Fou de toi : d’idylles et de fringues
Que portaient-ils quand vous êtes tombé sous le charme? Onze rédacteurs répondent

“It doesn’t take a scientist to understand what’s going on, baby.”
[Pas besoin d’un scientifique pour comprendre ce qui se passe, bébé.]
—Jennifer Paige, “Crush”
C’est une drôle de formule : avoir un béguin. Une expression qui suggère la possession. Mais, avoir un béguin — être fasciné et béat, avoir le cœur qui serre et bat à tout rompre — c’est, en fait, l’exact opposé de la possession. On perd le contrôle. On fond. Joues et poitrine brûlent. On devient étrangement enclins à la ponctuation. Notre attention est à la fois diffuse et follement, démesurément focalisée. Que ça vous plaise ou non, pour un certain temps, cette personne – son rire, sa façon d’écrire un texto, de parler, de toucher ses cheveux, la réaction de son corps aux premières notes d’une chanson qu’elle aime, les manches roulées de son blouson ou son sac à dos porté bas –, toutes ses petites manies et modulations deviennent le centre de votre univers.
Bien que la proximité soit l’objectif, n’est-il pas agréable d’observer? De vivre les exigences fiévreuses du coup de foudre qui défait tous nos mécanismes de contrôle? On retombe en adolescence. Comme le note Tiana Reid dans un article intitulé « Crushing Season » paru dans The New Inquiry : « …le langage de la passion suspend la vie adulte, et l’adolescence sert de récipient où la passion est mise en scène… Reste la stabilité d’un sentiment antécédent, un passé qui nous permet de surmonter le tumulte du présent. » Sous cet angle, les passions sont thérapeutiques. Une distraction à laquelle, quand arrive l’été, on se livre facilement. S’amouracher en rafale. Peut-être, ne jamais céder, et simplement se délecter du charme dangereux de la délicieuse contemplation. S’intéresser, ne serait-ce que pour éprouver quelques émois. Un peu de nostalgie. Devenir tout rouge, inopinément.
Ici, onze rédacteurs se rappellent un béguin, ses vêtements, sa façon de les porter…
Appelons le Jeremiah. Et disons que Jeremiah était, comme la plupart des mecs qui fréquentaient l’école primaire Frank D. Parent à L.A. en 1996, impulsif, chétif et avide d’aventures. Nous vivions à cent mille à l’heure. Nous étions flamboyants. Et pourtant, l’école était un paradoxe pour nous. En dehors de la salle de classe, il y avait des limites à notre épanouissement — dans la manière dont on s’habillait, dont on se présentait. Quelques années avant l’automne 1996, le port de l’uniforme a été institué à Parent : polos blancs et bas bleu marine (pantalons, shorts, jupes). Naturellement, la rébellion n’a pas tardé à se matérialiser. Le cliquetis d’une chaîne à pendentif en or qui se balance contre la poitrine. Des tresses bien serrées, par une main experte. Des lobes d’oreilles ornés de clous argentés. Tous les moyens étaient bons.
Pour nous, les mecs, c’était les baskets impeccables qui servaient à signaler notre présence : Filas, Reeboks, LA Gears. Jeremiah était particulièrement doué en la matière. Il était un des seuls étudiants de la classe de Mr Evans à posséder une paire de Nike Air More Uptempos noirs et blancs immaculés (le prix élevé n’était pas réaliste pour ma mère, monoparentale avec deux enfants à sa charge). Je m’imaginais dans ses Nikes ¬—le lettrage noir herculéen « AIR » bordé d’un blanc électrique. Il respirait le « cool »— à chaque pas, chaque saut, chaque mouvement. Ce que je ressentais n’était pas de l’affection profonde pour Jeremiah ; je voulais être Jeremiah.
Je présume que ce n’était pas seulement pour ses baskets. Elles représentaient le moi idéal. Ou ce que j’imaginais être le moi idéal, croyant que ces chaussures pouvaient réduire mon lagon d’insécurité et de remises en question. En tant qu’adulte, j’adhère à une vision minimaliste de la vie, mais, préadolescent, je voulais vivre avec le volume au top. Peut-être que c’était la sécurité et l’admiration des autres que je recherchais. Ou peut-être que je voulais ce que ces Nikes articulaient avec tant de grâce et de glamour —AIR. J’aime penser que tout ce que je voulais, c’était voler.
