Aparna Nancherla : mieux vaut en rire

How The Stand-Up Comedian Can Still Joke in America in 2017

  • Entrevue: Julia cooper
  • Photographie: Brianna Capozzi

« J’aimerais avoir autant confiance en moi que les chandails de DJ Khaled », a facétieusement tweeté Aparna Nancherla. Que ce soit sur le web ou en personne, elle est tordante. C’est avec un humour idiosyncrasique qu’elle dépeint sa réalité en tant qu’éternelle anxieuse tentant tant bien que mal de vivre sa vie au cœur de l’Amérique actuelle.

Au premier coup d’œil – et elle l’avoue elle-même – Nancherla n’a pas l’air d’une humoriste. Elle n’entre pas dans le moule typique du mec blanc hétéronormatif qui fait les choux gras de la scène comique américaine depuis Lenny Bruce. Elle est petite, brune, et elle est une femme. Elle est aussi à l’avant-scène d’une nouvelle vague d’humour propulsée par l’Internet – qui raffole de tout ce qui est nouveau et bizarre.

L’humour particulier de Nancherla est tantôt sombre, tantôt léger, ponctué de blagues faisant référence à sa dépression comme de présentations PowerPoint décryptant la signification profonde des émojis. Julia Cooper s’est entretenue avec Nancherla à propos du syndrome de l’imposteur, de son incursion au petit écran et des raisons pour lesquelles son style d’humour un peu noir tombe parfaitement à point depuis novembre.

Julia Cooper

Aparna Nancherla

Vous avez écrit un billet dans le Village Voice en décembre dans lequel vous parliez du statut des humoristes depuis les élections. Sentez-vous que les gens se sentent plus interpellés qu’auparavant par votre matériel plus sombre?

Ouais, beaucoup de gens se sont sentis désemparés, perdus et rejetés après l’élection. Je crois que plusieurs artistes se sont demandé ce qu’ils avaient envie de dire par rapport à ça, et comment ils souhaitaient utiliser leur tribune. C’est difficile de ne pas aborder le sujet et de faire comme si ça n’existait pas, mais les gens vont voir des spectacles d’humour pour oublier un peu ce qu’ils lisent dans les journaux. Il faut donc trouver la juste mesure pour parler de ce qui se passe sans pour autant sombrer dans l’horreur qui vient avec. Il faut aussi essayer de prendre du recul et de traiter l’actualité sous un angle qui ne soit pas totalement déprimant.

Vous apparaît-il parfois déplacé de faire des blagues pendant que le monde va si mal? Ou croyez-vous plutôt que la comédie est un art essentiel?

Ça dépend des jours. Parfois, il y a des choses tout simplement terribles qui se passent, et c’est très difficile d’arriver à en rire ou de leur trouver un sens. Mais je crois qu’il vaut mieux en parler que de passer ça sous silence. Il y a toujours une façon d’aborder un sujet, même si celui-ci est très épineux et délicat.

En quoi ce milieu est-il différent de ce qu’il était quand vous avez commencé à faire du stand-up, il y a 11 ans? J’ai l’impression que certains paramètres ont changé radicalement au cours de la dernière décennie.

L’un des facteurs de changement les plus importants a été l’explosion du paysage numérique. Quand j’ai commencé, YouTube venait tout juste d’atteindre sa vitesse de croisière, puis Facebook est arrivé, suivi de Twitter et de Snapchat. Je crois que ces réseaux ont contribué à rendre ce terrain de jeu plus accessible en permettant à plus de gens de créer du contenu et de faire rire des étrangers. Le monde de l’écriture humoristique a accueilli de nouveaux joueurs. Pour ce qui est du stand-up en tant que tel, il y a une plus forte demande qu’auparavant en termes d’humoristes qui s’éloignent de la norme du mâle blanc hétéro typique. On sent un désir de voir d’autres types de personnes représentées sur scène.

Où investissez-vous votre énergie créative ces jours-ci? Je ne m’attendais pas à vous voir dans la deuxième saison de Love sur Netflix. S’agit-il de votre première incursion dans l’univers de la télé

J’ai échangé quelques répliques dans Inside Amy Schumer plus tôt cette année, mais ouais, c’était ma première émission scénarisée. Entre-temps, j’ai aussi joué dans Crashing, qui vient tout juste de sortir sur HBO. J’ai aussi décroché un rôle dans Corporate, diffusé sur Comedy Central.

Que pensez-vous du contrat de huit films conclu entre Adam Sandler et Netflix? Le monde a-t-il vraiment besoin de ça?

