Au-delà du biographique: La collaboration selon l’artiste Jacolby Satterwhite
À propos de son travail avec Trina, Solange, Dev Hynes et les archives de sa mère.
- Entrevue: Taylor Aldridge
- Photographie: Thomas McCarty

C’était le lendemain de ses quarante-quatre ans. J’ai appelé Jacolby Satterwhite, artiste et tatoué de la performance. Il venait de clore une année de travail et de collaboration fantastique: un partenariat avec Solange pour la réalisation d’un clip pour son album visuel When I Get Home en plus d’un partenariat avec Nick Weiss de Teengirl Fantasy pour produire un album intitulé Love Will Find A Way Home. La sortie de l’album a coïncidé avec l’ouverture d’une exposition très variée de Satterwhite, en solo à Pioneer Works, intitulée «You’re at Home». Intéressé par les questions d’origines et d’appartenance, l’artiste y présentait une immense installation labyrinthique mêlant sculpture, musique, animation vidéo et brouillons de chanson. L’événement repiquait et codifiait la spiritualité africaine, le parler du Sud, le visuel pop des années 2000 et des bouts d’enregistrements audio sur cassettes d’archives de sa mère, Patricia.

Compte tenu de la diversité qui colore sa pratique, Jacolby aime que le travail qui mène à la création soit rendu plus visible dans la conceptualisation. C’est ce qu’il me dit. Par exemple, que se passe-t-il quand on considère, en tandem avec le sien, le travail de sa mère, artiste de l’extérieur, réintroduite dans le canon de l’art par son protégé et son collaborateur, qui, au demeurant, est aussi sa progéniture? Qu’y a-t-il à gagner quand on choisit de ne pas aplanir (le corps de) l’œuvre (au sens d’ouvrage) dans un cadre unique, quand on entreprend plutôt de la décomposer dans sa singularité pour analyser les éléments multiples et complexes qui font sa cohésion? Ici, Jacolby et moi réfléchissons à la collaboration comme forme, et à la manière dont le travail synergique nuance l’expression de la complétude.

Vue d'installation de You're at home au Pioneer Works, Brooklyn, NY, 2019.
Taylor Aldridge
Jacolby Satterwhite
Un des moments les plus mémorables que j’aie vécu dans un musée est lié à ton art. Je suis allé au musée Pérez, à Miami, en 2015, parce que j’avais entendu parler de ta collaboration avec Trina. Vous aviez travaillé sur un projet ensemble, qui la mettait en vedette et qui était projeté en toile de fond de sa performance. Peux-tu m’expliquer comment cette collaboration a vu le jour?
Pour tous les hommes noirs queers du Sud, Trina est comme un pilier, une inspiration pour développer sa capacité d’agir et son assurance. Dans un cadre hostile, dans un milieu dominé par une masculinité toxique, comme coincé dans un petit village, il faut s’accrocher à quelque chose pour trouver une grammaire de la survie. Pour moi et pour beaucoup de mes amis gais noirs, c’est Trina. Trina est une espèce de Marilyn Monroe noire homosexuelle. [Rires].
Absolument.
Cette année-là, je montrais tous mes films de la série «Reifying Desire» à la Sundance puis quand j’étais là-bas, dans l’Utah, je suis allé chercher des sushis avec des amis et je me rappelle avoir dit, à la blague: «Je ferais n’importe quoi pour travailler avec Trina.» Mes amis étaient comme: «Ça peut se faire, on a des contacts.» Je me suis tout de suite rendu à Miami et on a loué un studio à écran vert gigantesque. Trina est arrivée avec un entourage énorme et on a passé trois, quatre heures à tourner. Quand je travaille en mode collaboratif, pour moi, c’est comme faire du portrait.

Vue d'installation de Speculative Bodie au Minneapolis Institute of Art, Minneapolis, Minnesota, 2019.
La rencontre est d’une telle perfection, d’une telle précision. Comme beaucoup de rappeuses de cette époque, Trina a un avatar, une personnalité de scène. C’est un être différent, très affirmé financièrement et sexuellement. Dans ton travail, tu t’intéresses à ça, aux avatars et aux interprétations singulières.
Quand tu montes une performance... Disons que tu élabores un avatar féministe qui a un langage sexuel vraiment abrasif, comme posture politique. Les gens s’attendent alors à ce que tu restes à jamais dans cette case, qui peut devenir une prison. C’est aussi comme ça, avec mon travail. Même si j’ai étudié la peinture, la performance représente une grande partie de ma pratique. Je me suis retrouvé en guerre contre le personnage que j’ai développé, parce que je travaille tellement que je finis par adopter certaines de ses sensibilités, de ses caractéristiques, de ses traits, de ses idées.
Les artistes ont le pouvoir d’essayer des personnages. C’est quelque chose qui m’intrigue. Dans les projets que tu as faits dans des stations de métro, où tu portais des costumes fabriqués à la main, tu interagissais avec le bâti et dans cet environnement, les gens entraient dans la performance ou lui opposaient une sorte de résistance. Comment t’y prends-tu quand tu as une idée à partager qui passe par ton corps?
Quand j’interagissais avec le public, quand je faisais du direct, que mes performances avaient un côté «guérilla» – principalement inspiré par Adrian Piper, Bruce Nauman, Joseph Beuys ou VALIE EXPORT –, ce que j’avais en tête, c’était l’histoire de la performance des années 1960 et 1970. Une époque où les droits civiques ont accédé à un espace différent, où nous nous sommes vraiment demandé: qu’est-ce que la vérité? Je savais que c’était essentiel d’interroger les postures queers dans mon labo d’expression, puis de me servir de cette matière pour sculpter, pour fabriquer des costumes, pour construire de nouveaux archétypes et les projeter dans le monde numérique, dans l’espace de l’action directe de manière à effacer – avec beaucoup de délicatesse – les frontières. Dans ma stratégie de création du monde, c’était un engagement politique ou ancré dans la résistance. Aujourd’hui, j’aime surtout travailler avec les autres. J’ai tourné avec Dev Hynes pour un projet que vous verrez bientôt. Ses identités me submergent, parce que je travaille avec son image numérique encore et toujours et encore. D’une certaine façon, j’utilise sa performance et ses récits à lui pour extrapoler à propos de ce que je construis, moi, dans un monde numérique et architectural.

Vue d'installation de Room for Living au Fabric Workshop and Museum, Philadelphie, PA, 2019.
Ton travail a tendance à refléter les possibilités biomythographiques de la génération du millénaire, qui se plaît à créer des alter ego prothétiques capables de circuler fluidement à travers les espaces numériques. Ta récente exposition à Pioneer Works codifie cette intelligence et cette potentialité tout en intégrant une volonté de faire obstacle au changement climatique, des tas de références historiques et pop et, plus particulièrement, l’histoire de ta mère. Qu’est-ce que tu as à dire sur ta collaboration sur le long terme avec ta mère?
Pioneer Works réunissait tout ça sous une forme cohérente – l’album de réalité virtuelle et visuelle que j’essayais de créer depuis 2008. Lorsque j’ai reçu du financement, j’ai décidé d’utiliser les fonds pour collaborer avec un de mes producteurs électroniques préférés, [Nick Weiss de Teengirl Fantasy]. On a entrepris de numériser les cassettes de ma mère, qu’elle avait enregistrées quand j’étais petit. Elle voulait décrocher des contrats de composition de chansons et vendre des jingles pour des publicités. Indépendamment de ses motivations capitalistes, pour elle, c’était un moyen cathartique de gérer une grosse partie de la souffrance et du sentiment de transgression qui l’ont poussée à la maladie mentale. [Ses cassettes] ont un lyrisme tellement bouleversant. Quelle idée, de s’engager à écrire 155, 205 chansons et plus. J’avais l’impression que si je réussissais à agencer douze de ces pièces en un récit, j’arriverais à externaliser le contenu lyrique, à scénariser un fil narratif visuel qui me parlerait. Et ce n’est pas sentimental, comme collaboration. Ça me frustre, dès qu’il y a une discussion sur le projet ou qu’il est question des titres, on me ramène à l’hommage. J’ai seulement pris une vieille cassette de 1998, je l’ai numérisée et, avec une nouvelle technologie pour prosommateurs, j’ai créé un album qui raconte l’histoire de la musique folk africaine et du Sud mélangée à de l’acid house de Détroit et de Chicago. Tout est super méta et cristallisé et conceptuellement filé, avec une intention qui est loin de l’hommage sentimental. J’essaie d’orienter la conversation dans une autre direction.
Une direction autre qu’autobiographique?
Il y a d’autres conversations à avoir. Dans l’exposition à Pioneer Works, il y a un hommage à Flash of the Spirit de Robert Farris Thompson. Tous les rituels du film, y compris les chansons, traitent de renaissance et de renouveau et de seconde chance et de rédemption. Les paroles de ma mère sont la cerise sur le gâteau, parce que ses paroles, dans l’album, parlent de quelqu’un qui devient quelqu’un d’autre, et qui fait la paix avec cette transformation en laissant aller le passé, sans pour autant laisser aller la douleur. Il y a tellement de mécanismes et de stratégies qui vont au-delà de ma mère, c’est clair. Mais c’est aussi une grande partie de moi et c’est quelque chose que je ne peux pas nier.

Jacolby Satterwhite, Room for Demoiselle Two, 2019.
J’aimerais revenir sur l’idée de renaissance et de transition. J’ai réécouté une entrevue de toi et Solange. Tu dis que vous vous êtes rencontrés et que vous avez commencé à collaborer alors que vous sortiez tous les deux d’un retour de Saturne. Je suis curieuse de savoir comment cette phase astrologique a influencé votre façon de travailler.
Nous avons encore des phases de développement, même à l’âge adulte. Entre 27 et 33 ans, on divorce, on se marie, on décroche le boulot qui va changer notre vie – il y a nécessairement quelque chose qui nous accule au mur et qui révèle l’adulte que nous sommes réellement. Je pense que la loi de la gravité a dirigé vers mon orbite des choses qu’il fallait que j’affronte et avec lesquelles je devais apprendre à composer pour survivre. Pour être un artiste pour le reste de ma vie. Et je pense que c’est là que survient l’album de Solange – ça m’a paru très mystérieux qu’on soit à ce point sur la même longueur d’onde, conceptuellement. A Seat at the table est un album tellement politique. Peut-être pas politique, mais il y a dans cet album une voix et une direction si fortes et si claires…
C’est politique.
C’est profondément politique, oui, et il y a une franchise quasi didactique dans son rapport à sa propre identité noire. C’est très universel. Dans l’album When I Get Home, si je me permets un compliment, ce qui est brillant, c’est l’expression d’une identité noire que nous n’avons pas le droit de cultiver dans le capitalisme, où nous sommes vendus et achetés seulement si nous acceptons de faire des compromis sur la rhétorique de nos expériences toxiques. Le modèle à suivre, pour un artiste noir, c’est d’incarner la douleur noire. When I Get Home dit quelque chose comme: «Les Noirs aussi ont des sentiments et les Noirs aussi sont minimalistes.» L’exploitation qu’elle fait de la répétition, ses paroles et ses partitions instrumentales abstraites et jazz deviennent une sorte de déclaration politique : « Voici mon envers; il n’y est question que de mes émotions, de mon sourire, de ma joie et de ma douleur. » C’est, essentiellement, une identité noire qui passe par l’abstraction. Et il en va de même chose pour ma pratique. J’ai toujours été réticent à exposer avec clarté mes positions politiques, pour ce qui est des questions de race.
J’ai l’impression que tu parles d’une réticence vis-à-vis la lisibilité, et d’exister comme être singulier. C’est ce que j’aime de l’album de Solange et, je pense, plus récemment, de ton travail – ce n’est pas si explicite que ça, limiter l’affirmation d’une identité noire et ce que cette identité est censée signifier.
C’est aussi à propos de la complexité de la question. Étudier toutes les nuances dans les zones de contact et la juxtaposition des symboliques, des formes et des espaces divers. C’est un moyen de bâtir le monde. Et la chose la plus radicale que tu puisses faire, c’est d’inviter quelqu’un à s’asseoir dans ton monde.


Comment renouvelles-tu l’inspiration dans ta pratique? Qu’est-ce qui t’inspire en ce moment?
Tu sais ce qui m’inspire? Le Rhythm and blues. J’écoute beaucoup de dissections théoriques d’albums célèbres qui durent souvent quatre heures.
Quels albums écoutes-tu?
D’Angelo et Frank Ocean, mais aussi des choses comme Tony! Toni! Toné!
J’en suis là aussi, dans la vie. J’écoute Voodoo.
Je ne sais pas pourquoi, mais c’est définitivement l’ambiance dans laquelle je suis en ce moment. Je suis dans une phase d’absorption, parce que je dois faire une toute nouvelle oeuvre en peu de temps. Je consomme un peu de tout. Mais, clairement, il y a un certain type de composition et d’harmonie visuelle que j’essaie, sans relâche, d’atteindre.
Taylor Renee Aldridge est rédactrice et commissaire indépendante à Detroit, au Michigan. Elle travaille actuellement à une exposition itérative sur le pentecôtisme noir (Blackpentecostalism) et l’incohérence.
- Entrevue: Taylor Aldridge
- Photographie: Thomas McCarty
- Stylisme: David Casavant
- Date: 3 mars 2020