Oh, Jeremy!
De Slave Play et “Daddy” à Gucci et Zola, le dramaturge Jeremy O. Harris incarne une nouvelle catégorie de célébrité culturelle.
- Entrevue: Doreen St. Félix
- Photographie: Ruth Ossai

Cet article se retrouve dans le Numéro 3 de la publication imprimée SSENSE biannuelle.
Le trench balayait toutes les rues du quartier alors que son occupant, Jeremy O. Harris, me menait du restaurant jusqu’à un immeuble de Williamsburg, il y a presque deux ans. La structure de ce dernier avait ce style classique des quartiers gentrifiés, en ce sens qu’elle n’avait aucune histoire et ne dégageait aucune chaleur; jusqu’à ce que Harris franchisse son périmètre. Harris est comme une force de la nature, remplissant à lui seul la pièce de sa chaleur. Son comportement est nerveux et excité – un tempérament en décalage avec notre époque – et son attitude et sa vision positives de la vie et de la création, lorsqu’on le rencontre pour la première ou la seconde fois, peuvent faire ombrage à sa puissante sensibilité. «Connais-tu Rosalia?», m’a-t-il demandé, avant de faire jouer «Malamente» dans les haut-parleurs du sauna de son immeuble. Me demandait-il si je connaissais la musique, ou la star?
Avec Slave Play et "Daddy", Harris, 30 ans, est devenu – et a peut-être même défini, pour notre nouveau siècle, une catégorie de célébrité culturelle – un dramaturge très célèbre, et très sexy. Il n’est pas péjoratif de désigner Harris comme étant une célébrité culturelle. Alors que le monde de la mode tente d’en faire sa muse et que le peuple lui demande de répondre de ses provocations, il demeure maître absolu de son propre phénomène. L’artiste est en contact profond avec nos mécanismes civilisateurs – le racisme, le sexisme, l’homophobie, la culture pop – une candeur que plusieurs, Noirs comme Blancs, ne supportent pas. La productivité n’est nullement un souci; même sur scène, ses projets pulsent; son écriture, vexée et ambitieuse, est portée par une infinie fécondité.

Le manteau était Gucci, et il avait deux visages; un panneau était d’un noir corporatif et l’autre, un tartan rouge; un panneau graphique longeait ses rebords. Dans l’appartement, d’autres morceaux Gucci étaient éparpillés – des prêts, tout comme l’appartement. Harris, bien entendu, au moment d’essayer une chose pour l’expérimenter, la possède instantanément. Le monde a été témoin, ébahi, de sa capacité à lutter contre l’ineffable. Son sujet de prédilection, pour en tracer les grandes lignes, est le traumatisme psychologique, et la façon dont on le négocie pendant nos rapports sexuels. Il est donc à la fois troublant et soulageant de voir le dramaturge s’amuser autant.
Harris est toujours attaché à un projet. Une pièce de théâtre pour le Bushwick Starr, sous un pseudonyme. Zola, le scénario du film très attendu de A24, coécrit avec la réalisatrice Janicza Bravo. Une entente avec HBO. L’entreprise d’être lui-même. Le théâtre, pour lui, est une sainte chose, mais aussi un instrument avec lequel il peut relever la série de défis qu’il s’est donnée. Harris bouleverse l’étiquette. En fait, il rappelle au théâtre la nature de ses origines vagabondes, insurrectionnelles. Si une pop star (Rihanna) arrive en retard à la représentation sur Broadway de Slave Play, il retiendra le rideau pour elle. Car après tout, n’est-elle pas la raison pour laquelle la pièce existe? Jeremy est suffisamment brave pour s’identifier comme un «esthète».
Depuis notre dernière rencontre, Harris a dansé avec des mannequins sur une passerelle de France; il a développé une amitié intergénérationnelle avec son idole, Adrienne Kennedy. Alors qu’on s’écrivait, un soir, Harris et moi avons convenu qu’il était né trop tard. Peut-être que parmi ses idoles, Shepard et Delany et Kennedy, ou en plein cœur du «Niggerati», aurait-il été mieux compris.
