Au deuxième ciel
L’avenir appartient aux nuages irréels.
- Texte: Lio Min

Au moment où j’écris ces lignes, des nuages irréels recouvrent la Californie. La fumée des feux de forêt forme un nuage irréel. Tout comme la COVID-19, dont les vecteurs vaporeux se dissipent quelque peu dans les espaces extérieurs, mais dévorent l’air stagnant des lieux intérieurs. Encore un autre: les gaz lacrymogènes qui hurlent en s’extirpant de leurs cartouches, étouffant, coupant le souffle à ceux qui se trouvent à proximité. Même lorsque le ciel brille d’un bleu paisible, l’air a souvent un goût de fumée. Avant de sortir promener mon chien ou courir, je consulte PurpleAir pour vérifier l’IQA — devrais-je enfiler un masque régulier ou un N95, qui est plus rigoureux?
Ce que ces nuages irréels ont en commun avec les vrais nuages, c’est leur potentiel de puissance destructrice. Pourtant, même l’averse la plus torrentielle finit par s’arrêter, laissant la terre ravagée, mais renouvelée. Bien qu’on parle plus souvent du «calme avant la tempête», le calme survient aussi après la tempête et, ainsi, les nuages demeurent associés à la sérénité, à l’immensité et à l’espoir. Mais les véritables nuages ressemblent de plus en plus à une relique. L’avenir appartient aux nuages irréels: des pandémies qui ravagent une population ensorcelée par la «culture du bien-être», comme un pansement sur la plaie ouverte des frais médicaux dispendieux et prohibitifs; l’État qui écrase la dissidence au moyen d’attaques chimiques flagrantes; le monde est littéralement en train de brûler.
Il est normal que l’heure soit actuellement aux nuages réels-irréels. Même lorsqu’ils sont rendus avec une mimésis picturale, comme les imprimés de Phlemuns et de Louis Vuitton, les nuages évoquent inévitablement les dessins animés. Les utilisations les plus sirupeuses du motif de nuage l’assument pleinement, comme les nuages parfaits à la Pixar de Lazy Oaf ou la collaboration entre Disney et la designer Lirika Matoshi. (Même les créations non nuageuses de Matoshi, par exemple sa célèbre robe à imprimé de fraises, avec ses garnitures en tulle, ressemblent à des nuages.) Des nuages abstraits sont aussi apparus lors de la régurgitation d’Unif, à la fin des années 90 ou au début du millénaire, et dans les rêves en tie-dye de Collina Strada, mais où qu’ils apparaissent, ils incarnent la douceur, généralement féminine, d’esprit comme de présentation.
C’est que les motifs de nuages ne sont jamais durs ou visuellement exigeants, contrairement à d’autres imprimés inspirés de la «nature» comme le tropicalia «hawaïen» ou le camouflage de chasse. En dehors du milieu de la mode, on retrouve les motifs de nuages dans les capsules DIY dédiées à la décoration de chambres d’enfant, une interprétation subliminale des nuages comme étant mignons et juvéniles, ce qui est facilement perçu comme féminin. Pas étonnant que Lana Del Rey, une femme blanche aussi éprise qu’experte de l’esthétique des jeunes femmes blanches, ait intitulé, de manière évocatrice, son prochain album Chemtrails over the Country Club, superposant de vrais nuages à des nuages irréels, comme on obscurcirait des cils naturels avec des faux. L’artiste britannique twst, dont les paroles explorent le fantasme de l’identité de la femme soumise dans le cyberespace, trace un trait plus direct entre les nuages et les jeunes femmes. Pour la pochette de sa maquette, elle se met en scène dans une chambre baignée d’un éclairage bisexuel et décorée avec — quoi d’autre — de doux et cotonneux nuages.
Cette douceur est au centre de toutes les créations impliquant des nuages. Au-delà des vêtements, les tendances alimentaires récentes incluent le café dalgona, décadent et duveteux, le pain grillé au lait moelleux et le cloud bread aux couleurs de l’arc-en-ciel. Dans le domaine de l’art visuel, aucun médium contemporain n’aime davantage les nuages que le dessin d’animation. Le réalisateur japonais Makoto Shinkai a fait des vagues à l’international en fracassant des records au box-office avec son drame Your Name, sorti en 2016, mais sa filmographie est une véritable étude des paysages célestes. Dans son dernier film, Weathering with You, le point culminant a lieu dans un autel de nuages magique, une masse imposante qui, bien que d’un blanc innocent et entourée de «poissons du ciel» volants, fait office de site sacrificiel pour des dieux qui menacent d’enterrer Tokyo sous la pluie. Les protagonistes parviennent à s’échapper en plongeant dans le ciel, traversant les couches nuageuses comme autant d’obstacles dans leur course vers la terre ferme. La dévotion de Shinkai aux nuages est si intense que lorsqu’il a réalisé qu’il avait omis d’inclure une couche intermédiaire de nuages dans une scène de chute libre en particulier, il a «pâli sous le choc» et a consciencieusement corrigé son erreur avant la sortie du film sur Blu-ray.

Le vidéoclip de «my future» de Billie Eilish semble redevable aux cieux saturés de Shinkai, ainsi qu’à d’autres incontournables du cinéma d’animation: les nuages surprenants de la scène d’ouverture du psychodrame sanglant Tokyo Ghoul ou les arrière-plans incroyablement rêveurs de dessins d’animation shoujo comme Sailor Moon. Ayant grandi avec ces références, une génération montante de jeunes illustrateurs comme @meyoco et @maruti_bitamin est devenue très populaire pour son style artistique que je décrirais comme «nuageux». Au-delà de la prolifération des symboles célestes, les sujets de ces artistes semblent dodus et d’une rondeur semi-perméable, comme si les objets et les personnes qu’ils illustraient risquaient d’éclater au moindre effleurement.
La douceur que l’on projette sur les nuages sous-entend une fragilité intrinsèque. Les nuages évoquent un monde idyllique et des suspensions éphémères, comme des miettes de pain nous guidant vers d’inévitables changements. Et bien que la néphologie (l’étude météorologique des nuages) existe, la plupart d’entre nous ne chercheraient dans les nuages que des symboles de ce qui nous attend. En lisant le roman Real Life de Brandon Taylor, je me suis senti·e interpellé·e par les observations de son protagoniste, Wallace, sur son environnement naturel, qui dénotaient souvent un dégoût de lui-même et de son existence universitaire cloîtrée et remplie de microagressions. Pour souligner l’inertie et le découragement intérieurs de Wallace, Taylor a poussé son protagoniste à tourner le dos aux nuages: «Wallace aimerait pouvoir regarder les nuages et analyser leur langage lent à la recherche de signes et de présages, mais cela exigerait une croyance en une puissance supérieure, en un ordre supérieur des choses.»
Pourtant, même pour les plus sceptiques d’entre nous, il existe un nuage réel-irréel dont la puissance et l’influence totales pourraient tout aussi bien être divines — «le cloud». Bien que de nombreux principes de l’infonuagique, dont l’utilisation partagée de serveurs lointains, existent depuis aussi longtemps que les ordinateurs, quand on parle du cloud (toujours «le cloud»), on peut s’imaginer quelque chose qui ressemblerait à la carte des étoiles projetée dans l’antépisode à Alien, Prometheus, sorti en 2012. Le terme «cloud» était à l’origine un outil de mise en marché ayant déjà été adopté par d’autres industries, mais «le cloud» dans sa forme actuelle a été créé par des dirigeants de l’industrie de la tech qui ont prédit, à la fin des années 90, après avoir étudié le potentiel de l’internet alors non colonisé, que l’avenir du monde des affaires était en ligne — et que les gens paieraient pour être des pionniers.