Ça me décourage un peu de voir que certaines personnes ont un laissez-passer à vie pour faire tout ce qui leur chante à Hollywood, mais la bonne nouvelle est que plusieurs d’entre elles possèdent leurs propres maisons de production. Je pense qu’ils permettent aussi à de nouvelles voix de se faire connaître, et qu’ils diffusent aussi des trucs qu’on n’a pas nécessairement l’habitude de voir. J’imagine que c’est le côté positif de tout ça. Du moins, je l’espère.

Selon vous, qui devrait-on surveiller en ce moment?

À New York, il y a toute une communauté d’humoristes que j’aime beaucoup. Plusieurs d’entre eux ont fait leurs débuts à Brooklyn, où ils ont monté leurs propres numéros indépendants. Je pense par exemple à Julio Torres, qui écrit maintenant pour SNL – je crois qu’on peut donc dire que c’est une star montante. Il y a aussi Anna Fabrega et Jo Firestone, avec qui j’adore travailler. Son matériel est solide. En fait, il y a une foule de jeunes humoristes prometteurs qui sont en train d’émerger.

Quel rôle Tig Notaro a-t-elle joué dans votre carrière?

Je me sens privilégiée qu’elle m’ait en quelque sorte prise sous son aile. La première fois que je l’ai rencontrée, j’habitais à L.A. Elle m’a demandé si j’avais envie d’enregistrer un album sur son nouveau label. C’était complètement surréaliste.

Pourquoi donc?

L’idée d’enregistrer un album ne m’avait jamais effleuré l’esprit jusque-là. Ma première réaction a été de me dire que je n’étais pas prête. Mais quand elle m’a proposé ça, je me suis aussi dit que je ne pouvais pas refuser. Alors je l’ai fait. Ensuite, elle m’a offert d’assurer la première partie de sa performance filmée pour HBO, puis de son spectacle au Carnegie Hall l’automne dernier. C’est une personne très gentille avec un grand cœur. Elle m’encourage énormément, sans jamais en faire trop. Tout ça se fait de façon très discrète et très cool.

Pourquoi pensiez-vous que vous n’étiez pas prête? Souffrez-vous du syndrome de l’imposteur?

Je crois que ça a beaucoup à voir avec la façon dont je me perçois. J’ai souvent l’impression d’être une charlatane. Je crois que c’est chose commune chez les gens du milieu créatif, comme chez les femmes en général. Bref, même si ça n’a rien d’extraordinaire, ça fait toujours du bien de se faire rappeler à l’ordre de temps en temps et de se faire dire : « Non! Tu es tout à fait à ta place et tu peux le faire. » Après, ne reste plus qu’à vous mettre au boulot!

Puisque vous parlez ouvertement de votre anxiété et de vos épisodes dépressifs, j’aimerais savoir comment vous vous sentez lorsque vous faites des blagues là-dessus devant le public?

Au départ, je crois que j’ai commencé à en parler pour m’aider à composer avec mes propres démons intérieurs. En fait, j’avais du mal à créer quoi que ce soit. Je traversais une période dépressive. J’ai donc commencé à écrire là-dessus parce qu’aucun autre sujet ne me venait en tête. Quand j’ai testé ce matériel sur scène, j’ai obtenu une très bonne réponse de la part du public. J’ai donc décidé de pousser ça plus loin.

Et ça a marché ?

Quand vous avez le trac, vous ne voulez pas que le public sente que vous n’êtes pas sûrs de ce que vous faites. Mais quand vous parlez ouvertement de votre anxiété, c’est comme si vous lui enleviez du poids. En ce sens, ça m’a aidée, oui.

C’est un peu la seule façon de vous débarrasser de votre syndrome de l’imposteur.

Si on veut, oui!

Quand Larry David ou Louis C.K. font des blagues à propos de la dépression, ils lui donnent toujours une dimension presque comique. Votre approche semble très différente.

On voit souvent ce genre d’humoristes blasés et névrosés, constamment en train de se débattre avec leur existence. Entendre une femme de couleur aborder ce genre de sujets, c’est du jamais vu pour bien des gens. En fait, on ne voit pas beaucoup de femmes de couleur dans le monde de l’humour en général – nous sommes pourtant nombreuses, mais nous n’avons pas une telle visibilité dans les médias majeurs. Je pense aussi que comme Larry David et Louis C.K. représentent un peu « Monsieur Tout-le-Monde », tout ce qu’ils disent est interprété comme une expérience universelle. Quand vous correspondez un peu moins à la norme, les gens ont parfois besoin d’un peu plus de temps pour vous apprivoiser.

  • Entrevue: Julia cooper
  • Photographie: Brianna Capozzi
  • Stylisme: Delphine Danhier
  • Coiffure et maquillage: Tej Tajimal