Voici une histoire qui démontre d’abord l’imperturbabilité, puis la tendresse de Harris: l’été dernier, alors qu’il préparait son déménagement de Yale – où il a obtenu une maîtrise en écriture dramatique – et se remettait de la mort de son grand-père, Harris a négligé de s’occuper d’une histoire d’unité de stockage, dans laquelle était entreposé un brouillon original de Slave Play. Harris est entré en contact avec le propriétaire, qui savait qu’à l’autre bout du fil se trouvait une personne d’influence. Le propriétaire l’a fait payer.
Notre conversation a eu lieu début août. Harris était revenu à un mode de vie nocturne, mieux adapté à l’horaire de ses partenaires, professionnels comme romantiques; autrement dit, il a transformé Londres en Los Angeles. Une forme d’alchimie. Au milieu de notre interview, je me suis renseignée au sujet du trench-coat, que je vois comme le parfait exemple de son mode de légitime défense glamour. Il m’a demandé si je voudrais voir sa garde-robe. Fidèle à lui-même, il m’a fait un petit spectacle. On a parlé de son enfance, de ses peurs, de ses routines. Les fils bruts de sa personnalité étaient exposés. L’initiale O., au fait, est pour O’Bryant.


Doreen St. Felix
Jeremy O. Harris
Tu étais à Londres quand la pandémie a frappé, en mars, à préparer une série de représentations de "Daddy", et tu n’es pas parti depuis. Comment t’en sors-tu?
Je me sens vraiment réconforté par le chaos absolu de ce moment, parce que je peux juste être en Europe, maintenant, et dire: «Tu sais quoi? Allons en Autriche», parce que c’est juste là, à un vol de 70 euros d’ici. Mon petit ami me dit: «Mais qu’adviendra-t-il de tous ces autres trucs, et des trucs de travail?» Je suis genre, «Le travail n’existe plus de la même manière; c’est une obligation qu’on doit remplir, mais on a le droit d’avoir ces petits moments de joie à l’intérieur de cette obligation.» Je sais que parce que j’ai grandi très pauvre, dans une pauvreté vraiment chaotique, tu vois ce que je veux dire; le travail sera toujours là.
Es-tu amoureux?
Je ne sais pas. Ce que je ressens dans ce partenariat est différent de ce que j’ai ressenti avec quiconque. J’ai généralement beaucoup aimé sortir avec des gens qui ne se souciaient pas de moi. Ils se souciaient peut-être de moi, mais ils ne prenaient pas soin de moi. Il monte à l’étage, je monte après lui, et il y a déjà un autre verre d’eau à côté du lit qui m’attend; il prend soin de moi comme personne d’autre ne l’a fait avant, se souciant vraiment de mes besoins, et pas seulement par rapport aux siens, mais vraiment genre: «Comment puis-je m’assurer que cette personne va être bien soutenue pendant une semaine dans cet appartement?»
On se connaît depuis quelques années maintenant, et ce que j’ai toujours trouvé fascinant, et parfois énervant chez toi, c’est ton honnêteté envers toi-même. Et pourtant, on se raconte des mensonges pour survivre. Quels mensonges te racontes-tu pour arriver à continuer?
Au début de la COVID, je m’étais vraiment convaincu, une fois de plus, que je ne savais pas écrire. Que tout ce que j’avais fait était un accident, et que c’était la façon dont j’avais appris à parler comme une Valley Girl au lycée qui m’avait mené jusqu’ici. Il m’a fallu revenir en arrière et relire tout ce que j’avais écrit au cours des quatre dernières années pour en arriver à me dire: «Jeremy, voici comment tu as grandi en tant qu’auteur. En fait, techniquement, tu écris bien.»
Te demandes-tu, parfois, advenant que tu n’aies pas connu une popularité aussi intense suite au succès de Slave Play et "Daddy", si tu aurais pu profiter du calme nécessaire à expérimenter davantage avec l’écriture?
Je crois définitivement que si je n’avais pas atteint ce niveau de popularité, je me sentirais mieux comme auteur, de plusieurs manières; je serais plus confiant, c’est certain, parce qu’il n’y a rien de mieux que de pouvoir dire que son rappeur de mixtape favori est devenu à chier quand il a été signé par une grosse maison de disques.
