Bonne nature
Alexis Okeowo sur l’art de sortir dehors pour mieux regarder vers l’intérieur.
- Texte: Alexis Okeowo
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard

Le mois dernier, j’étais étendue sur le patio d’un chalet que j’avais loué avec des amis dans les Catskill Mountains, défoncée sur l’acide, observant les feuilles plus vertes que vertes ondoyer contre le ciel plus bleu que bleu. Mes amis et moi avions formé une famille de quarantaine, au tout début du confinement, et on se réunissait souvent sur Zoom, ou plus rarement dans un parc pour flâner ensemble, question de se rassurer mutuellement alors que notre monde n’était plus que deuil et confusion. Quand la crise sanitaire s’est transformée en soulèvement racial, on s’est échangé des conseils sur la manière de rester fonctionnels à travers cette énième vague de meurtres gratuits perpétrés contre les Noirs. Mais pendant la majorité de cette journée sous acide, j’ai nagé dans une mer délirante de calme–le genre de paix que je n’avais pas ressentie depuis le début de la pandémie, et qui était devenue d’autant plus élusive après que les manifestations contre la brutalité policière sont devenues chose du quotidien.
Dans les Catskills, j’ai réfléchi à ce que ça signifiait d’être en sécurité, et à comment cette définition se transformait en fonction de notre identité. Les matins, j’enquêtais sur le mouvement pour l’abolition de la police, interviewant des sources sur les façons dont les groupes criminalisés–les personnes noires, pauvres, sans domicile fixe, aux prises avec des problèmes de santé mentale, sans-papiers et travailleuses du sexe–étaient désavantagées d’emblée face aux forces de l’ordre, incapables d’échapper à l’acharnement de l’état, peu importe la réforme. Pendant qu’on discutait, de ma chambre, je regardais dehors, vers l’enchevêtrement luxuriant d’arbres et de buissons qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, admirant la manière dont les blonds rayons du soleil faisaient briller mes draps.
Les après-midis, je sortais marcher, courir ou prendre un bain de soleil, à l’abri du virus et de la police. S’enfuir dans la nature était un plan d’évacuation qu’on avait élaboré en mai; un havre de paix où on ne serait pas forcés de constamment réfléchir aux façons dont le fait d’être Noirs, de couleur et queer nous rendait vulnérables. (Et pour le seul homme blanc hétéro du groupe, une pause de devoir réfléchir à des moyens de nous protéger.) Être dans les bois, plutôt que dans la rue, serait la panacée.
Le vendredi précédent notre départ vers le nord de l’État à bord d’une voiture de location, j’avais participé à l’un des premiers d’une vague de rallies ayant eu lieu à New York cet été; une amie journaliste noire m’avait texté qu’elle était tout près et on avait décidé de s’y rendre–pas en tant que journalistes, mais pour manifester. J’ai dû retenir mes larmes à différents moments durant la marche; alors qu’on descendait une rue résidentielle idyllique en direction de Ft. Greene Park, entourée de gens qui criaient que les vies Noires comptaient, puis debout sur une colline, dans le parc, en observant la foule immense, juste avant que les policiers n’attaquent une fois de plus les manifestants.

En arrivant au chalet, haut perché au fond d’une route privée, niché au milieu d’une épaisse verdure et loin des voisins, on est entrés, abasourdis. De nuages duveteux flottaient dans le ciel; le chemin était bordé de grands champs de fleurs roses et jaunes, de granges rouges et de troupeaux de vaches nonchalantes. Chaque maison était sécurisée, clôturée. De nombreuses pancartes menaçaient les potentiels intrus de graves conséquences. Durant les premiers jours, on a réalisé plusieurs choses. Il nous était impossible d’éteindre les nouvelles. Les émeutes s’étaient intensifiées, à New York, si bien que le maire avait imposé un couvre-feu. Tout le monde au chalet se sentait un peu inutile, comme si on était en train de passer à côté du combat de nos vies. On est donc allés prendre des marches en groupe, on a cuisiné, bu, discuté de politique et de relations, et regardé d’un trait toute la série de films American Nightmare.
On a aussi remarqué de nouveaux dangers. Ces pancartes néon qui repoussaient les étrangers à coup d’«accès interdit!» étaient omniprésentes, sur les troncs d’arbres, dans les champs et jardins, au bout des chemins de gravier et près des plans d’eau. Si une touriste urbaine se rendait en campagne en croyant échapper à l’hostilité, elle serait forcée de revoir sa position. Après tout, les Noirs américains ont toujours craint l’hostilité blanche dans les espaces naturels. Durant la ségrégation, les Noirs qui visitaient les parcs urbains, piscines et plages se faisaient harceler, attaquer et interdire l’entrée. Carolyn Finney, autrice de Black Faces, White Spaces: Reimagining the Relationship of African Americans to the Great Outdoors, a étudié l’invisibilité historique des personnes noires dans la nature. «On pense souvent aux grands espaces verts comme étant relativement bénins, dans les conversations portant sur la race, le pouvoir et le privilège. Mais quand les lois de Jim Crow étaient en place dans ce pays, elles ne s’appliquaient pas qu’aux restaurants et aux cinémas. Elles s’appliquaient également aux plages et aux autres espaces extérieurs, explique Finney dans une entrevue avec The Philadelphia Enquirer. Regardez l’histoire de l’environnementalisme, ajoute-t-elle, et vous verrez Henry David Thoreau qui part vivre en forêt. Et bien, c’est parce qu’il se sentait suffisamment en sécurité pour le faire.» Dans son livre, Finney examine les récits que se raconte notre pays au sujet de la nature; qui y appartient, qui la possède. Et à qui on a bien fait comprendre que l’accès leur était interdit.
«S’enfuir dans la nature était un plan d’évacuation qu’on avait élaboré en mai; un havre de paix où on ne serait pas forcés de constamment réfléchir aux façons dont le fait d’être Noirs, de couleur et queer nous rendait vulnérables.»
On a blagué sur le fait d’avoir besoin d’un homme blanc dans notre groupe pour nous escorter durant nos courses, avec en tête l’histoire d’Ahmaud Arbery. Quand je suis partie courir pour la première fois, seule, j’ai été soulagée de voir une grange ornée d’une pancarte «Black Lives Matter»; je me suis arrêtée pour la prendre en photo. Chaque fois que je croisais des voisins blancs, dehors, je répondais à leurs signes de la main en arborant mon plus beau sourire.
Les récits que se raconte notre pays concernant les habitants de la «véritable Amérique» sont souvent faux et réducteurs–les régions rurales sont aussi Noires, Latino, immigrantes et pauvres qu’elles sont blanches et agricoles. J’écrivais un livre sur cette même idée, en me concentrant sur l’Alabama, mon état natal. J’avais l’habitude, et j’adorais, saluer et interagir avec mes voisins quand je les croisais au gré d’une marche ou d’une course à l’extérieur. Malgré tout, je me demandais ce qui se passerait si je devais un jour omettre de leur envoyer la main, de sourire, de poser un petit geste pour signaler que je n’étais pas, du moins à ce moment-là, une menace–le genre de personne noire avec qui ils pouvaient se sentir en sécurité. Serais-je alors en danger?
Les personnes noires méritent ceci, ai-je dit à ma meilleure amie, alors qu’on roulait sur le chemin de campagne montagneux séparant le chalet d’une pizzeria située dans le village voisin. Le trajet donnait l’impression de skier sur de longues pentes aux cheveux verdoyants. Ses yeux plongés dans le ciel violet, mon amie a acquiescé. On s’est senti chanceuses d’être dans le plus bel environnement qu’on avait vu depuis longtemps, durant la pire période qu’on avait jamais connue.
Alexis Okeowo est journaliste chez The New Yorker.
- Texte: Alexis Okeowo
- Date: 5 août 2020
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard