CHOC ESTHÉTHIQUE : TADANORI YOKOO
Le designer dont l’œuvre a généré un nouveau mouvement dans l’univers du design graphique japonais
- Texte: Olivia Whittick

Slalomant entre art conceptuel et design pur, l’œuvre de Tadanori Yokoo a été à la base d’une véritable révolution. Si son esthétique pop art psychédélique et haute en couleur vous semble familière, c’est sans doute parce que son œuvre est – à n’en point douter – le pendant visuel du mouvement de contre-culture des années 60. Le contraste des motifs et l’assemblage faussement aléatoire des images révèlent une poésie qui transcende l’esthétisme pur et dur pour verser dans le commentaire social.
Après avoir fait ses premières armes en dessinant des prospectus pour des productions théâtrales, Yokoo scandalise le monde du design en créant une affiche éponyme dans le cadre de l’exposition collective Persona, tenue dans le grand magasin Matsuya Ginza de Tokyo. La contribution de Yokoo montre notamment un homme pendu au bout d’un nœud, accompagné de l’épitaphe : « Après avoir atteint mon apogée à l’âge de 29 ans, j’étais mort. » L’affiche détourne aussi le traditionnel symbole du soleil levant, s’imposant comme un affront aux limites de l’expression créative. Par ce geste controversé, Yokoo établit le style subversif qui fera bientôt sa renommée. Il bâtit aussi une vaste imagerie allégorique qui nourrira l’ensemble de sa prolifique carrière.

Puisant leur inspiration dans les recoins les plus improbables de l’imagination, les bricolages de Yokoo se démarquent par leur signature unique. Fusionnant le traditionnel au contemporain, ils font un pied de nez à la noblesse du passé en opposant celle-ci à la violence et à la corruption des temps modernes. Ses œuvres ont aussi ébranlé les règles immémoriales de la composition au nom d’un style plus narratif, poétique et politique. Après tout, soyons honnêtes : qui aurait eu envie de continuer à produire de l’art « politiquement correct » après avoir été témoin des atrocités d’une guerre mondiale?
LE SOLEIL LEVANT
Perçu comme un symbole d’impérialisme et de nostalgie envers un Japon plus traditionnel, le drapeau nippon aux 16 rayons de soleil a été banni par les Alliés américains pendant la guerre. Yokoo s’est réapproprié cet emblème et a fait honneur à son héritage, n’hésitant pas à le pervertir pour en faire la trame de fond de ses compositions complexes; songes psychédéliques racontant des histoires de mort, de sexe, de violence et de cupidité. Ancrée dans la tradition japonaise, l’esthétique de Yokoo s’inspire du style ukiyo-e – une technique ancestrale utilisant des estampes gravées sur des blocs de bois –, tout en récupérant de puissants symboles culturels pour en faire des déclarations satiriques, critiques et anti-establishment. De ses premières affiches à ses œuvres contemporaines, Yokoo est toujours demeuré fidèle au célèbre motif.

ISSEY MIYAKE
L’approche irrévérencieuse de Yokoo en matière de composition en fait le candidat idéal pour capturer l’esprit des années 60. Bientôt, le papier ne suffit plus : il transpose son sens du design vers le milieu de mode et du textile. Depuis le milieu des années 70, c’est à lui qu’Issey Miyake confie le design de toutes les invitations à ses défilés. L’artiste a aussi collaboré à de nombreuses publications imprimées présentant les collections du designer. Unis par une même propension à amalgamer le passé et le présent et à en faire contraster les emblèmes afin de cristalliser leur vision du monde actuel, Yokoo et Miyake collaborent maintenant, mine de rien, depuis plus de quatre décennies.


LA PÊCHE
Un conte populaire tiré du folklore japonais raconte l’histoire d’un vieux couple qui, un jour, trouve une grosse pêche qui flotte sur une rivière. À l’intérieur du fruit, ils découvrent un beau bébé vigoureux. Le petit garçon, nommé Momotaro, grandit pour devenir un puissant guerrier et quitte sa famille pour aller combattre des démons sur une île reculée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement japonais a fait de Momotaro son personnage-totem, espérant vaincre les Américains avec autant de succès qu’il en avait eu face au redoutable oni d’Okayama. Dans le contexte de l’après-guerre, la « pêche » de Yokoo, ce symbole incarnant l’idéalisation du passé, s’imprègne d’une aura de tragédie et de défaite.

YAKUZA
Le yubitsume est un rituel pratiqué par les yakuzas, et qui consiste à couper eux-mêmes une portion de leur petit doigt afin de réparer les fautes commises envers leur oyabun. Dans sa poésie visuelle The Ballad to a Severed Little Finger, Yokoo fait référence à cette coutume ayant cours chez les membres de la pègre nippone. L’affiche est maculée de sang – un ajout intéressant du point de vue formel, mais qui ne laisse planer aucun doute quant à sa sinistre origine. Sur la couverture du magazine satirique Hanashi no Tokushu, le dos d’un yakuza devient un canevas criblé de tatouages symbolisant la dynamique tacite entre progrès et destruction. Sous le mont Fuji en éruption, un train grande vitesse fonce vers nous, alors que plus bas, des vagues au style typiquement ukiyo-e déferlent vers un avion perçant le ciel au soleil levant. Le classique tatouage de tigre fait face à Astro, personnage de dessin animé qui, dans ce contexte, perd toute son innocence.

LE TRAIN GRANDE VITESSE
Si vous ouvrez l'œil, vous dénicherez dans presque toutes les œuvres dessinées par Yokoo un train grande vitesse Shinkansen, perdu quelque part dans le chaos. Yokoo s'est toujours montré méfiant envers les progrès technologiques rapides qui ont propulsé le Japon vers un futur gouverné par l'automatisation et les technologies. Parmi ceux-ci, le TGV japonais Shinkansen fut à l'origine d'une vague d'urbanisation qui allait révolutionner les déplacements humains à l'échelle du pays.

- Texte: Olivia Whittick