Les nombreux conforts qu’apporte le succès rendent l’écriture vraiment ennuyante. Le fait de pouvoir écrire à certaines de mes célébrités préférées par DM et être genre: «Veux-tu lire ma pièce et me dire ce que tu en penses?»
Constitutionnellement, tu restes un hustler.
Il m’arrive de souhaiter avoir eu une entrée plus gracieuse dans le monde, mais je ne sais pas non plus si j’aurais retiré de ma vingtaine les choses que je désirais. Pour l’une des premières pièces que j’ai écrites ["Daddy"], un producteur blanc voulait une célébrité dans chaque rôle. Je lui ai dit: «Pourquoi je ne pourrais pas être la célébrité?» Il m’a ri au nez.
Pour t’assurer que Slave Play soit vue, tu as fait comme tout le monde, au sein de l’industrie, mais tu ne l’as pas fait derrière des portes closes. Tu as mis l’appareil promotionnel à la vue de tous.
La conversation entourant la mise en marché de Slave Play au New York Theatre Workshop était tellement géniale.
J’étais genre: «Je n’aime pas les publicités pour le théâtre. C’est mauvais.» Je voulais que ça ressemble aux années 1970, comme les films de blaxploitation: «Cet été, le film numéro un que vous devez voir, c’est Slave Play. C’est chaud, c’est suant, c’est une plantation.» Et ils me disaient: «C’est cinglé.»
Pour moi, le théâtre est la plus naze de toutes les formes d’art majeures dont on puisse faire partie. Et je reconnais aussi qu’il existe en fait un réel pouvoir dans [ce fait]. Je fais partie de l’une des industries réellement mourantes. Je veux, nuement, que les gens viennent voir du théâtre, aiment le théâtre et parlent de théâtre, tu sais? Être un suprémaciste du théâtre.
Comment t’es-tu senti quand la production de "Daddy" a été interrompue?
"Daddy" à Londres était à un autre niveau que "Daddy" à New York, et pas en raison de la distribution, mais parce que cinq semaines de répétition, on n’obtiendrait jamais ça à New York. On s’amusait tous tellement qu’on s’est dit: "Peut-être que les choses se passent mal à Milan, mais c’est impossible que ça nous atteigne ici, à Londres." Notre directeur artistique m’a dit: «De quoi tu parles? On est à Londres. On ne ferme jamais le théâtre. On n’a même pas fermé le théâtre pendant la peste.»
J’étais très enthousiaste à l’idée de partager mon travail à Londres. [À New York], tout le monde était encore ultra excité à propos de Slave Play, et je planais un peu là-dessus, donc je n’ai pas protégé "Daddy" comme j’avais protégé Slave Play. Je n’ai pas partagé l’histoire de "Daddy" avec autant de panache que je l’avais fait pour l’histoire de Slave Play.

"Daddy" est l’histoire d’origine. Tu l’as écrit avant Slave Play.
Les gens perçoivent "Daddy" comme une histoire très triomphante, sans réaliser qu’il s’agit en fait d’une pièce étrange durant laquelle je rêvais sur papier d’une façon de me sortir de la pauvreté grâce à mon écriture, et de combien c’était compliqué pour moi. Ce qu’on voit, c’est l’histoire d’un jeune garçon noir du Sud, fils d’une mère célibataire, qui décide essentiellement d’épouser un homme blanc plus âgé et de partir vivre avec lui dans un immeuble entièrement blanc sur une colline de Beverly Hills afin d’avoir assez de stabilité pour pratiquer son art. Aller à Yale, pour moi, c’était comme épouser un homme blanc sur une colline pour avoir le temps et l’espace pour faire mon travail, non? Je suis mon propre daddy maintenant, tu vois?
Une partie de la raison pour laquelle Franklin [dans la pièce] joue avec des poupées est que je réfléchissais au vaudou, et à la façon dont les manifestations noires utilisent souvent des objets, des poupées et de la musique pour se créer de nouvelles réalités. Je me demande : «Est-ce que j’ai jeté un sort dans cette pièce? Qu’est-ce que j’ai fait?»
Tu t’impliques. C’est ta valeur par défaut. Comment c’était de t’impliquer auprès des femmes noires, à la fois celles qui ont vu, lu et n’ont pas expérimenté Slave Play, qui ont l’impression que tu exploites leur traumatisme?
