FakeYeezyBoosts : l’accro du mème

Le créateur compulsif nous parle de sa dépendance aux « likes » et de l’importance de Lil B.

  • Texte: Adam Wray
  • Images gracieusement fournies par: FakeYeezyBoosts

Quand j’arrive près du repère de skateurs où nous nous sommes donné rendez-vous à Strathcona Park, dans l’est de Vancouver, j’essaie autant que possible de clasher avec le décor. J’espère me faire remarquer par le sujet que je viens interviewer (qui ne m’a jamais vu ni en vrai ni en photo, et dont j’ignore le vrai nom). Je lui envoie un texto et à l’instant même où je range mon téléphone dans ma poche, je vois quelqu’un s’avancer vers moi en me saluant. De l’autre bout du skatepark, j’entends quelqu’un crier : « Oh putain, est-ce que c’est bien FakeYeezyBoosts?!?! » C’est bon, ça va, ils se foutent de ma gueule. J’ai compris. Et ils ont bien raison. Après tout, je suis ici pour interviewer un mec à propos de ses mèmes, ce qui représente un étrange glissement entre le réel et le virtuel. Or, s’il y a longtemps que la frontière entre URL et IRL tend à s’effacer, le mème pourrait bien en être la manifestation la plus probante. Véritable emblème de cette décennie, le mème est viral. Participatif. Profondément et indubitablement référentiel. Il encapsule en quelque sorte tous les microcourants de notre microgénération.

Si le mème porte en lui-même la structure de notre époque, FakeYeezyBoosts – ou Cam pour les intimes – nous en révèle la substance. Depuis qu’il a lancé son compte Instagram en décembre 2016, il a bâti un corpus qui illustre les préoccupations banales d’un certain segment de la youth culture atteint d’un incurable sentiment d’ennui. Il descend en flammes les chasseurs de hype et les fashionistas extrêmes avec l’œil impitoyable de celui qui a lui-même beaucoup trop investi dans sa collection de sneakers. Il décrypte les liens entre technologie et santé mentale avec une précision chirurgicale, et étudie la mince frontière entre les fêtards et les toxicos avec une gravité fallacieuse, le tout présenté dans un style visuel puisant allègrement dans l’absurdité inhérente aux photos d’archives.

Après avoir discuté avec Cam, je lui ai demandé de créer quelques mèmes pour SSENSE, jeu auquel il s’est prêté de bon cœur.

Adam Wray

FakeYeezyBoosts

Quelle est la différence entre un mème et une blague?

Je ne suis pas prêt à dire que tous les mèmes sont nécessairement des blagues. Perso, la plupart des trucs que je produis ne me font même pas rire.

Je vois… Il y a un élément d’autodépréciation récurrent dans vos publications. J’ai l’impression que c’est un mécanisme humoristique très prisé par notre génération.

Définitivement. C’est une forme d’auto-analyse, en quelque sorte. Si je me permets de me moquer de quelqu’un qui s’est ruiné pour acheter une paire de baskets, c’est parce que je l’ai déjà fait moi-même. J’étais ce petit morveux qui voulait toutes les Jordans du monde. Après un certain temps, j’ai fini par me demander ce que ça m’apportait vraiment. Il n’y a rien de mal à vouloir se payer les fringues les plus cool du moment ou à suivre la dernière mode; j’essaie juste d’offrir une autre perspective et d’amener les gens à le voir sous un autre angle.

Le discours sur les mèmes est très centré sur la façon dont les grandes compagnies se sont approprié ce format pour se faire de la pub.

Tant que ces compagnies ne corrompent pas trop cette source de créativité pure pour servir leurs intérêts commerciaux, ça me laisse plutôt indifférent. Nous aurons toujours une longueur d’avance, de toute façon.

Un truc que j’adore à propos de la meme culture, c’est la vitesse à laquelle elle opère et qui en fait un univers pratiquement impénétrable pour quiconque n’y est pas activement impliqué. La plupart des mèmes qui ont un rayonnement super viral en ce moment seront sans doute totalement inintelligibles pour ceux qui les verront dans 15 ans.

