16h45
ce vendredi-là
15 amis nous décrivent le programme d’une de ces journées tout en heures creuses.

Qu’est-ce que le temps? Quel jour sommes-nous, d’ailleurs? Mais si, les jours, rappelez-vous. Nous avons demandé à 15 artistes de mettre leur journée sur pause à 16h45 un vendredi et de nous dire précisément ce qu’ils étaient en train de faire, créant ainsi une sorte de journal intime collectif. À l’heure où tout semble irréel et fragile, peut-être est-ce notre seul point de repère que de choisir une minute et de la décrire.

Tavi Gevinson, autrice, éditrice et actrice
Aujourd’hui, à 16h45, je regardais pour la énième fois le play-back de Doug Middlebrook sur Carrie Fisher ridiculisant une femme qui l’avait indirectement interrogée sur son poids. Entre la respiration parfaitement synchronisée de l’un et le grain de voix de l’autre, la performance est tout simplement stupéfiante. Cela me donne envie de relire Bons baisers d’Hollywood, la meilleure œuvre d’autofiction de tous les temps. Ben Lerner? Qui ça? Rachel Cusk? Connais pas. Olivia Laing? Jamais entendu parler. Je plaisante: je les aime tous, bien sûr. Mais Bons baisers d’Hollywood est sans égal. Et la lecture parfaite en temps de confinement.


Maia Ruth Lee, artiste
Journée hyper tranquille. Voici Nima dans sa cabane de coussins après sa sieste, vers 16h45, et le voici en pleine inspection du téton de son père.

James Flemons, créateur de Phlemuns
À cet instant précis, je ne suis pas à la maison, et ça faisait des jours que ça ne m’était pas arrivé. J’ai une petite réunion au centre-ville de Los Angeles concernant la production de mes modèles et celle de masques pour la ville. Difficile de se déplacer sans céder à l’anxiété et à la paranoïa. Il faut dire que c’était déjà ma réalité quotidienne ces dernières années en tant que créateur, entrepreneur et copropriétaire d’une compagnie. Je suis heureux et j’ai beaucoup de chance: je ne suis pas forcé de mettre toute ma vie sur pause et mon travail contribue à limiter la progression du virus. Nos entreprises nous ont habitués à retomber sur nos pieds et à survivre aux situations les plus difficiles avec un minimum d’argent et de ressources. J’ai bon espoir que les choses s’arrangent. Mais je me demande dans quel état cette épreuve laissera le monde.

Josh Gondelman, comédien et auteur
Confinés comme le veut la politique new-yorkaise, ma femme et moi avons pris l’habitude de dîner à l’heure des poules. À 16h45, je venais donc de me lancer dans la préparation de notre repas du soir (si l’on peut vraiment parler de «soir»). Trois à quatre fois par semaine, je fais des œufs brouillés avec différents mélanges de légumes, de viande et de fromage. On dirait que j’ai fait ça toute ma vie. Je ne suis pas le meilleur des cuisiniers, mais j’ai enfin trouvé la température de cuisson idéale pour réaliser des œufs aériens et le moment parfait pour faire sauter le brocoli afin qu’il soit prêt juste à temps. Un vrai petit triomphe en cette période où toute réussite semble hors de portée.

Devan Díaz, autrice
Je pleure dans mon lit, parée de diamants. Des bouquets de diamants surélevés formant un pendentif en forme cœur. La gravure au fermoir indique «14K PERU». Ma mère, qui montera dans l’avion dans 15 minutes, m’a confié ce collier avant de partir. C’est le dernier vestige de sa collection, que je croyais vendue depuis des années. Bijoux: l’assurance des femmes pauvres. Jusqu’ici, je ne m’étais jamais montrée assez responsable pour mériter un tel legs. Le fait que cela ait changé me trouble. Je sais que ce cadeau d’anniversaire «en avance» est aussi le signe de son inquiétude. Même confinée à la maison, une asthmatique de 63 ans n’est pas à l’abri. Quant à moi, je reste dans le Queens, l’épicentre de l’épicentre.

David Zilber, chef et responsable de la fermentation chez Noma
À 16h45, j’étais allongé sur ma méridienne. Ma fenêtre donnant sur le centre de Copenhague laissait entrer les rayons du soleil. J’étais plongé dans Mosquito: A Human History of our Deadliest Predator. [Le moustique: une histoire humaine de notre prédateur le plus mortel]; un livre de 500 pages dont j’avais déjà lu la moitié et qu’il m’a semblé opportun de reprendre. Rien de mieux pour attendre la fin d’une pandémie qu’un ouvrage sur les batailles livrées par l’humanité aux ennemis invisibles, comme le Plasmodium falciparum. Ce protozoaire est responsable de la Malaria, une maladie qui fait près d’un demi-million de morts chaque année, principalement en Afrique. Confiné chez moi toute la journée, je regarde le beau temps revenir et le soleil chasser les nuages, et je ne peux me résoudre à voir cette pandémie comme une revanche de la nature. L’histoire de l’homme suit son cours. Une histoire terrible, certes, mais dont je suis heureux de faire partie.

Jazmine Hughes, éditrice et autrice
J’ai sorti les timbres des grandes occasions.

Darcie Wilder, auteur
J’ai merdé: j’ai laissé mon téléphone dans une boîte vide que j’avais mis près de la porte, avec une montagne de lingettes désinfectantes datant de l’époque où j’en avais encore. Avant, j’utilisais ces lingettes pour essuyer les pattes de mon chihuahua après nos promenades; maintenant, je mets du gel désinfectant dans le creux de ma main et je lui trempe directement les pattes dedans avant de franchir le pas de la porte. Je n’ai pas entendu l’alarme de mon téléphone me rappelant de noter ce que je faisais à l’heure dite. Car, pour la première fois en un an, j’ai été prise d’une envie irrésistible d’aller courir. Mes vêtements de sport sont toujours dans le placard, mais je ne trouve pas mon sac-ceinture ni même un autre sac qui pourrait faire l’affaire. Mon abonnement à la salle de sport a expiré, de toute façon, c’est fermé. Normalement, j’aurais pris le strict minimum ou utilisé un sac à main que j’aurais laissé à côté du tapis de course. Je pousse mon lit pour accéder au placard, où le sac n’est pas: je n’y trouve que les livres de Nancy Drew que ma mère lisait enfant. Je viens de réorganiser tout mon appartement et je ne vois absolument pas où ce sac pourrait être. C’est un sac-ceinture promotionnel pour du thé vert, toujours dans son emballage, qu’on m’a donné il y a quelques années. Je finis par le trouver dans un coin, près de la lampe. Il est caché derrière un énorme pot de peinture blanche, qui, depuis que j’ai tout réorganisé, ne rentre plus dans mon placard (quoique…) Je regarde mes messages sur mon ordinateur. Un rendez-vous téléphonique est déplacé à 19h. Je désinfecte mon téléphone et je vois une notification qui me rappelle de noter ce que je fais. Je me prends en photo en tenue de sport, portant fièrement le sac retrouvé, fin prête pour le jogging que je ne ferai pas. Je prends une photo de ma télé diffusant On the Town. C’est la première comédie musicale que je regarde. Hier, un ami en a publié un passage en le comparant à mon direct à Times Square où il n’y avait personne. Pour ne pas avoir l’air inculte, j’ai demandé à mon père de quel film il s’agissait. Je m’installe dans le coin de la pièce où le signal réseau est le plus fort, puis je compose un numéro.