Je pense qu’au début, j’étais vraiment sur la défensive et je ressentais l’obligation de surexpliquer tout ce que je faisais, tout le temps, tout en ayant aussi cette impulsion de vouloir protéger ma pièce. Je ne veux pas devoir expliquer à quelqu’un la fin d’une pièce lorsqu’elle est ambiguë. Parce qu’à la seconde où j’explique l’ambiguïté, elle cesse d’être ambiguë, et par conséquent, plus personne ne veut l’enseigner ou écrire à son sujet.
Je ne peux rien faire d’autre que de m’impliquer par mes actions, de réellement tenter d’élever les femmes noires autour de moi et de continuer à faire le travail que je fais.
Vrai.
Si quelqu’un écrit une pièce que je n’aime pas, ou un film que je n’aime pas, ou un livre que je n’aime pas, je préfère m’adresser à eux à un niveau réel et simplement demander: «Qu’est-ce que tu faisais?» Parce qu’en fin de compte, on fait tous des équations mathématiques impliquant diverses idées et choses intangibles qu’on tente de comprendre par l’entremise de nos formes d’art. Il est impossible que chacun de nous réussisse à chaque fois. J’espère que quelqu’un qui déteste Slave Play osera le dire tout haut et écrira une pièce à ce sujet.
Comme Ishmael Reed et Hamilton.
J’aimerais qu’il y ait plus de diss tapes dans le monde du théâtre.
J’ai rencontré ta mère à un after-party de Slave Play. Elle est magnifique. Comment penses-tu qu’elle te décrirait en tant qu’enfant?
Je vais lui demander tout de suite?
_Harris appelle sa mère, qui est en train de tresser les cheveux de sa nièce, Kyra. Son neveu joue en arrière-plan.–
Hé, maman. Doreen voulait te poser une question pour l’entrevue.

Quel genre d’enfant était Jeremy?
La mère de Jeremy: Jeremy était une vieille âme. Il était très mature et très sage, aussi, à un jeune âge. Très bien élevé, et très protecteur à mon égard. Très protecteur… Il m’a dit quand il avait, je crois, cinq ans, il m’a dit… «Maman, je ne laisserai plus jamais personne te faire du mal.» Il était drôle. Très protecteur. Mais aussi un enfant très intelligent, futé. Je savais qu’il avait quelque chose de spécial dès son jeune âge, mais je ne savais pas quoi.
JH: Mama, quel était le nom de ce premier salon, celui où tu travaillais après avoir terminé tes études à Dudley?
JM: Ladies and Gents.
JH: Mon premier job était chez Ladies and Gents…. Kathy s’était fâchée parce que j’étais vraiment mauvais pour nettoyer les serviettes du salon, alors tout le monde avait comploté quand j’avais 14 ans pour me dénicher un emploi chez Burger King, avec l’aide d’une personne qui était gérante là-bas et fréquentait le salon.
JM: Jeremy détestait ça.
Tu sentais clairement les frites toute la journée.
Je dis toujours à Kyra, «Oncle Jeremy ne te laissera jamais travailler chez Burger King. Tu ne travailleras jamais chez Burger King comme Oncle Jeremy.»
Kyra fait une demande à son oncle Jeremy: qu’il lui achète un livre, intitulé Middle of Nowhere. Il acquiesce, presque à bout de souffle. Il raccroche.
Comme c’était adorable. Je ne savais pas qu’elle me parlerait de tout ça.
Quelles ont été les œuvres de fiction que tu as lues, vues ou expérimentées, durant ton enfance, qui t’ont bouleversé et t’ont fait te dire : «Je ne sais pas ce que cet artiste a dans le cerveau, mais je veux la même chose dans le mien?»
Je me souviens avoir été dans le pétrin, en sixième, parce que j’étais allé dans la section restreinte et avais lu The Color Purple, qui était un livre à étiquette rouge. [Les lettres] m’ont vraiment déstabilisé parce que je me suis dit: «Attends, il est possible de montrer quelqu’un qui apprend à s’exprimer au fil d’un récit?» J’avais trouvé ça époustouflant.