Fort probable. Une bonne partie du contenu qui devient viral cible un public de 15-25 ans à la base. Ça a clairement quelque chose d’impermanent, mais c’est justement ce qui me plaît, pour être honnête. Je le vois plus comme un journal intime que comme un portfolio. C’est juste un moment figé dans le temps et qui est peut-être appelé à disparaître, et je vis très bien avec ça. L’internet est un circuit directement connecté à votre cerveau. Vous avez une idée? Vous pouvez la mettre au monde illico. Suffit d’une dizaine de minutes pour créer un mème sur votre téléphone et le publier. Avant, il fallait des logiciels comme Photoshop pour faire ce qu’on peut maintenant faire avec un simple iPhone. Je me souviens quand Lil B a commencé à sortir ses Based Freestyles par centaines. Ça me fascine de voir quelqu’un comme ça qui est capable de sortir tout ce qui lui passe par la tête, sans aucun filtre. Peut-être que c’est un peu compulsif comme comportement, mais bon.

Ça crée une dépendance.

Clairement. Et je crois que tous ceux qui disent le contraire mais qui passent leur vie à publier sur les médias sociaux sont des menteurs. Bien sûr qu’il y a un système de récompense là-dedans. Ça en fait même intrinsèquement partie. Les « likes » sont une forme de validation. Mais je ne sais pas si le fait d’en être conscient y change quoi que ce soit.

J’ai supprimé mon compte Twitter pendant un bref instant et ça m’a frappé de découvrir à quel point j’étais accro au fait de partager mes opinions critiques. Parfois, une pensée me passait par la tête et, même si ce n’était pas si drôle que ça, je devais faire quelque chose avec. À qui puis-je texter cette connerie que j’aurais normalement tweetée? À qui puis-je inséminer cette idée?

Je ressens définitivement cette même urgence de partager, de créer, de diffuser mes idées. Et je recherche définitivement la validation qui vient avec. Je me réveille le matin avec l’impression que je dois publier quelque chose. J’ai besoin de mon fix. Et bien sûr, ça me prend toujours plus de « likes » pour me satisfaire. C’est la même chose qu’être alcoolo ou junkie. Je ne suis pas spécialiste des dépendances, mais je ne serais pas étonné qu’on me dise qu’elles se recoupent, et que les « likes » titillent mes récepteurs de dopamine.

Les « likes » sont une forme de validation. Mais je ne sais pas si le fait d’en être conscient y change quoi que ce soit. 

Si tu relisais toutes tes publications les unes après les autres en les considérant comme un corpus de travail, crois-tu que tu verrais se dessiner une courbe de tendance?

Il y a certains thèmes qui reviennent souvent : la musique, la mode, la fête, la drogue. Mais j’y verrais surtout une cartographie de mes émotions. J’imagine qu’on peut voir ça comme une courbe. Si je relis 5, 6 ou 10 publications en ligne et qu’elles réfèrent toutes à des sujets similaires, je peux en déduire que je traversais un sale moment ou que j’avais la gueule de bois cette journée-là. En général, je publie mes mèmes dans la demi-heure qui suit leur création. Je ne les laisse pas mariner. 99% du temps, ça part d’une idée que je viens juste d’avoir, alors ils sont représentatifs de ce que je vivais à ce moment précis.

J’ai l’impression qu’avec ce genre de format, si une idée ne peut prendre forme en 30 minutes, alors peut-être vaut-il mieux réaligner le tir. Dis donc, je me demandais, pourquoi avoir choisi un tel nom?

D’abord parce que je crois que c’est accrocheur. Vous savez, toutes ces pubs de fausses lunettes Ray-Ban qu’on voit passer sur les médias sociaux? Eh ben c’est le même principe. Les gens vont se dire : « Oh wow, ils vendent sûrement des fausses baskets Yeezy Boosts, je vais les suivre ». Ça rejoint la youth culture. Ces jeunes qui ont grandi avec le hip-hop, le malaise ambiant dans lequel ils évoluent, tout ça, je connais. Cette crise d’identité qui vous pousse à faire tout ce que vous pouvez pour entrer dans le moule, alors que vous ne savez même pas dans quel moule vous voulez entrer. C’est le même combat que pour les hypebeasts et autres suiveurs de tendances : tout ce qu’ils veulent, eux aussi, c’est d’être comme les autres.

Ouais. En tout cas, perso, je trouve la 350 Boost un peu bizarre et peu accessible. En fait, j’aime vraiment le design, mais même si on m’en donnait une paire, je ne les porterais pas parce que ça m’embarrasserait que les gens pensent que j’ai fait la file pour acheter une paire de baskets.

Oui, mais tu pourrais te faire du pognon en les revendant. [Rires]

  • Texte: Adam Wray
  • Images gracieusement fournies par: FakeYeezyBoosts