Jason Parham, rédacteur de la rubrique Culture pour Wired, éditeur chez Spook
Le jour de mes 25 ans, alors que je pleurais à l’heure du lunch parce que je venais de quitter mon petit ami, une femme plus âgée, célibataire, m’a donné un conseil. Elle m’a dit que si je rêvais d’amour, je devais l’oublier et sortir faire les choses que j’aime. Ça a fonctionné : ce soir-là, j’ai pris tellement de drogue que j’ai accepté d’aller en date avec un DJ.
« Aller en date » était, ou semblait être, un solécisme, puisque même le jour de mon anniversaire je ne pouvais pas dire si on était mardi ou mercredi. Le DJ m’a texté pour me le rappeler, et je n’ai jamais répondu. Il m’a ensuite texté pour me dire qu’il avait perdu son jean, et par la même occasion, son portefeuille. C’était ma chance. J’étais toujours celle qui égarait sa carte bancaire, qui laissait son permis de conduire expiré à l’arrière d’un taxi, qui ne pouvait pas payer pour le taxi ou trouver ses clés. Encore mieux, encore plus satisfaisant, celle qui propose un bar à cocktail si chic qu’on n’y sert pas de vodka, puis de prononcer les mots « ça me fait plaisir » lorsque qu’on m’apporte l’addition. J’ai commandé des dry martinis. Je l’ai laissé m’étrangler. Je me suis souvenu que mon copain était le contact d’urgence listé à mon dossier de l’hôpital St. Joseph, mais ce n’était pas comme penser à mon petit ami.
J’ai quitté le loft blanc et ses fenêtres le samedi suivant et j’ai déménagé dans un studio sous-loué de la College Street. Ma sœur est venue m’aider à peindre les murs. Le DJ m’a texté pour me dire qu’il avait retrouvé son portefeuille. Il a texté pour dire qu’il pourrait « ramasser un pack de six ». Qui exactement s’en venait avec un « pack de six » voulait savoir ma sœur; je lui ai donné la description qu’une victime de commotion cérébrale donnerait à la police. Caucasien. Carrure mince à moyenne. Possiblement tatoué au bras. quand il est arrivé je l’ai regardé de près. yeux bleus. Jeans.
Je m’étais trompée.
Portefeuille à chaîne
« Premièrement, » a chuchoté ma sœur quand il est allé au réfrigérateur.
« Je sais. »
« Il porte un putain de portefeuille à chaîne »
« Je sais »
« Qu’est-ce que tu vas faire? »
« Qu’est-ce que tu veux que je fasse » j’ai grogné. « Lui dire que Kurt Cobain est mort? »
C’était 2010. Les « nineties » étaient de retour. Les grosses chaînes en acier inoxydable pour les portefeuilles pour hommes, elles, ne l’étaient pas, et qu’un homme de 29 ans l’arbore avec du Hanes et du Gap était improbable, à moins qu’il ait le même look depuis le lycée. Au bar à cocktail, le DJ m’apparaissait dépourvu de style. Puis maintenant, il semblait fier d’avoir fait un choix, un choix qui télégraphiait no regrets.
J’aimais avoir des regrets. Il m’a pris contre le comptoir de la cuisine puis m’a dit que si je couchais avec quelqu’un d’autre il ne s’en remettrait pas. « Vraiment? » je lui ai dit. Il s’appuyait contre moi, tout habillé. J’ai murmuré « Okay. Okay. » J’essayais de respirer avec extase. Son portefeuille à chaîne s’enfonçait dans ma cuisse! Facile, je me suis dit, d’être avec quelqu’un que tu as déjà oublié.
Sarah Nicole Prickett, écrivaine, éditrice

J’ai une drôle d’attirance pour les courbures et la représentation anatomique de la casquette à cinq panneaux. Je suis ce mème : je suis le gars dans la rue qui tient la main de sa casquette de baseball, mais qui se retourne avec concupiscence à la vue d’une casquette à cinq panneaux bien ajustée. Je veux dire, à part une femme à la tête rasée, existe-t-il un meilleur moyen de mettre en valeur les contours d’un crâne?
Au second trimestre de ma dernière année de lycée, j’ai décidé de quitter mon école d’art majoritairement blanche pour terminer l’année dans une école moins prestigieuse, moins homogène, à l’autre bout de ma ville en banlieue de Toronto. Dans le cours d’anglais, j’étais assise derrière un mec qui portait des hoodies surdimensionnés, des Timbs noires et une casquette à cinq panneaux Nike avec le crochet blanc et la palette courbée (et non plate), sans oublier la courroie de nylon bien serrée qu’il laissait pendre derrière. Pendant les travaux d’équipe, on parlait du rap qu’on kiffait plutôt que de « King Lear ». Toutefois, Casquette Nike ne parlait ou ne souriait que très rarement, et ses yeux cernés étaient ombragés par le rebord qui descendait jusqu’aux sourcils. Tout de lui était mystérieux, contenu. Alors mes yeux s’amusaient à suivre la plaisante courbe de la casquette Nike qui caressait son crâne et accentuait son large nez aquilin et ses drôles d’oreilles à la Will Smith, les fines lignes de sa chevelure, et la peau brune de sa nuque.
Elles sont plus omniprésentes aujourd’hui, mais à l’époque, à leurs débuts, alors que j’absorbais intensément les désirs vestimentaires codés, la casquette à cinq panneaux représentait un défi attachant (peut-être même ringard) à l’hégémonie des casquettes ajustées et casquettes de baseball. Elles donnaient un air décontracté et, puisque nous écoutions dead prez, Badu, et The Roots, je crois que la phrénologie y était aussi pour quelque chose.
Ce n’est pas une casquette que j’offrirais à un petit ami, quoiqu’une fois, quelqu’un m’en a volé une. Elle la portait sur ses longs cheveux qui dissimulaient son corps robuste, révélant des oreilles étonnamment minuscules et un visage délicat. Ce n’est pas une garantie non plus : je me suis déjà assise dans des bars à écouter passivement des mecs qui ne pouvaient même pas remplir une casquette Supreme. Sa forme garçonne a la même naïveté qu’un béguin. Je me suis profondément éprise de quelqu’un qui est toujours dans ma vie quand j’ai aperçu sa casquette à cinq panneaux noire (de marque HUF avec des écritures minuscules, palette plate et légèrement relevée) flottée au-dessus des plateformes de DJ. Lorsqu’il a levé la tête, j’ai vu ses yeux bleus et son nez imposant, sa mâchoire définie bordée d’une barbe rugueuse, puis sa tête ronde — remplie d’idées que j’affectionne aujourd’hui — qui est tendrement surdimensionnée, comme celle d’un bébé.
Anupa Mistry, écrivaine
Je l’ai découverte à la télé, après l’école : Dre Beverly Crusher. Le personnage de Gates McFadden dans Star Trek : La Nouvelle Génération. Je me suis attaché à elle presque immédiatement. Voilà enfin ce que je cherchais. À six ans, j’étais déjà avide d’amour romantique. J’imagine que j’avais retenu des films et des séries télé qu’il s’agissait de la forme la plus pure de validation, et j’étais un enfant très anxieux, très craintif de ne pas plaire aux autres. Je me rappelle que je me couchais dans mon lit d’enfance en disant, à haute voix, « Bonne nuit, Beverly. » Encore aujourd’hui, je peux ressentir la satisfaction que ce béguin me procurait—j’étais tellement fier de ce petit sentiment. Je crois qu’il me faisait sentir plus adulte, plus en contact avec le reste du monde. Et je suis convaincu que son manteau, un cache-poussière bleu centaurée qui la distinguait des autres acteurs, est derrière tout ça. L’équipage de l’U.S.S. Enterprise portait généralement des combinaisons moulantes et contrastées, mais Dre Crusher était la seule à avoir un manteau. Il lui donnait une allure élégante et cosmo-moderne, mais à six ans, je pense que j’étais seulement captivé par son caractère distinctif. Peut-être que j’interprétais l’amour comme quelque chose de visuel. Je ne me souviens de rien à propos d’elle à part son manteau.
Adam Wray, rédacteur principal de SSENSE
Puisque nous étions dans Carroll Gardens et qu’il était très bien mis, j’ai tenu pour acquis qu’il était designer graphique. Mais un ami en commun m’a reprise : « Oh mon Dieu, non! Il est défenseur public. C’est génial, sors avec lui! » Alors, je l’ai fait. À l’instant. On a quitté la fête pour aller dans un bar.
Le week-end suivant, je me suis réveillée dans son lit et j’ai dû me forcer pour ne pas m’exclamer « je t’aime, je suis amoureuse de toi. » Je ne l’ai pas fait. Il a dit que c’était une belle journée de mars et qu’on devrait sortir pour le petit-déjeuner. J’ai dit d’accord. « Laisse-moi juste me préparer un peu. » Je suis entrée dans la salle de bain et j’ai tenté de pisser en silence. Je voulais tant être parfaite qu’il ne pouvait pas me visualiser sur sa toilette. J’ai nettoyé mon visage à l’eau froide et travaillé mes cheveux jusqu’à ce que mon chignon soit exactement à la bonne hauteur. Je suis retournée dans la chambre pour me changer. Il était allé faire du café. J’ai senti mes sous-vêtements pour décider s’ils méritaient d’être revêtus. Ce n’était pas le cas.
« Bientôt prête? » m’a-t-il demandé à partir du salon. J’ai ouvert la porte et bondi pour le trouver là, vêtu d’un pantalon noir, d’un blouson en denim usé et… d’un fedora.
J’ai voulu le laisser sur-le-champ. J’ai voulu lui dire, « Écoute, je pensais t’aimer, mais il s’avère que j’ai une seule règle d’or : Pas de fedoras. » En fait, c’était la seule information que j’annonçais sur mon profil Tinder.
On est sortis de son appartement pour nous asseoir sur le banc dans sa cour. Il m’a souri affectueusement, puis essayé de m’embrasser à plusieurs reprises. Mais les choses avaient vraiment changé. Il le savait. Je n’y pouvais rien, alors je lui ai dit. « Je déteste les fedoras. » Il m’a dit qu’il en possédait plusieurs et qu’il aspirait à un look « punk des années 80, comme Stranger Than Paradise de Jim Jarmusch et The Clash ».
J’ai décidé de simplement l’appeler jazz man. J’ai choisi, au nom de l’amour, de pardonner son crime stylistique des plus graves.
Il ne l’a pas porté depuis – en tout cas, pas devant moi –, mais il les laisse tous à découvert, visibles et empilés, dans l’appartement que nous partageons. Un rappel qu’on ne peut jamais reformer un jazz man, pas complètement.
Collier Meyerson, reportrice, contributrice de The Nation, membre de The Nation Institute

Il y eu un âge d’or des photos d’écrivain. Je n’ai pas conduit d’étude formelle, mais si je me base sur mes propres expériences à lire et feuilleter les pages de premières éditions dans les librairies, cette ère a commencé vers la fin des années 60 et duré jusqu’à la fin des nineties, voire jusqu’au début du millénaire. Je parle ici du portrait en noir et blanc, rogné sous les épaules, dans lequel, en général, l’auteur regarde droit dans l’objectif, mais ce n’est pas toujours le cas. Ce portrait suppose être le reflet de la personne dans sa vie de tous les jours; elle a simplement décidé de se faire photographier à ce moment-là.
Susan Sontag possédait certaines des photos d’écrivain les plus mémorables, non seulement en raison de sa mèche de cheveux blancs, qu’elle a ajoutée avant de se mettre à grisonner, mais aussi parce qu’elle avait un visage frappant. Je me souviens l’avoir observé sur la couverture d’une des premières éditions de Against Interpretation. Elle a le genre de visage que je voudrais transformer en buste si j’étais sculptrice. Il est très clair et direct. Noble. Sans peur. Elle est une femme superbe.