Je me souviens que l’essentiel de mes travaux au sujet de ce livre portait sur le fait que sa sexualité était liée à une agression sexuelle.
Ce seraient des années à être violée par son père qui l’auraient menée à devenir lesbienne, ce que je trouvais vraiment intéressant. C’était ma façon, enfant, de comprendre la notion de queerness. «OK, peut-être que ce que disent les pasteurs est vrai. Peut-être que si quelqu’un devient queer, c’est en raison de X, Y ou Z.» Mais je me souviens aussi que j’étais très emballé à l’idée que quelqu’un puisse reprendre le pouvoir sur lui-même et sa vie en choisissant de rejeter le monde naturel, et en disant: «Il serait peut-être plus naturel d’être avec un homme, mais les hommes m’ont mal traitée, alors je serai avec une femme.» Dans ma tête, je me disais: «Oui, si je devais finir par être avec un homme, plus tard, ce n’est pas parce que je suis gai ou simplement né défectueux. C’est juste parce que le monde de l’hétérosexualité est intrinsèquement violent et malhonnête, et peut-être que je ne veux même pas faire partie de cette mascarade. Je me souviens avoir rédigé tout un rapport de lecture à ce sujet. Mon professeur était genre: «Non, non, non, non, non.»
En sixième année?
Et puis j’ai découvert la science-fiction, Ender’s Game, Philip Pullman. Grand fan de Harry Potter. J’ai découvert Beloved et adoré Beloved. Après avoir lu The Sound and the Fury, personne ne pouvait me dire quoi que ce soit. Autre chose importante; en neuvième année, j’ai cherché mon anniversaire sur Google et découvert que j’étais né le même jour que le marquis de Sade. J’ai cherché partout, dans chaque Barnes & Noble, pour une copie d’un de ses livres, et j’ai finalement déniché Philosophy in the Boudoir dans un Barnes & Noble de Greensboro en Caroline du Nord.

Qui étaient tes icônes de style?
Je n’avais pas l’accès ou les moyens de m’acheter quoi que ce soit, et mon style se devait aussi d’être respectable aux yeux de ma mère. Elle voulait aller chez Nautica. Je voulais ressembler à Louis Garrel dans The Dreamers. Mais c’était quelque chose, ma mère ne voulait jamais m’acheter de peignoir en dentelle dans lequel descendre les escaliers. Un genre de peignoir quelconque en soie verte, ou un pantalon noir taille haute trop serré à l’avant.
Harris fait visiter son appartement londonien à St. Felix, et s’arrête sur un placard, rempli de ses manteaux bien-aimés .
Dirais-tu que tu es quelqu’un de chanceux?
Oui. Certains sont férocement offensés quand je dis que j’ai de la chance, genre: «Tu n’as pas de chance. Tu as travaillé pour tout ce que tu as.» Je sais pertinemment que je suis un peu chanceux, parce que certains trucs n’ont aucun sens s’il n’y a pas... C’est l’une des choses qui me faisaient rire, les gens qui disaient: «Les ancêtres vont le punir.» Et moi je me disais, «Les ancêtres ne semblent vraiment pas si en colère contre moi.»
Je suis chanceux et je suis tenace. Grandir comme j’ai grandi, soit avec une mère encore assez jeune pour devoir utiliser son charme pour obtenir les choses dont elle avait besoin, parce que les gens sous-estimaient tout le reste, pouvoir en être témoin et en tirer des leçons, ça signifie que des situations comme tout le truc de Broadway se présentent différemment pour moi qu’elles ne le feraient pour un autre dramaturge.
Évidemment, quand on parle de charme et de charisme, ces choses sont racialisées. L’idée étant que quelqu’un a atteint le succès en dansant la claquette. Parle-moi de tes premières années. Tu apparaissais partout, dans des épisodes de High Maintenance, de What We Do In The Shadows...
Cette période, je la comprends à peine. Je manquais de sommeil, je prenais tellement de drogues différentes et je buvais si souvent que je ne peux jamais dire avec certitude: «Oh ouais, en 2014, on était définitivement à tel endroit.» Je n’arrête pas de plaisanter en disant que je veux écrire un mémoire, mais il serait centré autour de mes statuts Facebook et de mes publications Instagram, parce que c’est la seule façon dont je suis capable de suivre ce que je faisais. J’ai tout documenté, et c’est pourquoi je déteste cette culture de la suppression des choses, ou le sentiment de devoir supprimer des choses, parce que quelque chose que j’ai dit, disons, à l’ère d’Obama, n’avait pas de sens.