Phil Chang, directeur créatif
-Je suis heureux d’avoir des projets sur lesquels travailler.
-Je publie des stories Instagram sur la situation pour l’affronter / lui donner un sens / la comprendre / l’immortaliser pour la postérité… un peu tout cela à la fois, comme elle semble avoir le potentiel de virer au cauchemar.
-Je pense à mon restaurant new-yorkais préféré, qui doit se transformer en épicerie et vendre des plats à emporter pour survivre à la crise.
-Je résiste à l’envie folle d’accrocher n’importe comment les cadres qui sont appuyés contre les murs de mon appartement.
-Je regarde les choses incroyables que font les gens sur Animal Crossing. Ce jeu culte est en train d’apprendre aux jeunes à se libérer du consensus néolibéral qui fout ouvertement la merde depuis des générations/toujours.
-J’envisage l’option de la boule à zéro en ressortant la tondeuse que je n’ai pas utilisée depuis l’université.
Michael the III, célébrité
16h45, Montréal. Je travaille de chez moi. Comme je n’ai pas de collègues à impressionner par ma posture exemplaire, j’ai trouvé le moyen le moins ergonomique de m’asseoir sur une chaise ergonomique. J’ai adopté une position asymétrique, qui me donne l’allure d’une gargouille extrêmement décontractée. Mais je devrais probablement en trouver une autre avant que ce ne soit trop douloureux. Mon bureau m’offre une vue imprenable sur la cuisine. D’ailleurs, je dois reconnaître qu’il est à peu de choses près dans la cuisine. Mais, s’entend, pas exactement «dans» la cuisine. Nous sommes très «aire ouverte», chez nous. Derrière moi, Xavid regarde une émission que je pensais être Project Runway mais quelqu’un vient de me corriger sèchement: «C’est Making the Cut.» Sans même regarder l’heure, je sais que ce vendredi de travail touche à sa fin, puisque je ne cesse de jeter des regards vers la cuisine. C’est immanquable, sur le coup de cinq heures je m’y précipite pour cuisiner, faire le ménage ou trouver de quoi grignoter. Il y a à peine deux semaines (quand je n’étais pas encore un homme d’intérieur), j’aurais englouti la moitié des biscuits apéritifs d’un coup. Aujourd’hui, alors que je jauge le contenu de mes placards, l’idée de manger des biscuits apéritifs ne m’effleure même pas, principalement car je les ai terminés depuis longtemps. J’ai fini par me rendre à l’évidence: plus je mange, plus je dois sortir acheter de quoi manger. Ce matin, je me suis dit «une pomme par jour». Je ne suis pas sûr de trouver ces deux éléments bien rassurants dans la même phrase.

Claire Milbrath, artiste
Je suis en plein projet de couture. J’essaie de fabriquer un cheval en peluche sans patron. Je n’ai pas la motivation de peindre ou de travailler, mais j’ai vraiment besoin de faire quelque chose de mes dix doigts. Les activités domestiques – couture, cuisine – sont le parfait exutoire.

Natasha Stagg, autrice
Je viens d’envoyer quelques e-mails. L’un concernant une pièce de rechange pour mon réfrigérateur, un autre à une marque pour laquelle j’écris. Sur son ordinateur portable, mon homme s’amuse à créer des effets «angel noises» avec Ableton pour se changer les idées entre deux formulaires de demande de chômage. Les New-Yorkais sont sur les nerfs à cause du confinement (ou plutôt, de la suggestion de confinement), et tous mes articles sont perçus comme étant caustiques. Peut-être parce qu’ils portent généralement sur les désastres d’une apocalypse économique que je n’avais jamais envisagée jusqu’alors.

Danny Bowien, restaurateur et icône de mode
Conférence téléphonique. C’est fou le temps que l’on passe à attendre des réponses, ou à tout le moins une idée de la date à laquelle on les aura peut-être. J’étais au téléphone avec les partenaires de gestion de Mission Chinese Food, notre équipe de comptabilité, notre avocat et notre directeur des opérations. En ce moment, nous faisons les démarches nécessaires pour obtenir des prêts destinés aux petites entreprises et nous nous préparons à rouvrir les restaurants, même si nous ne savons pas encore quand ni comment. Nous sommes confiants. J’ai beaucoup de chance d’avoir une telle équipe!

Mac DeMarco, musicien
Il est 16h45 et j’utilise mon magnétophone!
Lynne Tillman, autrice
À très exactement 16h45, je composais le numéro de la réunion en ramassant du fromage cottage que j’avais fait tomber par terre. Juste avant 16h45, en revanche – dans la maison d’Hudson où je me trouve, chaque horloge affiche une heure différente – je regardais Ray, un homme à tout faire, et David, mon mari, transporter une planche en contreplaqué de 183 x 122 x 2 cm à l’étage. Une planche que nous allons placer sous notre matelas, parce que notre matelas est trop mou et que ça fait des jours que je n’arrive pas à écrire. Parce que je n’aime pas écrire debout et que je me fiche qu’Hemingway ait adoré ça, j’ai mal au dos si je reste assise trop longtemps parce que mon matelas est trop mou. Je me demande ce que je devrais faire de mon temps maintenant que j’en ai à revendre, mais le temps passe plus vite avec l’anxiété, donc, au final, les journées sont plus courtes.
- Texte: James Phlemuns, Josh Gondelman, David Zilber, Tavi Gevinson, Jazmine Hughes, Lynne Tillman, Darcie Wilder, Devan Diaz, Phil Chang, Michael the III, Danny Bowien, Claire Milbrath, Mac DeMarco, Maia Ruth Lee, Natasha Stagg
- Traduction: Marie-Sophie Bézert
- Date: 3 avril 2020