Ce qui m’amène à l’image que j’ai en tête, qui, en fait, n’est pas une photo d’écrivain de Susan Sontag, mais plutôt une photo d’elle qui a figuré sur un livre. Prise par Peter Hujar en 1975, elle faisait la couverture des mémoires de Sigrid Nunez intitulées Sempre Susan, en 2014, portant sur sa relation avec le fils de Susan, David Rieff, et sa cohabitation avec eux. De façon indirecte, le portrait d’Hujar a servi de photo d’auteur, parce que Nunez est consciente de l’héritage de Sontag et de sa propre contribution à celui-ci. Dans la photo, Sontag est couchée sur le dos, les mains croisées derrière la tête et le regard porté au loin. Elle est plus enjouée que la plupart des photos d’elle – en partie parce que l’on sent qu’Hujar, et non Sontag, est en contrôle du portrait –, mais le poids de son énorme intellect se manifeste quoi qu’il en soit. Elle porte un simple col roulé en maille côtelée. Les manches s’arrêtent près des coudes. Le pull est bien ajusté à son corps, révélant la courbe de son sein et la légère indentation convexe de son mamelon, des signes de ponctuation sur les longues lignes de sa silhouette. Quand je pense à Sontag, je vois ce col roulé – sa douceur, son odeur, et même son boulochage éventuel – comme s’il était une marque de son existence. Il s’agit d’une manœuvre embarrassante de l’imagination, le fait de confondre une image connue à ses propres souvenirs, mais je m’en fiche. Jamais je ne me sentirai plus proche d’elle.
Thessaly La Force, Features Director at T Magazine.
Même à cette époque-là, ce jean était affreux. Quelques centimètres de la taille avaient été coupés au rasoir, laissant une bordure souple et abîmée tout autour de son abdomen. C’était un jean lisse et non-utilitaire d’un bleu rouillé. B le portait au cours de mathématiques de la première période. La classe de troisième. L’année où tout le monde essayait de parler comme dans Chappelle’s Show.
Sa chevelure humide est dynamique à cette heure du matin; elle stimule l’imagination, témoignant de son passage sous la douche. Le prof à la silhouette ovale, il ne l’aime pas. Il croit clairement qu’elle est bête, parce qu’elle est toujours en retard et qu’un tas d’entre nous l’observent, ce qui devrait faire de nous les idiots, mais la raison ne l’emporte pas dans un tel cas. Assis derrière elle, j’ai une vue nette des boucles de cheveux bruns sur sa nuque et de la chaise en plastique ébréchée sur laquelle elle s’installe. La découpe rectangulaire au dossier de la chaise me procure une fenêtre sur le bas de son dos brun et son fantastique jean brut. Bien sûr qu’il dirige l’attention vers ses fesses—où sont passées les poches? Ce jean était bien plus commun que je ne le réalisais à l’époque. Tendance du début-2000. Acheté au mail, peut-être chez Abercrombie ou American Eagle.
Je ne l’ai croisée qu’une fois à l’extérieur du lycée cette année-là, alors que je jouais au hockey en baskets avec des garçons du quartier, en haut de la colline, près du bloc où j’habitais. Elle sortait d’une voiture remplie de mecs plus vieux, et je ne m’attendais pas à ce qu’elle me reconnaisse ou qu’elle m’interpelle. Elle avait une dentition large et comique—elle ne comptait même pas parmi mes cinq coups de cœur principaux. Lorsqu’elle m’a enlacé, elle s’est pressée contre moi, aisément et sans retenue, comme si elle le faisait fréquemment, comme si cette intimité corporelle était non seulement familière, mais aussi facile. Cette sensation était voilée par la nouveauté gênante et instantanée de l’accolade.
Je n’avais pas grand-chose à lui offrir, alors. Je faisais moins de cent livres, à peine cinq pieds. La raie de mes cheveux était assez atroce pour que mes deux meilleurs amis sondent leur mère à savoir si j’étais attirant. Cette taille d’enfant informe mes souvenirs du lycée et des années suivantes. En ma mémoire, mon angle de vue n’a pas changé avant l’âge adulte; je me rappelle toutes mes conversations par en-dessous, comme si j’étais plus petit que tous les gens avec qui j’interagissais. Mon expérience comme professeur remplaçant à 23 ans m’a aidé—le fait d’attrouper des jeunes de sept ans peut ajuster votre perspective de façons remarquables et indélébiles.
