Les courants générationnels
de Lauren Halsey
L’artiste s’exprime sur les affaires civiques, les esthétiques et la communauté de South Central.
- Texte: Essence Harden
- Photographie: Heather Sten
- Images gracieusement fournies par: David Kordansky Gallery et le Museum of Contemporary Art de Los Angeles

L’artiste de Los Angeles Lauren Halsey lutte pour le bien. Cette lutte consiste à comprendre l’étendue et la gravité du colonialisme (comme empire, stratégie anti-noire, symbole d’inégalité mondiale et acte de destruction). À faire naître des environnements fondés sur le bonheur, la libération et la durabilité. À ignorer le fil d’arrivée et à mener une suite d’actions infinie pour se rappeler à travers ses efforts que le moment présent, dans tout son effroi et son chaos, est un glorieux chantier d’ingéniosité. L’artiste multimédia et disciple du funk cartographie sa vision du foyer noir avec des structures architecturales, des gravures hiéroglyphiques, des objets d’archives et des montages depuis plus de dix ans. Halsey se sert d’objets trouvés et d’œuvres faites à la main pour cultiver un sentiment d’urgence civique. Le quartier South Central de Los Angeles, son lieu de résidence actuel et celui de sa famille depuis plusieurs générations, ancre et guide ces projets dans lesquels elle construit des univers en évoquant les images, les ralentissements et les visions funk qui font partie du vernaculaire noir.

Lauren porte chemise Comme des Garçons Homme Plus et pantalon Dries Van Noten. Image précédente: Lauren porte chemise Comme des Garçons Homme Plus et pantalon Dries Van Noten.
Comptant des expositions, des prix et des consécrations à l’échelle mondiale, le CV de Halsey est imposant. Elle a présenté ses œuvres au MoCa, à la Fondation Louis Vuitton, à la galerie Jack Shainman, à la galerie Jeffrey Deitch de Los Angeles, au Hammer Museum et à la galerie David Kordansky, entre autres. Ses prochains projets paraîtront au Underground Museum et à la Serpentine Gallery. En plus d’avoir réalisé une résidence d’artiste au prestigieux Studio Museum in Harlem, Halsey a reçu le prix Mohn pour «The Crenshaw District Hieroglyph Project», le monument éblouissant qu’elle a créé dans le cadre de l’exposition Made in LA en 2018. Halsey produit des œuvres avec et pour la communauté en collaborant avec ses amis, sa famille et sa conjointe Monique McWilliams. Le centre communautaire Summaeverythang est le point culminant de son esprit de famille et de son dévouement à son lieu d’origine. D’abord conçu pour accueillir différentes activités de groupe destinées aux jeunes, Summaeverythang contribue maintenant au domaine de l’alimentation en faisant office de site d’emballage pour boîtes d’aliments gratuits et biologiques issus de l’agriculture soutenue par la communauté.
Halsey montre le bon exemple. Son ardeur est irrépressible. Elle prouve qu’en dépassant les limites de ce qui est considéré comme approprié, on accède aux idées les plus spectaculaires. Alors que nous anticipons collectivement la période à venir, j’ai discuté avec Halsey pour nous rappeler qu’on peut toujours mettre le présent à profit.
Essence Harden
Lauren Halsey
Ton centre communautaire, Summaeverythang, est devenu un site de distribution alimentaire. Comment envisages-tu le rapport de tes explorations artistiques de l’architecture avec la nourriture et l’alimentation?
J’ai toujours su que je ne pouvais pas contraindre la production de mes sculptures et leur dimension architecturale à un cadre institutionnel. Je dois trouver un moyen de ramener ma pratique dans la rue. C’est ce que j’ai toujours voulu faire et j’ai l’impression que je m’approche de ça. Je suis ultra motivée à l’idée de créer des structures, des sculptures et des moments multifonctionnels animés par les personnes de couleur.
J’essaie de trouver de nouveaux paradigmes pour instiller un peu de funk aux espaces de South Central et de conférer des fonctions entièrement inédites à ces lieux pour refléter les besoins et les intérêts de mon public. C’est la mission que je donne maintenant à mes sculptures. Je veux qu’elles existent dans ces conditions, et non qu’elles soient simplement vues, observées, visitées, critiquées, puis démontées.

À gauche: Lauren Halsey, The Black History Wall Of Respect, 2020, vinyle, acrylique et miroirs sur bois, 120 x 97 x 49 pouces (304,8 x 246,4 x 124,5 cm). Au centre: Lauren Halsey, they got lil bit, 2013, technique mixte, 48 x 96 pouces (121,9 x 243,8 cm). À droite: Lauren Halsey, WAZ UP!, 2020, acrylique, vinyle, tube en acier avec gainage en aluminium, DEL et alimentation électrique, 144 x 60 x 30 1/4 pouces (365,8 x 122,6 x 76,8 cm), 1/3 avec 2EA.

Lauren Halsey: we still here, there, du 4 mars au 3 septembre, 2018, Museum of Contemporary Art, Los Angeles sur Grand Avenue, Photographie: Zak Kelley.
Dans une entrevue avec Douglas Kearney au sujet de Summaeverythang, tu cites Toni Morrison: «Que les gens noirs dépendent des médias et du gouvernement, c’est insensé, ridicule, enfantin et insultant… Auparavant, on n’avait pas à attendre des ordres.» Morrison, comme le funk, semble être une des pierres d’assise de ta pratique. Peux-tu m’en dire plus sur leur contribution aux fondements théoriques de ta démarche artistique?
Sa voix est toujours dans ma tête. Dans plusieurs de ses enseignements et de ses essais, [elle dit] qu’une fois qu’on sort notre point de vue de notre tête, le monde s’ouvre à nous. Et c’est très tôt devenu le canon auquel j’ai voulu répondre, peu importe ce que je faisais. Ne pas laisser le passé et tout le désordre affecter mon travail, mon rythme ou ma poétique. C’est là que le funk entre en jeu, parce que le funk est une récompense personnelle. On ne peut pas s’en passer.
La liberté et les possibilités du funk nous permettent d’accéder au plus profond de nous et à notre entéléchie funk. C’est un rythme qui nous appartient. Cette idée-là, la voix de Toni Morrison, Mme Lauryn Hill et d’autres pionniers de l’art visuel qui m’inspirent par leur aplomb et leur audace étaient et sont encore le fondement de ma pratique.
Qu’est-ce que ça a représenté pour toi cette année, une année totalement chaotique? Dans ce cas-ci, je vois le funk comme un type d’ontologie noire.
Quand tout a dû cesser d’un coup, je me suis dit: «Merde. Ça se passe vraiment.» South Central – le côté est en particulier – traversait déjà une crise alimentaire avant le coronavirus. Le quartier était tellement persécuté, tellement négligé, mais la bureaucratie ne faisait rien pour aider à ce moment-là.
Je me suis dit que ce serait vraiment cool de contourner la chaîne d’approvisionnement alimentaire en allant directement au meilleur marché public du pays et en contactant tous les agriculteurs du comté pour offrir de beaux fruits et légumes frais et riches en nutriments gratuitement aux gens du quartier.
On a fait beaucoup de gaffes pendant les deux premières semaines. On n’avait aucune idée de ce qu’on faisait. C’était un fouillis. Je ne sais pas si j’y ai pensé consciemment, mais cette idée fait à présent partie de moi: «Toni Morrison dit qu’il faut continuer d’avancer.» J’y crois, je crois en elle, je crois en mon équipe et j’ai vu les résultats. Depuis, on ne fait qu’avancer. Environ 35 semaines plus tard, nous sommes devenus des experts. On essaie maintenant d’agrandir le projet, mais on le fait petit à petit parce que je ne veux pas épuiser tout le monde. C’est une belle expérience.
En te rencontrant, j’ai aussitôt rencontré tes proches, ta famille et ta conjointe. L’amitié et la parenté sont au cœur de beaucoup de tes œuvres, et en entrant dans ton espace, on découvre des amitiés de 25 ans, ainsi que ta compagne de vie. On découvre ta famille. Peux-tu parler de l’inspiration que tu tires de tes amitiés et de tes affinités pour produire de l’art et faire ce que tu fais?
Si j’étais peintre, ce serait différent. Si j’étais photographe, ce serait différent. Mais puisque je crée des installations (intentionnellement) intenses et maximalistes, j’ai besoin de gens. Et je l’ai appris très tôt, quand j’ai créé un char pour la parade du jour de Martin Luther King en 2016; ça s’est produit naturellement après que mes amis m’ont proposé de l’aide. Aucun d’entre eux ne s’intéressait à ça jusqu’à ce jour-là. Ce sont des rappeurs, des hustlers. L’un d’eux était camionneur. Ils ont vu que je galérais et, parce qu’ils m’aiment, ils m’ont demandé: «Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider?»
C’était la recette parfaite. Et ça a été l’interaction la plus expressive de ma pratique artistique. Lorsque mes amis et ma famille participent à mes projets, ils les placent dans leur perspective de South Central, dans l’histoire de cet endroit et dans une certaine époque, avec leur préférence pour une certaine palette, parfois pas la même que moi, d’autres fois oui. Quand ça arrive et que je rassemble toute cette énergie, l’œuvre s’épanouit et devient une expérience à part entière.
Je crois que c’est essentiel à la création de portraits et de représentations à la fois authentiques, complets et libres d’un endroit. Que ma grand-mère, qui a passé les années 30 et les années 40 à traîner sur Central Avenue, mette la main à la pâte, tout comme mon cousin de huit ans et mes amis qui sont des hommes noirs de South Central, ça fait en sorte que le projet nous appartient tous, ce qui est important pour moi. Avoir un studio qui réunit un tas de gens, qu’ils aient une «expertise» artistique ou non, ça renforce notre communion et notre solidarité.

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L’ambiance qui se dégage de ce que tu bâtis et de ce que tu fais atteint un niveau qui n’a pas eu de pareil dans la sphère publique depuis longtemps.
Je pense que ça m’est facile parce que je viens d’ici et que je crée ici. Mon studio et mon centre communautaire sont à trois pâtés de maisons d’où on a tous grandi. Mes parents habitent encore là. Travailler près de chez soi, ça simplifie beaucoup les choses. Mais le travail n’est pas facile. C’est incroyablement difficile et laborieux, mais c’est amusant.
Que signifie la Californie pour toi, en matière de généalogie noire et de géographie?
Les familles de ma mère et de mon père ont toutes les deux atterri ici à la suite de la grande migration. Hériter tout leur bagage narratif, leur histoire, leurs images, leur philosophie, leurs mythes, leur fierté, leurs choses et leurs souvenirs, puis consacrer ma vie au service des autres au centre-ville de South Central, où nous habitons, ça a une valeur inestimable pour moi.
Ma grand-mère m’a hébergée pendant mes études à CalArts. J’habitais dans son garage, et elle m’a permis d’en faire mon propre portail, en quelque sorte. Elle m’a ensuite permis de construire mon installation pour MOCA dans sa cour. C’était délirant de faire ça à moins de deux kilomètres des Watts Towers et de réfléchir à la monumentalité, aux possibilités sans limites et à l’expansion de mes créations tout en ayant son soutien pendant que je construisais des sculptures avec 20 personnes derrière sa maison.

Lauren Halsey, My Hope, 2020, acrylique, émail et CD sur mousse et bois, 116 x 101 x 36 pouces (294,6 x 256,5 x 91,4 cm).

Lauren Halsey, latasha, 2020, technique mixte sur mousse et bois à isolant métallique, 48 x 48 x 48 pouces (121,9 x 121,9 x 121,9 cm).

Installation de Lauren Halsey, David Kordansky Gallery, Los Angeles, du 25 janvier au 14 mars, 2020, Photographie: Jeff McLane.
Qu’est-ce qui t’a poussée à choisir la galerie David Kordansky comme espace pour présenter et construire l’installation?
Je viens d’une famille typique de la classe ouvrière. C’était une très belle expérience sur le plan familial, mais je ne pouvais pas continuer de demander 20$ à ma mère, à ma grand-mère, à mon père, à ma tante et à mon oncle pour aller chez Home Depot. C’est très vite devenu fatigant. J’ai réalisé que pour produire des œuvres à l’échelle que je voulais, j’allais avoir besoin d’une structure qui me permettrait de professionnaliser ma pratique au lieu de simplement créer des choses et de les ranger sous mon lit. J’ai réalisé que je devais rentabiliser ma pratique, tout en conservant mon autonomie, mon intégrité et une conscience tranquille, pour créer et entretenir les programmes sociaux qui m’intéressaient, comme un centre communautaire autodirigé et autofinancé par mes amis et moi. Ce ne serait pas possible autrement.
En ce qui concerne cette installation, je voulais créer quelque chose en hommage à ma grand-mère paternelle, une des personnes qui m’a donné ses derniers 12$ pour que je puisse faire quelque chose ou me rendre quelque part en bus. Elle n’a jamais pu voir une de mes installations parce qu’elle est décédée quand j’ai commencé mon programme à CalArts. Cette exposition était dédiée à sa vie à Los Angeles, qu’elle aimait beaucoup.

Lauren porte chemise Comme des Garçons Homme Plus et pantalon Dries Van Noten.
Ça me rappelle «Skyrise for Harlem» de June Jordan et ce genre de vision de ce qu’un paysage architectural noir pourrait offrir: l’art et l’accès à de la nourriture et à des ressources en formaient une partie intégrante. Relativement à ton art et à ta manière d’imaginer ces espaces pour accueillir des personnes noires, je vois cette extension dans le domaine de l’alimentation comme un geste direct dans une grande démarche caritative visant à nourrir les autres et à leur offrir des soins et du répit. Ça ne sort pas de nulle part. C’est enraciné en toi et en ton désir de maintenir une communauté.
Je rêve de créer un genre de fiducie foncière communautaire pour nous permettre de concevoir le type de bâtiment extravagant dans lequel j’aurais envie de vivre si j’habitais dans un refuge; pour nous encourager à composer des œuvres puissantes pour les jardins de sculptures de nos quartiers; pour nous aider à bâtir des grottes superbes dans lesquelles on conserverait nos archives, mais aussi nos propres jardins et des espaces récréatifs et éducationnels autodirigés pour favoriser notre développement.
Essence Harden est conservatrice indépendante et candidate au doctorat (Université de Californie à Berkeley). Elle vit à Los Angeles.
- Texte: Essence Harden
- Photographie: Heather Sten
- Images gracieusement fournies par: David Kordansky Gallery et le Museum of Contemporary Art de Los Angeles
- Traduction: Liliane Daoust
- Date: 22 janvier 2021