Fiction éclair : Jenny Zhang nous raconte une histoire
L’auteure new-yorkaise derrière « Sour Heart » se laisse inspirer par une paire de bottes.
- Texte: Jenny Zhang
- Photographie: Jenny Zhang

Découvrez la nouvelle série exclusive de SSENSE : Fiction éclair. Le principe est simple : un auteur choisit une pièce d’une valeur de moins de 500$ sur notre site, la photographie et s’en inspire pour rédiger une courte œuvre de fiction.
FAUX PAS
Elle avait tellement l’habitude de porter des chaussures de mauvaise qualité que les bonnes la faisaient souffrir. Leur robustesse la laissait perplexe. Et puis d’abord, qu’était-elle sans souffrance? Un gros rien, niet, point barre! Les gens de la haute qu’elle côtoyait n’étalaient jamais leur richesse au grand jour, du moins pas devant elle. Ils ne la laissaient voir que leurs vieux trucs. Les avaient-ils seulement portés eux-mêmes, ou cette usure était-elle l’œuvre d’un autre? Après tout, ils faisaient partie de cette catégorie de gens qui font tout faire par les autres. Il faut dire que rien n’avait l’air plus luxueux que des guenilles portées sur un corps à la chair faste, ou encore mieux, sur un corps décharné prêt à sacrifier l’abondance au nom de la minceur.
Les premières chaussures dispendieuses qu’elle s’était offertes étaient des bottillons à quatre courroies ornées de boucles métalliques. Elle avait bien essayé de leur donner un air faussement élimé en sautant dans des trous d’eau boueuse jusqu’à ce qu’elles soient bien souillées, mais quelque chose clochait. Ashley ne pouvait simuler la nonchalance des riches, condamnée à se laisser trahir par ses origines modestes.

Jenny Zhang porte les bottes Pulla par Toga.
Après s’être mariée, elle avait commencé à souffrir de vertiges. Elle risquait à tout moment de s’effondrer et de faire une mauvaise chute. Son mari, Bennett, était toutefois ému par la beauté de son corps chancelant. Il voyait même quelque chose de sexy dans sa façon de tituber. Parfois, il ne pouvait s’empêcher de rester là à l’observer tandis qu’elle perdait pied, le plaisir l’emportant sur la culpabilité. Un jour, elle se cogna le front et envoya voltiger ses deux palettes et ses chers bottillons. Elle se dit qu’il était temps que quelqu’un d’autre les porte. Elle en ferait don à une jeune fille paumée dépourvue de fortune familiale.
Ravi, Bennett s’agenouilla auprès d’elle en lui caressant les cheveux :
« Je t’aime tant. Tu le sais, pas vrai? » Bien sûr qu’elle le savait. Son corps désarticulé lui procurait un sentiment héroïque. De toute façon, ce n’est que quand on est pauvre que la laideur est vraiment laide, avait réalisé Ashley après son mariage. Cela s’appliquait à différentes formes d’abominations. Voler, par exemple, était désormais perçu comme un geste politique.
Sa mère était morte des suites d’une infection dentaire et son père avait été emporté par une vilaine toux, mais Ashley vivrait. C’était écrit dans le ciel : elle avait une assurance-maladie et avait uni sa destinée à celle d’un homme bien nanti. La première fois qu’elle avait rencontré Bennett, il l’avait invitée à une soirée où tout le monde travaillait entre zéro et deux heures par semaine et passait le reste de sa vie à être un artiste ou un activiste et/ou à jongler avec cinq ou six flirts. Dieu sait comment, cette soirée à caractère anti-étatique dédiée au démantèlement de la classe ouvrière s’était conclue par une véritable orgie. À la fin de la soirée, Ashley s’égosillait : « La pratique plutôt que la théorie! Vive la pratique! », ce qui fit bien marrer tout le monde, bien qu’elle ne fût pas si sûre elle-même de la signification de cette expression qu’elle avait entendue pour la première fois ce soir-là.
« Tu ne veux pas savoir comment j’en suis arrivée là? » demanda-t-elle à son mari tout en crachant du sang à travers les trous laissés par ses dents de devant.
« Non », répondit-il fièrement, convaincu que la nonchalance était le summum de la romance.
Jenny Zhang est l’auteure derrière la collection de nouvelles Sour Heart et le recueil de poésie Dear Jenny, We Are All Find.
- Texte: Jenny Zhang
- Photographie: Jenny Zhang