L’un des inventeurs possibles de l’expression «cloud» a résumé cette vision d’un web en expansion avec une remarque concise : «Le cloud n’a pas de frontières». (Je dis «possible», puisque l’origine du cloud est contestée en raison de vieilles disputes autour de la marque de commerce, un présage de choses à venir.) Pourtant, avec la montée du «cloud» et du «cloud computing» au milieu des années 2000, qui sont d’ailleurs devenus des termes à la mode au même titre que «perturbation» ou «cryptomonnaie», le cloud a acquis des frontières. Avec Microsoft, Google, Alibaba et Amazon, en particulier, qui fournissent la majeure partie de l’infrastructure invisible d’Internet, il est impossible d’échapper à la portée de Big Tech. Tout ce avec quoi on interagit se trouve dans le cloud, et la plus grande illusion de notre époque est que le cloud est réel pour qui que soit d’autre que ses gardiens.Qu’est-ce qui succède au nuage réel-irréel? Le retour à l’origine, naturellement. Le cottagecore existe en ligne depuis longtemps— des pages Tumblr consacrées à l’idéalisation du feuillage luxuriant, de l’air pur et de l’isolement des maux du monde d’aujourd’hui, doublée d’une fascination pour les maisons Ghibli-esques et les modèles tout droits sortis de Midsommar — mais le confinement a donné à l’esthétique cottagecore une plus grande légitimité. Le consensus grandissant selon lequel la COVID-19 est moins dangereuse à l’extérieur a envoyé de nombreuses personnes (y lire: celles qui ont les moyens de s’isoler à la maison) se réfugier dans la nature, ou du moins à leur parc de quartier. Le tourbillon du monde a momentanément ralenti, entraînant l’apparition de mèmes portant sur la guérison de la Nature avec un grand N sur nos fils d’actualité et une diminution temporaire de la pollution atmosphérique dans les centres urbains. Et si vous tenez à publier un autoportrait sans masque quand vous êtes en balade, assurez-vous au moins que l’image contienne un coin de ciel visible.

Je ne suis pas à l’abri de l’in/conscient collectif: j’ai fait plus de randonnées, de camping et de course au cours des six derniers mois que je ne l’avais fait dans toute ma vie. Même les médias que je consomme, des films comme My Own Private Idaho, Paris, Texas et The Rider, reflètent ce désir de prendre une grande inspiration dénuée d’inquiétudes, de me retrouver sous un ciel bleu infini constellé de cirrus. Ce n’est pas tellement surprenant pour moi; je suis obsédé·e par les motifs de nuages depuis quelques années. Je levais déjà la tête pour regarder les nuages, et maintenant, ils sont partout. Quand j’ai commencé à remarquer leur présence, j’ai eu l’impression de revenir en enfance, pointant du doigt et débattant des formes des nuages avec mes amis au terrain de jeu. Je pense à ces lectures communes quand je passe devant la cour de récréation, toujours vide, de l’école primaire en bas de ma rue.
Combien d’autres générations pourront lever les yeux et s’attendre à voir de vrais nuages? Ce privilège est déjà perdu dans de nombreuses régions du monde. Regarder les nuages n’est pas toujours fait dans le but de lire l’avenir, mais l’acte de les observer en dit long sur nos attentes face à celui-ci. Personne ne fait l’éloge de l’ouvrier qui lève les yeux vers le ciel, qui a la tête dans les nuages. Mais les vrais nuages appellent au rêve: qu’espère-t-on de ce monde? De quoi manque-t-on? Je me languis des nuages, mais je ne sais pas si je me languis de ce qu’ils représentent ou de la possibilité de les voir tout court.
Ou peut-être que j’y cherche un signe. J’ai commencé à transitionner à la fin de l’année dernière. L’une des manières les plus évidentes dont mon corps change concerne ma pratique régulière de la course à pied. Quand je cours, je deviens un nuage ambulant. Un nuage de sueur m’enveloppe; un petit nuage de souffle s’échappe de mon masque. Les jours particulièrement venteux, ma chemise se gonfle et dissipe les contours de ma poitrine et, pour un court et glorieux instant, ma dysphorie s’évanouit et je flotte, loin des nouvelles, des fils d’actualité et de moi-même. Mon propre nuage réel-irréel. Et même lorsque le moment est passé, la sensation demeure: un être fragile, qui scintille avant de se transformer en pluie.
Lio Min écrit généralement sur la musique. Son premier roman à venir parle de garçons, de groupes de musique et de Los Angeles.
- Texte: Lio Min
- Date: 27 novembre 2020
- Traduction: Gabrielle Lisa Collard