait, à moins qu’il s’agisse de sa négation. Les filles voulaient seulement se tailler une place. Elles ne veulent pas être à la maison. Il n’y a rien à faire là.

Sarah Nicole Prickett est auteure. Elle vit au Canada.

Boogie Nights selon Molly Lambert

Difficile à croire aujourd’hui, mais fut un temps où on portait un tailleur pour danser. Heureusement, l’essor de la discothèque a coïncidé avec l’avènement de nouvelles technologies textiles. Les vêtements, jusque-là restrictifs, se sont alors ouverts à des assemblages futuristes et extensibles de polyester, de rayonne et de lycra qui ont libéré les mouvements. Sans surprise, c’est sur la côte Ouest que le costume de loisir (le leisure suit) a vu le jour, dérivé des habits country conçus par Nuta Kotlyarenko – ou Nudie Cohn, de son nom de scène. On les appelait les «Nudie», et ils étaient généralement couverts de strass et de broderies. Le célèbre Nudie blanc de Gram Parsons, orné de feuilles de marijuana et d’une croix, est bel et bien un costume de loisir. La combinaison blanche à strass d’Elvis en est une également, version une-pièce, dans la pure tradition country. À mesure que le temps passait et que le funk se métamorphosait en disco, un bond technologique comparable s’est produit du côté des synthétiseurs, qui a permis aux grooves de s’approprier l’élasticité et l’éclat des étoffes et de la mode de l’époque. Les tissus bruissaient, se balançaient, s’étiraient aux coudes et aux genoux – rien à voir avec les vieux tissus rigides qui plissaient inconfortablement aux articulations et résistaient aux volontés du corps humain. Le costume léger et moulant d’inspiration country dans lequel le jeune Elvis s’était déhanché est devenu la combinaison disco des années 1970, offrant aux hommes une liberté de mouvement qui affirmait la différence entre le jean et le pantalon. À cette époque, le costume de loisir épousait le corps des hommes de la même façon que la robe portefeuille drapait le corps des femmes. Puis, dans les années 1980, il s’est converti en tailleur autoritaire, doté de larges épaulettes, décliné dans des variantes portées tant par les femmes que par les hommes.

On se souvient du costume de loisir des années 1970 grâce au costume blanc de John Travolta incarnant Tony Manero dans Saturday Night Fever. Mark Wahlberg, dans la peau de Dirk Diggler, porte également un tel costume dans Boogie Nights quand il retourne, triomphant, à Hot Traxx – le club disco – non pas comme commis débarrasseur, mais comme star. L’un comme l’autre, Saturday Night Fever et Boogie Nights mettent en scène des rêveurs issus de la classe ouvrière qui se démènent en périphérie des grandes villes. Entrepris convenablement, les rêves de Dirk et de Tony ne seraient pas hors d’atteinte. Ce ne sont, après tout, ni des étoiles du rock ni des mannequins de Studio 54, et ce ne sont pas non plus des gros bonnets du Château Marmont. Tony et Dirk sont, en somme, des banlieusards – cela dit avec affection. (À Los Angeles, ça voudrait dire venir de la vallée de San Fernando, où j’ai grandi, justement.) Et c’est en banlieue qu’ils veulent réussir, pas dans la grande ville d’à côté. Le costume de loisir agit donc comme un objet enchanté, qui permet à celui qui le porte de transcender le soir l’existence qu’il mène le jour. Exactement comme la robe de soirée. Et sans aller jusqu’à avancer que Mark Bridges, le créateur des costumes de Boogie Nights, aurait calqué l’habit de Diggler sur celui de Manero, il se trouve toutefois que les deux tenues symbolisent l’heure de gloire du costume de loisir – quand il conquiert la banlieue. Puis, Elvis meurt en 1977 et le costume de loisir tombe dans l’oubli. Mais il n’a pas dit son dernier mot. Au cours de la décennie suivante, il se transforme encore pour prendre la forme des tailleurs Armani décontractés de Miami Vice et des tenues des années 1980 de Dirk Diggler. Ce serait facile de déclarer que l’habit rouge de Diggler est une inversion chromatique de l’habit de Manero. Cela dit, le Los Angeles de Diggler n’a rien à voir avec New York, pas plus qu’il ne rappelle directement le Los Angeles de la culture zoot des années 1940. Les larges revers et les pantalons amples des tailleurs des jeunes mexicano-américains, noirs et philippino-américains étaient jugés antipatriotiques par les racistes, car, en plein temps de guerre, leur confection nécessitait une grande quantité de tissu. Ce n’était toutefois qu’un prétexte utilisé par ces racistes, en 1943, pour s’en prendre physiquement à ceux qui portaient un costume zoot pendant une semaine d’altercations intenses, les «Zoot Suit Riots». Se vêtir avec éclat représentait alors un geste d’opposition adressé à une culture oppressive. Puis, dans les années 1970, après s’être dépolitisé, le look s’est fondu dans le courant dominant. Les revers disproportionnés ont fait un retour, dans une sorte d’hommage à l’excès. D’autres tendances des années 1940, comme les chaussures à plateforme, ont aussi refait surface. Bref, c’est là, au croisement du costume zoot, du Nudie et du costume de loisir, que se trouve Diggler.

Molly Lambert est auteure. Elle vient de Los Angeles et y vit.

Joaquin (gauche) porte blazer Boss et chemise Versace. Eva (droite) porte robe Bottega Veneta et boucles d'oreilles Bottega Veneta.

We Own the Night selon Ross Scarano

The New York Times, automne 1988: «Dans l’univers frénétique des discothèques et des boîtes de nuit new-yorkaises, être hot c’est être nouveau». James Gray, au moment de redonner vie à Brooklyn, automne 1988: «Dans l’univers frénétique des boîtes de nuit dirigées par la mafia russe et des planques, être hot c’est être Joaquin Phoenix.» En substance, en tout cas.

Phoenix avait presque 33 ans quand il a joué Bobby Green, le gérant de club dans We Own the Night, la grande farce de Gray sur Henry IV (2007). Fils paria d’une famille de flics, Phoenix affiche une insouciante arrogance. Un diamant à l’oreille gauche et une chemise de soie composent l’uniforme qu’il revêt pour plonger dans un monde souterrain sombre et louche, comme le prince Hal lui-même errant de taverne en taverne avec Falstaff.

Après le générique en noir et blanc, dès les premiers instants de We Own the Night, Blondie nous happe avec «Heart of Glass». Puis, en parfaite synchro avec les cymbales, la basse et la guitare, nous passons brusquement à Bobby, vêtu d’une chemise de soie rouge. Il avance, la pièce est obscure, mais il voit. Sa petite amie, Amada, jouée par Eva Mendes, est allongée sur un canapé doré – sa robe remonte, elle se touche. Bobby est amoureux. Il va vers elle. Sa chemise rubis irradie la puissance et fait un doigt d’honneur au funèbre générique. Nous ne sommes plus au Kansas.

Il y a de l’énergie sexuelle qui circule chaque fois que nous nous préparons à sortir, même s’il ne s’agit que de se sentir confiant et émoustillé par soi. Amada savait probablement qu’elle allait baiser Bobby ce soir-là, mais peu importe. Elle avait l’air assez canon pour s’allumer elle-même avant qu’elle quitte son appartement, c’est certain. (Pensez à la Maureen de Kristen Stewart, dans Personal Shopper, qui se masturbe après avoir essayé la tenue de sa cliente. Au Tony de John Travolta, dans Saturday Night Live, qui se déhanche en montant lentement le long zip de son pantalon en polyester rose avant de se rendre à 2001 Odyssey. À la Alice de Nicole Kidman, dans la scène d’ouverture de Eyes Wide Shut, qui laisse glisser la robe noire qu’elle prévoyait porter à l’élégante soirée des Fêtes où elle s’occupera à flirter, loin de son mari.)

Même quand la coupe du vêtement est ajustée, la soie tombe librement. Elle bouge différemment, elle n’est pas dépendante, comme animée par une énergie extérieure – l’énergie physique des possibles. Le tissu plisse et ondoie contre le dos de Bobby, sous le deltoïde, guidant le regard vers l’épaule, puis le long de son bras jusqu’à sa main, qui se déplace entre les cuisses d’Amada. L’endroit où le tissu de ses bas passe du translucide au foncé. La façon dont la chemise de soie fléchit et plisse rappelle l’indécence de la chair. Quand il quitte la pièce et sort, il enfile un pardessus et un foulard lâche à pois – il dissimule la sensualité de la chemise quand il la quitte, comme si la chemise était en fait une sorte de nudité.

La soie est indécente. C’est Hugh Hefner en pyjama sans sous-vêtements en dessous. Richard Gere en Armani dans American Gigolo qui dénoue sa cravate de soie à pois verts et retire sa chemise grise, en soie elle aussi et sous laquelle il ne porte pas de maillot de corps. La soie est le son de la chute. C’est Al Pacino dans Scarface, le haut de sa chemise déboutonnée et les revers de son complet tirés pour révéler deux chaînes en or. La soie est synonyme de largesses. Trônant sur la banquette en coin du club, les bras étendus, c’est vous le roi, c’est vous qui montrez comment passer du bon temps, transpirer et danser. Il ne vous manque que les feux des projecteurs.

Dans We Own the Night, Bobby habite avec plus de naturel sa chemise de soie que les pulls à capuche et les lourdes vestes qu’il endossera plus tard, quand tout ira de mal en pis. La vérité c’est qu’il vit plus intensément dans cette chemise que dans l’uniforme guindé de policier qui lui pèse, à la fin du film. Gray, un jour, a expliqué que la grande tragédie du film réside dans la décision de Bobby de tourner le dos au plaisir. «Dans la vie de ce mec, tout est tellement sensible, riche et vivant», a-t-il déclaré en entrevue, à la façon d’un narrateur dans un film de Scorsese, pour décrire la dégringolade qui s’opère entre l’ouverture et la conclusion du film. «Ce mec a quelque chose d’exceptionnel… et [sa famille] vient tout foutre en l’air. Et s’ils foutent tout en l’air, c’est pour qu’il adhère à des principes moraux insignifiants. » Et il vécut le reste de sa vie comme un agent de la brigade des stups.

Ross Scarano est auteur et rédacteur à Brooklyn.

Bend It Like Beckham selon Durga Chew-Bose

Jules et Jess, respectivement Keira Knightley et Parminder Nagra, c’est le fantastique duo de copines de_Bend It Like Beckham_, le joyeux film culte de Gurinder Chadha sorti il y a près de 20 ans. Dans cette histoire d’émancipation, Jules et Jess deviennent rapidement amies. Vous savez, ce curieux phénomène où l’on devient très vite très proche, dans un mélange de vertige et d’insouciance. Par sa nouveauté, cette proximité est fusionnelle, adhésive. On se met à échanger des vêtements. On ment à nos parents. On rit en même temps des mêmes choses. On invente un jargon. On tombe en amour avec le même garçon – Joe, dans ce cas-ci, l’entraîneur de l’équipe de football féminine, joué par Johnathan Rhys Meyers. Jules et Jess montrent ce que c’est que de devenir soudainement soi-même à la suite d’une rencontre avec quelqu’un qui te voit telle que tu es et qui te pousse à aller de l’avant, quelqu’un dont la blancheur est fascinante, électrisante parce que cette personne vient d’une autre famille (pas la tienne, pas la famille d’immigrants sikhs du Pendjab installés à Hounslow, à Londres). Même l’arrière-cour de Jules est différente: elle a un filet digne de ce nom, alors que Jess lobe le ballon entre deux draps sur la corde à linge.

Mais chaque fois qu’une amitié se tisse ainsi en accéléré, un certain niveau de cupidité se forme. Un soir, après un match lors d’un tournoi à Hamburg, l’équipe de football sort avec son entraîneur. Jess, qui n’est pas prête et qui, de toute évidence, ne sort jamais, n’a rien prévu pour s’habiller. Les filles se réunissent et quand Jess arrive dans le hall de l’hôtel où attend le reste de l’équipe (et Joe), elle est transformée. Ses cheveux sont détachés, elle porte des vêtements ajustés et sur ses paupières, elle a appliqué du fard bleu. Joe accuse réception. Il se mord la joue. Puis, un peu plus tard, Jules surprend Jess et Joe qui sont sur le point de s’embrasser. Trahison! Tout est ruiné. L’amitié express est finie (pour le moment). Ce que je retiens du film de Chadha, c’est l’entièreté de la scène du hall d’hôtel. Comment des gestes qui célèbrent, voire sanctifient l’amitié (emprunter des vêtements pour sortir, par exemple) deviennent des signes annonciateurs d’une catastrophe. Ta nouvelle amie, celle qui te voyait, ne te voit peut-être pas, en fin de compte. Le duo. Le duel. En définitive, ailleurs comme dans Bend It Like Beckham, c’est sur le plancher de danse que tout sera révéler.

Durga Chew-Bose est rédactrice en chef déléguée chez SSENSE.

Save The Last Dance selon Doreen St. Felix

Julia Stiles est tellement à côté de la plaque, dans Save The Last Dance. Bizarrement à côté de la plaque, même. Stiles, c’est l’eau. Le camp des fables de la moralité à la MTV, c’est l’huile. Elle incarne Sara Johnson, une ballerine blanche qui, après avoir perdu sa mère, peine à s’intégrer dans son nouveau lycée – une école avant tout noire. Sara est sévère, rigide et rétive. À vrai dire, elle est désemparée, isolée et anxieuse. Conformément à l’esprit grossier des films de danse pour ados, ce n’est pas seulement parce qu’elle est blanche que Sara est offensante. Ses vêtements. Ses pulls écourtés, ses pantalons trop grands. Une autre fille blanche, Diggy, s’intègre très bien, elle. Le problème, c’est que Sara ne sait pas s’habiller. Ensembles molletonnés, lunettes ovales sur le bout du nez, manteaux matelassés erronés, sourcils intouchés. Elle ignore tout du style. C’est probablement la dernière fille blanche sur terre à ne pas avoir été touchée par la nouvelle vague de culture pop.

Kerry Washington, qui joue Chenille – comme le tissu – est une fashionista finie en plus d’être la grande sœur de Derek, le dévolu de Sara. Chenille ne peut pas endurer l’habillement de Sara, et dans la scène de métamorphose où elle lui vient en aide, elle est absurdement maternelle. Le soir où elles sortent danser chez STEPPS, Chenille, exaspérée, installe Sara (inquiète) à l’arrière de l’auto en lui ordonnant de changer de haut. Sara proteste, soulignant que son haut vient de chez GAP. «C’est ringard et dedans, t’as l’air ringarde» Chenille lui donne de grands anneaux et lui enroule son cardigan autour de la tête, pour lui faire un chignon. La transformation opère, pour Derek. On le sait parce qu’il l’examine de la tête aux pieds et lui montre, ensuite, comment danser le two-step sur «Method Man».

_Save The Last Dance _ est exquis et tellement début 2000: politiques raciales pourries, mouvements de tête de mauvais goût, rythme léché de vidéoclip. C’est un montage, en réalité, de la métamorphose sociale de Sara en noire, qui commence par les cours de hip-hop que lui donne Derek. À mesure que ses pas accélèrent, elle s’éveille au style et bientôt, elle se pointe chez STEPPS en camisole à ourlet mouchoir. Aux pratiques de danse, elle s’habille comme Derek, en pantalon de survêtement et en baskets. Elle attache ses cheveux avec des pinces papillons et commence à porter sa propre version d’une tresse, supplantant même, voudrait-on nous faire croire le film, les femmes noires autour d’elle.

Mais ça ne colle pas. Un peu comme Jessica Alba, qui est émotivement à côté de la plaque dans Honey. Le montage rapide et cumulatif de toutes les scènes de danse ne parvient pas à faire croire à la conversion hip-hop de cette blanche angélique. Parce que celle qui attire vraiment l’attention, ce n’est pas Sara. C’est Nikki. La fille que Derek a larguée, jouée par Bianca Lawson. Le film la déteste. Nikki se pince les lèvres – des lèvres parfaitement dessinées – et lève un sourcil – un sourcil parfaitement arqué – en lançant des regards furieux à Sara chez STEPPS. Pour qui se prend-elle? Nikki a raison de poser la question. Vision hallucinée de la femme fatale du tournant du siècle, elle rappelle l’habile nonchalance d’Aaliyah, surtout dans le clip vidéo de «Try Again», en 2000. Sur le plancher de danse, par sa façon d’onduler dans ses pantalons en latex et par la manière qu’elle a, quand elle est agacée, d’étirer son cou – son cou ceinturé d’un collier ras du cou–, elle incarne avec brio l’archétype de la méchante adolescente. Il suffit de dire son nom pour entendre le cliquetis de ses ongles en acrylique. Il suffit de dire le nom de Sara pour entendre un applaudissement poli. C’est Nikki, en réalité, l’héroïne de Save The Last Dance. Nikki, la fille qui n’avait pas besoin d’une métamorphose.

Doreen St. Félix is a writer from Brooklyn.

  • Texte: Sarah Nicole Prickett, Molly Lambert, Ross Scarano, Durga Chew-Bose, Doreen St. Felix
  • Illustrations: Anna Katrina Bak
  • Date: 18 décembre 2019