L'horizon
littéraire de
Don
DeLillo

L’écrivain reclus dit tout par son silence.

  • Texte: Lauren Michele Jackson
  • Illustrations: Skye Oleson-Cormack

Don DeLillo a écrit un récit qui se déroule lors d’une fête organisée en l’honneur du Super Bowl. La dernière fois qu’il y a eu un rassemblement d’importance dans notre appartement, le deuxième seulement depuis le début de notre bail, c’était à l’occasion du Super Bowl LIV. Le premier – organisé pour le LIII – avait été joyeux et bien arrosé, mais notre enthousiasme avait fini par s’émousser à cause de la chaleur qui régnait dans la pièce trop remplie de gens que j’adore, peu désireux de se réunir ailleurs qu’autour de notre écran de soixante-cinq pouces, et des deux équipes qui avaient cédé sous la pression de la victoire au risque d’offrir un match peu palpitant.

Février 2020 m’a semblé plus exubérant, ou peut-être était-ce seulement parce que j’avais troqué la sangria de l’année précédente pour un savant mélange de mousseux bon marché et de jus d’orange. J’ai attendu que les invités remarquent mon t-shirt MAHOMES II, fruit des Red Raiders de Texas Tech, celui-là acheté seconde main après que le premier vendeur ait émis des doutes quant à sa capacité de me livrer ma commande à temps. (Il y est arrivé, bien entendu, ce qui fait que je possède maintenant deux t-shirts.)

Cependant, tout comme la dernière fois, le plaisir anticipé a laissé place au déjà-vu: ce mélange unique de vétérans gériatriques, de gros camions et de carrures imposantes dont seule la Ligue nationale de football connaît le secret. Même pour le spectacle de la mi-temps, les rumeurs quant aux invités spéciaux – qui ne se sont pas avérées, en fin de compte – ont semblé soulever les passions bien davantage que les têtes d’affiche annoncées. On a parlé tout le long, papotant, mâchant; les boissons posées çà et là de telle sorte que j’allais encore découvrir des canettes vides de Claw et de Lite plusieurs jours plus tard.
Pour les non-initiés, DeLillo est l’exemple parfait de «l’écrivain favori des écrivains» – ou du moins l’un des rares écrivains vivants jouissant d’une telle réputation. Le genre d’écrivain qui, lorsqu’un journaliste lui dit qu’il est la coqueluche des autres écrivains, répond en se décrivant comme «quelqu’un qui écrit des phrases et des paragraphes». Il cultive une aura de mystère vraisemblablement hors norme dans un univers littéraire où l’on ne laisse pas une pandémie mettre un frein à une tournée de promotion internationale, appelant Zoom à la rescousse.

Les mots de DeLillo, pour leur part, se retrouvent rarement ailleurs que dans ses livres, lesquels sont pour la plupart des œuvres de fiction, et principalement des romans. Il se retire – autrement dit, il vit sa vie («On a dit que j’étais un "reclus" des centaines de fois alors que je ne suis aucunement de cette espèce», a-t-il dit au Washington Post en 1992) –, puis refait surface avec un langage neuf, reconstruisant phrase par phrase, paragraphe par paragraphe, des thèmes tissés de sentiments véritables sur le fonctionnement de tout ça.
DeLillo est un romancier qui appartient à une branche de la profession qui, bien qu’elle ne semble exister que depuis très peu – celle du romancier littéraire professionnel –, a déjà engendré toute une ribambelle de stéréotypes. White Noise, une nouvelle signée Emma Cline, s’est approprié le titre du roman de campus de 1985 à l’origine du succès de l’auteur. Dans le récit de Cline, un cadre d’Hollywood dénommé Harvey – son nom de famille n’est pas mentionné, et n’a pas besoin de l’être – rencontre un homme qu’il croit être Don DeLillo, et envisage dès lors un «retour» misant sur une adaptation magistrale de son «livre impossible à porter à l’écran», White Noise. S’il ne connaît rien du livre, Harvey «sait toutefois qui est DeLillo», explique Cline dans une entrevue avec Willing Davidson du New Yorker à propos de l’intrigue de sa nouvelle. «[Il] comprend vaguement l’attrait de Don DeLillo et voit le fait d’être associé à un écrivain appartenant à la royauté littéraire comme une forme de protection sociale et professionnelle, une manœuvre tactique.» Tandis qu’il tombe en disgrâce, Harvey repense à sa vie. «Il y eut un temps où plus personne ne retournait ses appels» tandis que d’autres «se ruaient pour remplir le vide. Assistaient à ses fêtes en l’honneur du Super Bowl...»
C’est une simple coïncidence que The Silence, le dix-septième roman de DeLillo, terminé tout juste avant le début de la pandémie si l’on en croit le texte, arrive à l’aube du déclin momentané du football américain. Contrairement au battage publicitaire qui l’entoure, le Super Bowl privilégie ses agnostiques. Même ceux qui esquivent son étreinte dégoulinante de Gatorade tendent à le faire avec ferveur, incapables de vaquer à leurs activités parallèles sans faire au moins allusion à ce match qui se déroule ailleurs, c’est-à-dire partout. Comme pour tous les autres passe-temps typiquement américains – pas le baseball que personne ne regarde, mais le racisme et les émeutes – vous y participez, que vous le vouliez ou non. Il était donc inévitable que DeLillo s’intéresse à cet événement culturel qui offre, comme il l’a lui-même dit à Rafe Bartholomew en 2011, la «somptueuse suggestion d’un désir de mort national».
Il n’est pas étonnant que DeLillo soit attiré par ce scénario, celui d’une pièce remplie de gens – multipliez cela par des millions – hypnotisés par le grand match. Nombre de ses romans s’intéressent à ce qu’on pourrait appeler les conspirations de masse ou, plus simplement, l’idéologie de masse, au sens althussérien. Comme tous les romans, direz-vous. Sauf que DeLillo a écrit une quantité considérable de ceux-ci, décrivant l’atmosphère des États-Unis à travers différents prismes – l’athlétisme, les services de renseignement gouvernementaux, le monde universitaire, les cultes, les affaires – avec un pessimisme inquiet induit non seulement par l’industrie de la littérature, mais par l’idée que l’on se fait de celle-ci.

Il cultive une aura de mystère vraisemblablement hors norme dans un univers littéraire où l’on ne laisse pas une pandémie mettre un frein à une tournée de promotion internationale, appelant Zoom à la rescousse.

Au début du roman, Jim Kripps et Tessa Berens, l’un des deux couples mariés de l’histoire, sont au-dessus de l’Atlantique. Ils se sont envolés de Paris pour aller aux États-Unis, à Manhattan plus précisément, à une fête pour le Super Bowl LVI pour être plus précis encore. (Ceux à qui rien n’échappe auront deviné que l’action se passe donc en 2022.) Ils ignorent tout de leur destination: elle, une personne de couleur («foncée», avec des «origines antillaises-européennes-asiatiques»), est tout aussi lasse du match qui s’en vient que du vol en cours. «Dans une autre vie, ça l’aurait peut-être intéressée», indique le narrateur, mais dans cette vie, elle «aurait voulu être là où elle allait sans avoir à vivre cet épisode intermédiaire». Lui, pas nécessairement blanc, mais probablement blanc, oublie d’abord qui les Titans du Tennessee affronteront ce soir, puis le nom de l’équipe adverse lui revient: « Les Seahawks, bien sûr.»
Sur la terre ferme, l’autre couple marié, Diane Lucas et Max Stenner, se soumet au rituel passif de l’attente. «En attente devant le téléviseur avec écran géant», leur stagnation est soutenue par un autre rituel, plus grandiose – celui de l’avant-match. «Deux équipes, onze joueurs dans chaque équipe, un terrain rectangulaire de cent yards de long, des lignes et des poteaux de but de chaque côté du terrain, l’hymne national chanté par quelqu’un de semi-célèbre, six Thunderbirds des forces aériennes des États-Unis striant le ciel au-dessus du stade... Des publicités ("bière, whisky, cacahuètes, savon et boisson gazeuse"), des annonces du diffuseur, du blabla d’avant-match...» Ce genre de description traînante informe le lecteur que quelque chose va se produire, que la scène va virer au drame.
Mais l’histoire ne se réduit pas aux sons échangés entre conjoints ou entre connaissances, parce que Martin, un ancien étudiant de Diane, du temps qu’elle était professeure de physique, est présent lui aussi. Diane et Martin sont là, mais ne participent pas, contrairement à Max, un personnage qui s’investit dans le match parce qu’il le voit comme un investissement, parlant tout haut dans un autre jargon: celui des paris. Diane remplit pour lui le rôle d’analyste sportive. Martin n’arrive pas à parler d’autre chose qu’Einstein. Chacun est son propre observateur actif et son propre consommateur passif, si tant est possible dans une pièce où un match de football est en cours. Peu importe: ce quelque chose qui devait arriver arrive: l’écran vibre, un avion s’écrase, le téléviseur s’éteint. S’ensuit un roman.
Heureusement que DeLillo abandonne le Super Bowl, après tout. Un peu comme mon copain et moi, il délègue volontiers une part de la direction de scène pour attirer des corps adultes dans un espace. Sans blague, la LNF et tout ce qui s’y rattache – y compris les entraîneurs et les joueurs – ne se prêtent pas facilement à la parodie. L’hypocrisie et le baratin ne sont pas des révélations; à force de parler encore et encore de marketing et de choses semblables, on prêche à des convertis le dos tourné. Je saurai que quelque chose ne tourne pas rond quand je ne verrai pas au moins cinq couples de race mixte danser au son de This Land Is Your Land sur le capot d’un camion Yukon XL longeant le Pacifique. Et qui peut se mesurer à cinq couples de race mixte dansant sur le capot d’un Yukon? DeLillo a la sagesse de ne pas tenter le coup. Des cendres d’un objet diminué – le Super Bowl – s’en élève un autre, plus mortel encore: un virus. Grâce à ce qui ne peut être qu’une révision de dernière heure, la COVID-19 reçoit une mention honorable, glissée dans l’une des nombreuses récitations de catastrophes quotidiennes tenant lieu d’atmosphère contemporaine.
The Silence escorte tous ses personnages dans un seul appartement et, pendant un temps, dans une seule pièce, pour les voir se débrouiller face à un fiasco sans l’aide des technologies faiseuses de sens, des médias audiovisuels ni de tout ce à quoi on peut accéder à l’aide d’un téléphone intelligent. Pendant un moment, Max, figé sur place, fixe l’écran et débite des clichés sportifs et publicitaires dans un style qui rappelle l’un des sketchs de la trilogie des publicités de pizzas pochettes Totino’s de SNL. On voit dans ces parodies une épouse banlieusarde à l’enthousiasme insupportable le jour du «grand match» dont la raison d’être, si l’on en croit les publicités, est de subvenir aux désirs gastronomiques juvéniles de, comme le dit en souriant l’actrice Vanessa Bayer, «ses hommes affamés». Dans l’un des sketchs, Totino’s a la bienveillance de fournir à l’épouse servile un ensemble d’activités pour enfants afin que celle-ci ait de quoi s’occuper entre deux services. Dans un autre, la sœur d’un ami de son mari, une Française dénommée Sabine incarnée par Kristen Stewart, lui fait découvrir un nouveau pan de sa sexualité. Dans un autre, le deuxième de la série, le boniment de l’épouse est interrompu par les cris et les grognements synchronisés de ses hommes affamés – Go go go go touchdown! Aw, fumble! Go go go go touchdown! Aw, fumble! Le femme découvre, horrifiée, que tout ce temps ses hommes affamés regardaient un téléviseur éteint. La dégénérescence évoquée dans cette scène est identique à celle du Max de DeLillo, qui scande dans le vide: «Dé-fense. Dé-fense. Dé-fense.» Diane, l’épouse, se retire alors à la cuisine – ou peut-être s’agit-il d’un rêve éveillé – pour un tête-à-tête avec son ancien étudiant trentenaire qui ne cesse de réciter des mots-clés de l’Anthropocène. Martin, cependant, n’est pas tout à fait le pendant masculin de Kristen Stewart dans cet épisode Totino-esque.
La société qui voit un autre Super Bowl, et qui plus est un Super Bowl qui a apparemment eu lieu l’année précédente, semble avoir maîtrisé le virus fictif – «le fléau» demeure un «vif souvenir», mais n’en est pas moins un souvenir. Jadis unis par un événement, désormais liés par un autre, je peux imaginer que les membres d’un foyer en quarantaine perçoivent le reflet de leur propre pensée dans la bouillie intellectuelle fragmentée étalée allègrement dans ce roman qui emprisonne ses personnages sous de faux prétextes. La bouillie prend des allures de Twitter:

La course aux armements sur Internet, les signaux sans fil, la contre-surveillance.
«Violation de données, dit-il. Cryptomonnaies.»
Il prononce ce dernier mot en regardant Diane droit dans les yeux. Cryptomonnaies.

Elle construit le mot dans sa tête, sans trait d’union.
Ils se regardent maintenant.
Elle dit: «Cryptomonnaies.»
Elle n’a pas besoin de lui demander ce que ça signifie.
Il dit: «De l’argent qui court dans tous les sens. Pas un nouveau développement. Aucune norme gouvernementale. Un chaos financier.»
«Et ça va arriver quand?»
«Maintenant, dit-il. Depuis un moment déjà. Et ça va continuer. Les cryptomonnaies.»
«Maintenant.»
«Crypto», dit-elle, s’interrompant, sans quitter Martin des yeux. «Monnaies.» Quelque part dans toutes ces syllabes, quelque chose de secret, de clandestin, d’intime.

Peu importe qui dit quoi et à qui. Quel est le contexte ici? Je vous l’ai déjà donné. Le contexte est un écran éteint, bien plus que la mystérieuse calamité qui en est la cause. Il est possible que l’écran éteint soit survenu le premier. «Du seul écran éteint dans cet appartement à la situation qui nous entoure», dit l’une des épouses. Ce n’est pas une peur de millénial. Nous avons tué la télévision et trouvé autre chose. Si seulement un événement d’ordre cosmique pouvait réellement mettre fin à cette chose que j’essaie sans succès de faire chaque matin avec toutes ces interfaces. Le néant vaut mieux que la situation actuelle. The Silence prétend qu’il est déjà trop tard, nous laissant des listes et des bribes d’un ancien savoir qui pourraient ou non s’avérer utiles dans un monde à venir, mais peut-être que l’événement survient à point nommé.

Lauren Michele Jackson est professeure adjointe d’anglais à l’Université Northwestern et l’auteure de White Negroes: When Cornrows Were in Vogue & Other Thoughts On Cultural Appropriation. Elle vit à Chicago.

  • Texte: Lauren Michele Jackson
  • Illustrations: Skye Oleson-Cormack
  • Traduction: Camille Desrochers
  • Date: 8 octobre 2020