Bon, c’est facile de s’éloigner de cette histoire de B, parce que, malgré l’intensité de certaines images et sensations—le brouillard de la pointe du jour, une érection tardive ou aléatoire, mon corps qui devenait de moins en moins prévisible et contrôlable—la majeure partie de l’espace entourant cette fantaisie est trop vaporeuse. Plus longtemps je m’y accroche, plus j’ai tendance à la bonifier. Je fouille maladroitement dans ma tête, sans trop savoir quels détails sont importants.
Elle s’est extraite de l’accolade. Le ciel au-dessus du cul-de-sac était mauve lorsque la voiture est repartie.
Ross Scarano, rédacteur, éditeur, VP du contenu chez Billboard.

Tous mes béguins du grand écran remontent aux films romantiques afro-américains de la décennie 1990 et du début des années 2000. Il y a eu l’auteur, Darius Lovehall (Larenz Tate) dans Love Jones, faisant une omelette, torse nu, boucle d’oreille anneau argenté, et un jean Levi’s bleu moyen. Il y a eut le pragmatique Q (Omar Epps) dans Love and Basketball, avec son uniforme de basket-ball jaune et marron de l’USC et ses vieilles baskets blanches usées. Il y a eut Winston (Taye Diggs)—aveuglément dévoué — dans How Stella Got Her Groove Back, vêtu de son débardeur en filet rouge vif, son short de boxer en soie et son collier en coquillages. Il y a eu Lance (Morris Chestnut) dans The Best Man, et sa chaîne à croix dorée qu’il portait dans presque toutes les scènes. Il y a eu Lucky (Tupac) dans Poetic Justice avec son chapeau des White Sox à l’envers et son anneau dans le nez.
Et puis il y a eu Brown Sugar.
J’avais douze ans quand j’ai vu le film. Sanaa Lathan jouait Sidney et Taye Diggs, Dre, deux meilleurs amis qui, évidemment, se rendent compte qu’ils sont amoureux l’un de l’autre. Le film m’a propulsée dans une profonde exploration du hip-hop old school sur Limewire (et beaucoup plus tard il m’a inspirée à faire mon premier stage étudiant chez Vibe). Dre m’a insufflé le goût des hommes en cols roulés légèrement moulants. Il était, je l’avoue, un peu kitsch — un producteur de musique portant des costumes mal ajustés et des souliers propres à bout carré (okay, c’était en 2002). Pourtant, dans toutes les scènes où Dre apparaissait vêtu d’un col roulé, j’en oubliais le kitsch: je le trouvais classe. Comme la soirée avant son mariage: un col roulé côtelé gris et des pantalons en tweed assortis. Ou la scène finale: un pull crème, à col cheminée et à maille torsadée. Il le porte lorsqu’il fait sa déclaration d’amour à Sidney. Elle a dit oui. Tout comme moi — à Dre dans ce pull. Il a contribué à établir un critère esthétique pour mes futurs rencards. Depuis, j’aime les hommes cosys.
Tahirah Hairston, auteure et éditrice chez Lenny Letter.
Le nylon soyeux adhérait au galbe de ses menus seins, une chemise de la même couleur que son gland, j’en suis persuadée. Une rose anglaise. Un fuchsia ardent. Mon nouvel ami avait été son amant récemment, avant de la quitter : mon nouvel ami la désirait toujours. Alors je suis méfiante. J’aime comment elle répond à mon sourire sournois en m’en lançant un à son tour. J’aime comment elle prononce mon nom. Son accent pourrait dévoiler son identité, alors chut. Les filles sont d’abord des amies. Les gars sont des jouets. Il est là lui aussi. J’ai passé tout le voyage à répéter mon béguin, mes béguins . J’en ai deux dans ce voyage. L’un vit à Los Angeles, comme moi; l’autre vit ici, à New York, mais tous deux sont ici, à mon événement ce soir.
Je porte la même marque qu’elle. Des amies. La même collection. La doublure de mon blouson est assortie à sa chemise. Un fuchsia ardent et vif façon Schiaparelli, pas comme celui des couvertures de chick lit: une vraie teinte. Mon regard retourne constamment à ses seins. Des minuscules tasses de thé, légèrement incurvées au centre, là où les feuilles s’amasseraient pour en faire la lecture: des mamelons gonflés comme les miens, mais un peu plus petits. Ma nouvelle amie et moi avons un autre amant en commun - il m’a menti, à plusieurs reprises - alors je suis méfiante. Est-ce qu’on a les mêmes goûts en matière de briseurs de cœurs?
Le lendemain, j’enverrai un texto à Miss Fuchsia : « Tu étais magnifique dans ce haut ».
Elle me répondra : « Tu étais magnifique aussi! » Puis je me sentirai libre de ne plus la désirer.
Elle est partie tôt, il est resté pour aider à nettoyer. Je ne sais pas ce qu’il portait. Je ne le regarde pas comme ça. Je ressens, plutôt, sa hauteur, qui m’excède d’une tête. Et j’entends: son rond et maladroit chi-cog-go. Ce sont les voix qui me conquièrent. Dans dix jours, je me sentirai libre de ressentir comment toutes ses paroles, ses messages et ses gestes ont un goût d’amour. Sarah m’a dit, avant qu’elle ne soit mariée : “Ils arrivent toujours à coup de deux.’’
Miss Fuchsia m’a dit que « le but c’est de devenir LA fille » — c’est ce que tout le monde veut, c’est ce qu’elle veut : devenir Celle-là, la désirée, la regardée. Être bonne.
« Je me demande… », ai-je rétorqué, « si c’est le désir de devenir, qu’on confond avec le désir de posséder, qui est responsable de toute cette violence? »
Je me demande comment ce serait d’être avec elle, ce que je pourrais devenir. Professionnelle?
Au début je lui ai résisté, parce que les hommes sont des hommes. Mais après… Je n’ai jamais été avec un homme qui n’essayait pas de me contrôler. C’est comme s’il avait vidé une piste de danse pour moi, et qu’il dansait mieux pour moi. Il remarque ce que je porte.
Fiona Duncan, auteure et fondatrice de Hard to Read
Au cours d’un été récent, une bague précise s’appropriait mon attention à chaque fois qu’une personne la portait dans mon champ de vision. Ces mois chauds et humides étaient empreints d’un laisser-aller espiègle, d’une ouverture à l’amour qui défiait toute logique et raison, n’adhérant qu’à l’abandon. Curieusement, toutes les femmes avec lesquelles j’ai vécu des idylles profondes et torrides durant cette période avaient une chose en commun : un ornement précieux confectionné par la même joaillière de Brooklyn, ce qui signifie qu’il n’était pas grand public ou largement répandu. L’allitération de l’accessoire m’offrait un sentiment divin. L’indication d’un lien céleste entre ces femmes, ou peut-être de ce qu’elles m’octroieraient. La bague elle-même est simple—un anneau arrondi et doré qui s’aplatit puis s’élargit pour former deux mains éternellement étendues l’une vers l’autre avec optimisme. Une caresse en métal martelé. Le design était un peu brut. Volontairement. Comme la personne qui la portait, elle voulait laisser paraître son côté fougueux. C’est du moins la promesse que j’en retirais : peaux suintantes qui se touchent, menton fermement empoigné, dents acérées tirant sur mes lèvres. La bague s’appelait la « Palm of the Hands » [ la paume des mains], une inscription qui semblait plus instructive que nominale. Je voulais que les filles qui la portaient me tiennent avec la partie charnue de leurs mains, qu’elles m’enveloppent de la même manière avec leurs bras et qu’elles fassent de moi un objet digne d’intérêt. Digne de fantasme. En tant que couleur, l’or oscille entre le deuxième et le troisième chakra, éveillant les centres du plaisir et de la sagesse dans le corps. La bague fonctionnait semblablement; elle contenait une intelligence qui réclamait une attention particulière. Ses apparitions dans la nature suffisaient pour m’inciter à me présenter, à offrir un tonic à la personne en question, un truc à saveur ardente, au mezcal ou au gingembre par exemple. Un jour, j’ai aperçu la bague en solde dans un café. Je l’ai achetée, puis je l’ai perdue peu après. Cet objet avait une dignité—il a résisté à une acquisition aussi nonchalante et détachée. Son but prédéterminé était d’enchanter; je ne devais pas le manier, mais bien y obéir. Les tendances de notre époque nous encouragent à être notre propre ornement, à voir le minimalisme comme maximaliste, mais d’une façon ou d’une autre, la bague n’ajoutait et n’enlevait rien à ses propriétaires. Elle ne faisait qu’envoyer un clin d’œil à partir du doigt qui la revêtait, m’envoûtant avec entrain.
Jenna Wortham, rédactrice permanente de The New York Times Magazine, co-animatrice du podcast « Still Processing »

Ma fiancée et moi voulions emménager ensemble, alors je me suis rendu à Chinatown pour l’aider à tout emballer. J’avais loué un U-Haul sur 23rd Street—on n’avait que quelques heures avant que je doive le retourner. Mais l’appartement de ma fiancée était une scène de chaos. Si quoi que ce soit était emballé, je ne m’en souviens pas. La seule chose qui était présentable, c’était Sarah, qui portait un blouson motard en cuir noir et un vernis à ongles blanc. Elle était complètement insoucieuse.
« On finira jamais à temps! » ai-je dit.
« Ah, et je dois rencontrer quelqu’un pour déjeuner », a dit Sarah.
L’idée de prendre un déjeuner, aujourd’hui spécialement, était impossible, voire absurde. Une offense à la réalité. Comment pouvait-elle sortir déjeuner vu l’état des choses? Ses colocataires étaient debout dans la cuisine. Elles ne me connaissaient pas, je ne les connaissais pas, et je me suis dit qu’il serait imprudent d’assumer le rôle d’exécuteur masculin dans un environnement si féminin et étranger. Je pourrais avoir l’air d’un vrai couillon.
« Impossible », ai-je dit, lançant un coup théâtral sur le comptoir. « Ce déjeuner doit être annulé. »
« J’aime bien ce mec », a dit l’une des colocataires.
On a rempli le camion de tous les blousons, les jupes, les sous-vêtements de Sarah—toutes ces traces que j’aimais retrouver sur le plancher de ma chambre. Je connaissais ses t-shirts. Il m’arrivait de les porter au travail. J’aimais leur odeur d’ambre et de vanille. Ses chaussures étaient moins familières, mais j’en reconnaissais quelques-unes. Un fait sur Sarah : elle peut trouver une paire de chaussures à talons hauts Prada en solde sur eBay avec la précision et l’efficacité d’un dauphin démineur. Mais aujourd’hui, elle porte quelque chose de moins typique. Des baskets Nike à garnitures vert néon, avec ses initiales imprimées à la languette.
Est-ce que Sarah courait? Pas à ma connaissance. Elle était tout de même en excellente forme. Sarah a un corps parfait qu’elle maintient en ne faisant rien. Inversement, je dois m’entraîner et sauter un repas juste pour m’accrocher à mon état actuel. L’image de ma fiancée en train d’ouvrir son ordinateur pour commander des chaussures à monogramme me remplit d’amour et d’un brin de peur. J’ai eu tort de qualifier ces chaussures de « peu typiques ». Sarah ne faisait rien de peu typique. Elle savait ce qu’elle voulait dans le monde et l’attirait vers elle : les personnes, les objets, les idées. Ses goûts et ses désirs formaient une mappe invisible et farouchement précise. Heureusement, ai-je constaté en conduisant le camion sous le coucher de soleil de West Side Highway, je m’y suis retrouvé.
Jesse Barron, journaliste basé à Los Angeles
- Texte: Jason Parham, Sarah Nicole Prickett, Anupa Mistry, Adam Wray, Collier Meyerson, Thessaly La Force, Ross Scarano, Tahirah Hairston, Fiona Duncan, Jenna Wortham, Jesse Barron