Mon tout premier emploi à L.A. était chez Barney’s Co-op sur Third Street Promenade. Je ne gardais pas mes emplois bien longtemps. J’ai travaillé pour une galerie d’art qui s’est avérée être une arnaque dirigée par un type nommé Jacob qui a fini par aller en prison pour avoir volé quelqu’un et laissé son frère mort dans sa maison. J’aurais dû savoir que la plupart des patrons ne donnent pas de molly tous les jours aux gens qui travaillent pour eux, et ne sortent pas régulièrement en boîte avec eux non plus. Mais j’étais juste genre, «C’est L.A. C’est tellement L.A.»
Tout peut être «tellement L.A.» quand on n’a aucune référence.
Mon ami Mitchel est venu à L.A. pour me rendre visite. Il m’a regardé et m’a dit: «Vis-tu dans un roman de Bret Easton Ellis?»
Une chose que j’aime vraiment chez toi, c’est que sous la candeur, je te trouve parfois insondable.
Parce que je suis toujours en performance?
Oui. Dans la dynamique des interviews, je vois que tu veux cadrer la réponse d’une certaine manière, pour moi.
Pour le monde.
Et pour ton projet en cours d’être Jeremy O. Harris, ce que je trouve fascinant.
Je fais plutôt des interviews en mode comédien.

Tu aimes les tangentes, mais on te décrit comme prolifique.
Ce qui me rend productif, c’est que les gens soient genre: «Où est-ce, Jeremy?» Ce qu’ils devraient dire, c’est plutôt: «Jeremy est très à l’aise d’avoir de seconds brouillons dans le monde.»
L’échec, qui peut être une chose merveilleuse pour les artistes, a maintenant des conséquences différentes pour toi. Tu as l’entente avec HBO et le fonds discrétionnaire pour les artistes de théâtre que tu as négocié.
J’ai hâte de voir si je saurai miser juste sur le type de travail que je crois que le monde a besoin de voir et soutenir. J’aimerais pouvoir donner, à quelqu’un qui n’a pas les mêmes contacts que moi, quelque chose comme l’accès à une équipe de relations publiques pour qu’il puisse parler de son émission au monde entier. Et je voulais donner à tout le monde ce pour quoi j’ai dû me battre très fort, soit être le producteur de ma propre pièce.
Comment peut-on, en tant qu’individus, commencer à jouer les Robin des Bois à partir de ces positions de privilège pendant qu’il nous est possible de le faire? J’aime qu’il y ait davantage de façons de foutre en l’air ces systèmes, parce que le socialisme n’arrivera pas demain. Mais si plus de gens comme moi, Michaela [Coel] ou d’autres personnes étaient capables de foutre en l’air de petites choses, à notre manière, on pourrait peut-être arriver à redistribuer une partie de la richesse de ces corporations autrement.
Quelle est la technique que tu perfectionnes actuellement?
Ce qui est difficile pour moi, c'est d’arriver à me surprendre à nouveau avec une pièce de théâtre. Je suis vraiment excité à l’idée d’inventer quelque chose de nouveau, à la manière dont Strindberg a introduit une forme de naturalisme fêlé dans le monde en disant: «Bam, bitches! Vous n’avez jamais rien vu de tel.»
Doreen St.Félix est rédactrice au New Yorker depuis 2017, où elle est actuellement critique télévisuelle. En 2017, elle a été finaliste pour un National Magazine Award for Columns and Commentary et, en 2019, elle a gagné dans la même catégorie.
- Entrevue: Doreen St. Félix
- Photographie: Ruth Ossai
- Coiffure: Isaac Poleon / D and V Management
- Maquillage: Rebecca Davenport
- Assistance photo: Ryan Coleman Connolly, Luke Ossai
- Production: Ermaine Ampomah
- Stylisme: Jeremy O'Harris
- Date: 1er octobre 2020
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard