Ce bon vieux bambou

Bamboozled et Crouching Tiger, Hidden Dragon: vingt ans plus tard

  • Texte: A. S. Hamrah

Cet article se retrouve dans le Numéro 3 de la publication imprimée SSENSE semestrielle.

En avril 2006, Spike Lee était de passage à l’émission Weekend Edition Saturday, sur NPR, pour promouvoir son nouveau film Inside Man, un thriller de braquage mettant en vedette Denzel Washington. Au début de l’interview, Scott Simon, l’animateur de Weekend Edition, a fait quelque chose que j’ai trouvé étrange et dont je me souviens toujours, quatorze ans plus tard. Il a dévié la conversation du sujet d’Inside Man pour interroger Spike Lee sur son collègue réalisateur, Ang Lee, avec qui il partage un nom de famille.

Un mois auparavant, Ang Lee avait remporté l'Oscar du meilleur réalisateur pour Brokeback Mountain, son film sur l’histoire d'amour secrète entre deux cow-boys. Le film, un succès au box-office ayant charmé la critique, était considéré comme révolutionnaire et controversé. Spike Lee a expliqué qu’Ang Lee et lui étaient allés à l'université ensemble, et qu'Ang avait travaillé sur un de ses premiers courts-métrages. Il a dit être heureux que son collègue ait remporté un Oscar. Simon a ensuite souligné qu'Ang Lee avait «bien réussi depuis qu'il a travaillé pour toi». «Oui, en effet», a approuvé Spike, ajoutant que lui et Ang étaient «les deux Lees.»
Simon, qui est blanc, est devenu badin. «Oh mon Dieu, vous n'êtes pas parents, n'est-ce pas?» a-t-il demandé. Lee a détourné la conversation de façon audible: «Il est chinois. Je suis afro-américain.» Simon n’a pas compris le message. «Eh bien, d’une certaine manière, cependant, tu sais, une famille recomposée, je pense que c'est ce que… que c'est comme ça qu’on appelle, de nos jours», a maladroitement poursuivi l'animateur de radio.
Simon n'a posé que peu questions sur Inside Man, au-delà de souligner qu'il avait été réalisé avec un budget plus important que le premier long métrage de Lee, She's Gotta Have It, en 1986. Il semble d’ailleurs n’avoir évoqué She's Gotta Have It que pour interroger Lee sur sa scène de viol, une partie du film dont le réalisateur, au fil des ans, avait avoué regretter l’existence. Lee a mentionné qu'il pensait que la scène était une erreur, mais que les cinéastes ne devraient pas exciser le matériel qu'ils regrettaient par la suite. Il a évoqué les apparitions de Judy Garland et Mickey Rooney en blackface dans Babes on Broadway, et de Rooney en yellowface dans le rôle de M. Yunioshi dans Breakfast at Tiffany’s. Ces scènes sont désormais des faits historiques, a précisé Lee. Tenter de dissimuler le passé, selon lui, serait une forme de mensonge.
Qu'est-ce que les auditeurs de NPR ont obtenu avec cette interview? Ils ont appris qu'il y avait un nouveau film avec une grande star dedans. Ils ont appris que Spike Lee, un homme noir ayant autrefois fait un film montrant une scène de viol, travaillait désormais avec plus d'argent. Et ils ont appris qu'il partageait un nom de famille avec l'un de ses contemporains, un réalisateur chinois qui a fait ses débuts en travaillant pour lui mais l’avait récemment dépassé. Les auditeurs, par conséquent, avec ce qui devait être un petit segment léger, ont obtenu une mini leçon d’histoire des relations raciales en Amérique. Un groupe est opposé à un autre; un homme asiatique est présenté à un homme noir comme un modèle de réussite qui améliore le sien, le tout découlant d’une similitude anecdotique d’une pertinence discutable.

Ce que ni Spike Lee ni Scott Simon n'ont évoqué, au cours de cette entrevue, c’est un autre film de Lee, Bamboozled, une satire cinglante de l’histoire des ménestrels en blackface du divertissement américain, sorti en 2000. La pratique du blackface a été soulevée durant la conversation, mais Simon y a vu l’opportunité de faire une boutade: Mickey Rooney a beaucoup à se faire pardonner. Bamboozled n'a pas été mentionné, à l'époque, mais le film célèbre aujourd’hui son vingtième anniversaire. Il en va de même pour Crouching Tiger, Hidden Dragon (Tigre et Dragon en français), l’enlevante épopée de romance et de jeu d’épée d’Ang Lee, campée dans la Chine du 18e siècle. Vingt ans plus tard, considérons ces deux films côte à côte.
Crouching Tiger, Hidden Dragon a brièvement fait du wuxia un courant dominant aux États-Unis, éblouissant le public par sa beauté. Le film était si exceptionnel que le public américain ne s'est pas plaint de ses sous-titres. Le film de Spike Lee, pour sa part, a eu un effet différent. Bamboozled a confondu le public. Son intention était de les réveiller d’une stupeur raciste ayant permis la dégradation continue des Noirs dans les médias américains. Il a plutôt été reçu comme une désagréable polémique que l'Amérique de Bill Clinton jugeait dépassée, une sorte d'objet étranger dont le pays n'avait pas besoin.
Bamboozled n’a pas performé avec les critiques ou au box-office, et c'est sans doute pourquoi Lee ne voulait pas attirer l'attention sur le film lors de son passage à NPR. Aujourd'hui, il est considéré comme une étape importante de l'analyse cinématographique du racisme dans la culture américaine, a été élevé au rang de film culte et s’est mérité une place de choix au sein de la collection Criterion. Crouching Tiger, Hidden Dragon, pour sa part, a connu un immense succès mondial et demeure le film en langue étrangère le plus rentable jamais sorti aux États-Unis. Nominé pour dix Oscars, dont celui du meilleur film, il a remporté l'Oscar du meilleur film en langue étrangère et des prix dans trois autres catégories.
Peut-être que son succès initial a empêché Crouching Tiger, Hidden Dragon d'atteindre le statut qu'il mérite. Bien qu'il soit sans aucun doute toujours rentable, il n'a pas bénéficié d'un traitement sophistiqué sur DVD ou Blu-Ray. En streaming haute définition, il paraît un peu retouché, de manière superficielle, comme si Sony Pictures ne le considérait pas comme un classique. L'audace dévorante de Bamboozled parle désormais directement à une société marquée par l'injustice raciale continue et les efforts du mouvement Black Lives Matter pour changer les choses. Cependant, la légende féministe d’Ang Lee a sombré dans le flot incessant du divertissement au même moment où l’industrie cinématographique de Hong Kong a décliné sous le joug de la Chine continentale.
Une suite tardive sur Netflix, produite par Harvey Weinstein, en 2016, n'a pas aidé. Bien que Crouching Tiger, Hidden Dragon: Sword of Destiny ait été réalisé par le célèbre coordonnateur de cascades du film original, Yuen Woo-ping, la suite reposait sur des effets spéciaux numériques pour remédier à son mauvais script. Le retour de Michelle Yeoh, dans le rôle de la légende du combat Yu Shu-Lien, n'a pas beaucoup aidé non plus. Sans la profondeur ou l'acuité d'Ang Lee, le résultat ressemblait davantage à l’ennuyante série Marco Polo, produite par Weinstein pour Netflix, qui sur vingt épisodes n'a pas employé un seul réalisateur asiatique.
Considérés ensemble, Crouching Tiger, Hidden Dragon et Bamboozled indiquent une brève période dans le cinéma grand public où les cinéastes et les interprètes noirs avaient la cote et où le public américain était ouvert aux stars et aux genres asiatiques. Après le débâcle des élections Bush-Gore et la guerre contre le terrorisme qui a suivi le 11 septembre, les choses ont commencé à changer. Un recul s’est amorcé. Le public des films américains s’est tourné vers les salles de cinéma dominées par les super-héros, les films transatlantiques pour enfants et les remakes d’émissions de télé. Au cours de la première décennie du nouveau siècle, huit films d’Harry Potter, trois films du Seigneur des anneaux et deux Batman ont rapporté environ un milliard de dollars chacun. Avec la croissance du marché mondial entre 2001 et 2011, en particulier en Chine, Hollywood a mis le paquet pour produire des films ostentatoirement, presque parodiquement blancs, destinés à l'exportation. Vers le milieu de la décennie, une version grand écran de l’émission télévisée des années 70 «The Dukes of Hazzard» était le film numéro un en Amérique.

Le protagoniste de Bamboozled, Pierre Delacroix (Damon Wayans, dans une performance audacieuse et d’une grande originalité) est le seul écrivain noir d’une chaîne de télévision. Excédé que son patron blanc (Michael Rapaport) lui dise sans cesse qu'il n'est pas assez noir, il crée et diffuse une revue de variétés délibérément raciste, à heure de grande écoute, appelée Mantan: The New Millennium Minstrel Show, dans l’espoir d’être renvoyé sans perdre son bonus. Le spectacle met en vedette deux danseurs de claquette de rue, Manray et Womack (Savion Glover et Tommy Davidson). Avides de succès, ils acceptent de participer au plan de Delacroix pour l’émission: filmés sur scène, devant public et en direct, des artistes noirs en blackface danseraient et se trémousseraient dans un champ de potirons sur la musique des Alabama Porch Monkeys, un groupe vêtu de combinaisons rayées rappelant celles des prisonniers (joué par le groupe The Roots). La blague de Lee – ou, plus précisément, son affirmation — est que ce hootenanny rétro obtiendra un succès immédiat auprès des téléspectateurs. Renvoyé à ses plus simples racines, le vaste public de téléspectateurs américains raffole de l'extravagance raciste flagrante de Delacroix.Rassuré par le talent de Manray et Womack, le public majoritairement blanc voit son appréhension se transformer rapidement en admiration, puis en joie. Bientôt, les spectateurs prennent leurs aises dans ce nouveau contexte, se marrant devant ces routines comiques rétrogrades, embrassant pleinement une forme de divertissement qui, selon Lee, n'a pas été reléguée à l'histoire. La virtuosité de Glover et Davidson pour redonner vie à ce matériau autrefois populaire est étrange et déstabilisante — une séance faisant office d’agit-prop.Lee n'a pas dit aux membres du public en studio à quoi s’attendre quand ils se sont inscrits comme figurants. Alors que le spectacle devient de plus en plus populaire, il montre tout le public avec le visage peint en noir et des gants blancs, tel une mer de mini-Jolson. Un homme blanc dans le public (Al Palagonia) se présente, prêt à rapper: «Peu importe ta couleur /Peu importe ta race/Tu sais que t’es le plus cool/Quand t’es en blackface.» La scène est choquante. Elle expose quelque chose d'omniprésent dans la culture américaine que nous sommes encouragés à ignorer: les Blancs aiment imiter et se déguiser en Noirs. Non seulement veulent-ils que les Noirs leur disent que ce n’est pas grave, mais ils veulent aussi que ces derniers reproduisent ces stéréotypes de manière aussi grossière que possible et les confirment ainsi qu’ils sont réels et vrais.Le programmeur de cinéma Ashley Clark, qui a écrit un livre sur Bamboozled, observe dans un essai sur le film que «si l'arc de l'univers moral est long, il penche vers l'abjection spirituelle et l'effondrement mental complet.» En déformant ainsi les paroles de Martin Luther King Jr., Clark souligne quelque chose que notre culture commençait seulement à comprendre dans les années 60, avant que Dr King ne soit assassiné: d’ici la fin du 20e siècle, toutes les perceptions raciales seraient créées et maintenues en place par les médias. C'est ça, le sujet de Bamboozled: il n'existe que cette médiation. Et lorsqu'elle passe de la télévision à la vraie vie, elle a des conséquences morales et spirituelles qui peuvent devenir mortelles.La vidéo du meurtre de George Floyd par un policier à Minneapolis est le plus récent exemple de la façon dont les morts des Noirs sont diffusées et télévisées, ce que Lee avait prédit dans Bamboozled. Lorsque Manray quitte l'émission durant un épisode, il est kidnappé, puis exécuté en direct sur internet par un groupe de rap radical appelé les Mau Mau's, qui sont à leur tour abattus par la police, en direct au téléjournal (à l'exception de leur seul membre blanc, qui se plaint d'avoir été épargné).Dans The Original Kings of Comedy, le documentaire sur une tournée d’humoristes qu’a réalisé Lee juste avant de faire Bamboozled, Bernie Mac insiste, dans le cadre de son sketch sur scène, sur le fait qu'«il n'y a pas de terroristes noirs», car ils seraient immédiatement arrêtés s'ils tentaient d'acheter de la dynamite. Dans Bamboozled, il y a des terroristes noirs, presque comme si le film répondait à la comédie du film précédent. Ce qui est également impliqué par la présence dans Bamboozled de Junebug (Paul Mooney), un humoriste aigri du Chitlin Circuit. Lee explore l’envers de la comédie de son film précédent, la faisant cette fois-ci reposer sur les employés du réseau qui diffuse l'émission de Delacroix, un gros groupe d'auteurs comiques blancs dont la connaissance de la vie des Noirs en Amérique commence et finit avec des sitcoms comme The Jeffersons.Aujourd’hui, à l'ère du blackface numérique, n'importe qui peut utiliser un .gif d'une personne noire pour décrocher un petit rire facile. Et dans les vingt ans qui ont suivi la sortie de Bamboozled, le blackface à l’ancienne n'a pas disparu. Les instances de blackface se succèdent, impliquant tour à tour une personnalité de télévision blanche, un politicien... L'une des Real Housewives of New York s’est rendue à une fête costumée déguisée en Diana Ross, en blackface avec une perruque afro, puis a prétendu que c'était OK parce que le maquillage qu'elle avait utilisé n’était que sa poudre bronzante habituelle. Andy Cohen, dans son émission, lui a reproché son costume, non pas parce qu’il était raciste, mais parce que dans sa tête, Diana Ross n'était pas connue pour porter un afro. En réponse, la présentatrice conservatrice Megan Kelly s’est elle-même fait perdre son travail en annonçant à la télévision que le blackface dans le contexte d’une fête costumée ne lui posait aucun problème.L'ignorance des médias d'information américains s’est de nouveau révélée, de manière surprenante, en octobre 2018. En réponse au licenciement de Kelly, CBS This Morning a fait un segment sur le blackface avec l'animateur Maurice DuBois, un homme qui rappellera immédiatement Pierre Delacroix à quiconque a vu Bamboozled. Alors que l'écrivaine et critique Margo Jefferson disait à DuBois que le blackface fait toujours partie de la culture, les producteurs de l'émission ont montré une image de Tommy Davidson et Savion Glover dans Bamboozled pour illustrer le point de Jefferson, impliquant bêtement le film de Spike Lee dans la tradition raciste qu’il contestait. FEED THE IDIOT BOX, comme dirait l’affiche trônant au-dessus de la télévision de Delacroix dans son condo de luxe.De façon similaire, dans le film de Lee, une consultante média blanche (Dina Pearlman) conseille Delacroix et ses patrons sur la manière dont le réseau devrait contrer les inévitables accusations de racisme auxquelles leur émission de ménestrel serait confrontée. Si les choses tournent mal, «portez du kenté», dit-elle aux dirigeants de la chaîne. Porter du kenté, c'est exactement ce qu’ont fait Nancy Pelosi, Chuck Schumer et d'autres membres du Sénat américain, en juin dernier, en déposant un genou au sol en solidarité avec les Afro-Américains après le meurtre de George Floyd. Comme l'a souligné Doreen St. Felix dans The New Yorker, en organisant cette séance photo pour les médias, ces membres du Congrès «n’ont fait que devenir des modèles de bornerie». Chuck Schumer vit peut-être à Brooklyn, à quelques pas des bureaux de 40 Acres and Mule Filmworks, mais ça ne veut pas dire qu'il a vu Bamboozled pour autant.

Tommy Davidson a expliqué l'invocation de la comédie en blackface dans Bamboozled en disant que «le rire est le réflexe de la douleur». Michelle Yeoh, en expliquant l'approche de Crouching Tiger, Hidden Dragon à la fois face à son genre et à ses personnages féminins, a soulevé que «le combat est l’exaltation de la répression». L’élégance agile du film d’Ang Lee existe dans ses images de conflit. Des femmes représentant trois générations différentes cherchent à maîtriser les mêmes compétences de combat que Li Mubai, le maître de Chow Yun-fat, un adepte de la Wudang Mountain School (d'où le Wu-Tang Clan tient son nom). Li est également l’amour impossible de Yu Shu-Lien, l'épéiste jouée par Yeoh.
Se déroulant sous le règne de la dynastie Qing, le film dégage une fragilité résiliente qui convient à une période au cours de laquelle les femmes se voyaient attribuer des rôles spécifiques qu’elles n’étaient pas censées remettre en question. La tasse de thé poussée du rebord d’une table par Jen (Zhang Ziyi), une riche héritière, silencieusement rattrapée par Shu avant qu'elle ne se casse, est une scène clé du début du film. Jen s'entraîne en secret pour devenir ninja avec Jade Fox (Cheng Pei-pei), la concubine abandonnée du maître de la Wudang, qui a entraîné Li. Jen et Jade nourrissent toutes deux une haine de la Wudang. En rejetant l’offre de Li qui veut faire faire d’elle sa disciple, Jen compare l’école à un bordel.
Le combat de Li et Jen dans la forêt de bambous est, à juste titre, considéré comme le point culminant du film: une scène inattendue d’une beauté lyrique et flottante, paraissant si impossible qu'elle a forcément convaincu les puristes du wuxia qui restaient sceptiques face à l’idée une coproduction américaine. En fait, si ce n’est peut-être que la coïncidence du mot bamboo qui unit Crouching Tiger, Hidden Dragon et Bamboozled, ce qui est évident, c'est que «les deux Lees» ont bien compris ce secret important du cinéma: les scènes de danse doivent être tournées en plein écran pour que les acteurs soient visibles de la tête aux pieds.
Le film d’Ang Lee est un ballet de mouvement, de la même manière que les numéros de claquette dans Bamboozled éclaboussent de couleurs primaires la morosité du reste du film, tourné dans un style caméra à l’épaule. Les deux films s'appuient sur la fluidité du mouvement et de la musique pour élever leurs personnages au-dessus de la répression à laquelle ils sont confrontés. Les deux films sont des spectacles, et les deux sont des fantasmes. Bamboozled fait la satire du fantasme destructeur de l'oppression blanche, qui transforme les Noirs en caricatures serviles et souriantes. La fantaisie de Crouching Tiger, Hidden Dragon en est une positive, soutenue par la trame sonore percussive de Tan Dun.
Les gestes cruels de Jen, plus tôt dans le film, conduisent à la mort de Li, privant Shu de la possibilité du bonheur. Ang Lee a dit de cette jeune femme riche et gâtée de la classe dirigeante qu’elle était «à certains égards la méchante du film». C'est un personnage ambivalent, trop égocentrique pour comprendre la fragilité des relations entre les gens qui l'entourent et la rapidité avec laquelle elles peuvent être détruites.
Jen se libère enfin de son ressentiment et s’affranchit de son mariage arrangé en faveur de son véritable amour avec Lo (Chang Chen), un bandit du désert du Xinjiang, mais termine malgré tout le film en fantasmant sur le fait de s'envoler, seule, dans le vide brumeux entourant la montagne Wudang, comme était disparu Maître Li des années auparavant.
La romance entre Jen et Lo est racontée comme un récit de captivité, à peine plus moderne que The Sheik, avec Rudolph Valentino, sorti en 1921. Une fille de la haute, fougueuse et en pantalons, repousse un chef du désert, mais se soumet à son amour. Lo implore Jen «viens avec moi dans le désert», comme s'il lui parlait dans les intertitres d’un film muet. Dans le cadre d'une coproduction sino-américaine de l'an 2000, ayant réuni des acteurs célèbres originaires de Hong Kong, de Malaisie, de Taïwan et de la République populaire, le film paraît désormais comme un vœu pieux d'unité chinoise, le rêve d’une harmonie qui n'est possible qu'au cinéma.
Lo, comme Valentino, est vraisemblablement musulman. Crouching Tiger, Hidden Dragon se déroule en partie dans le Xinjiang, où le gouvernement chinois actuel opprime activement la population musulmane ouïghoure, enfermant des centaines de milliers de personnes dans des camps de concentration. Les Ouïghours ont une tradition séparatiste remontant à Mao, et le Xinjiang, une région autonome d'environ 1 657 500 kilomètres carrés, ne fait partie de la Chine que depuis la seconde moitié du 18e siècle, soit les années de la dynastie Qing durant lesquelles le film se déroule. Crouching Tiger, Hidden Dragon a été tourné sur tout le continent avec une équipe de Hong Kong, à une époque où l'industrie cinématographique de Hong Kong était encore sa propre entité autonome. Aujourd’hui, elle est étouffée et subsumée, comme Hong Kong elle-même, dans un système oppressif dirigé depuis Pékin.

Ang Lee, en tant que Taïwanais et réalisateur américain, est familier avec le fléau de la division nationale. Le film qu’il a réalisé avant Crouching Tiger, Hidden Dragon, Ride with the Devil, en 1999, racontait l’histoire des Bushwhackers du Missouri, des confédérés rebelles qui combattaient l’armée de l’Union à la frontière du Kansas, pendant la guerre civile dans les années 1860. L'un d'eux est un esclave affranchi (Jeffrey Wright) qui combat, au début du film, du mauvais côté de l'histoire. Le film, qui a connu un échec au box-office aussi grandiose que le succès de Crouching Tiger, Hidden Dragon, était trop tragique et trop peu héroïque pour attirer le grand public comme l’a fait Crouching Tiger, Hidden Dragon.
Le pouvoir du cinéma d’Ang Lee vient de la façon dont chaque scène est potentiellement déchirante, pleine d’émotion subtile, mais malgré tout combustible. Il y est parvenu, film après film, presque imperceptiblement, pendant vingt ans. Aujourd’hui, Lee tente de relever un défi plus ésotérique: combiner la mise en scène avec des innovations technologiques très coûteuses. Ses films Billy Lynn's Long Halftime Walk, un drame de guerre sorti en 2016, et Gemini Man de 2019, un thriller de science-fiction avec Will Smith, ont tous deux été tournés en 3D à une fréquence d’images par seconde si élevée que peu de cinémas étaient en mesure de les diffuser. Personne, selon moi, ne comprend entièrement pourquoi Lee, le réalisateur de The Ice Storm, Sense and Sensibility, et Lust, Caution se dévoue à ce genre de travail spécialisé. L'exploit de Crouching Tiger, Hidden Dragon est d’avoir été réalisé sans effets spéciaux numériques. Ou du moins, un seul: Lee a effacé numériquement les fils qui permettaient aux acteurs de se déplacer si librement, de grimper sur les murs, de courir sur les toits et de se tenir en équilibre sur les branches d'arbres.
Au début des années 2000, des films remontés de Jackie Chan sortaient encore dans les cinémas américains. La combinaison de stars asiatiques et afro-américaines était bonne pour les affaires. Le duo Jackie Chan et Chris Tucker a atteint son apogée au box-office avec Rush Hour 2. Jet Li, qui aurait refusé le rôle de Chow Yun-fat dans Crouching Tiger, Hidden Dragon, a fait équipe avec Aaliyah dans Romeo Must Die, son premier film, qui a trôné au box-office au cours des mois précédant sa mort dans un accident d'avion. En 2002, ce type de film avait disparu. Le nouveau long-métrage de Spike Lee, Da 5 Bloods, qui se passe au Vietnam, trace un lien. Veronica Ngo – une star de la télévision vietnamienne qui apparaît dans Star Wars: The Last Jedi – joue une combattante dans Crouching Tiger, Hidden Dragon: Sword of Destiny et tient le rôle de Hanoi Hannah dans Da 5 Bloods, où elle implore les soldats américains d’abandonner et de rentrer chez eux. «G.I. noirs, vos frères et vos sœurs sont enragés dans plus de 122 villes», annonce-t-elle à la radio en décrivant les émeutes aux États-Unis suivant l'assassinat de Martin Luther King. «Ils se font tuer pendant que vous vous battez contre nous.»

Post-scriptum: Après la mise sous presse de cet article, mais avant sa mise en ligne, j'ai vu dans les nouvelles que Thomas Jefferson Byrd, qui joue le rôle de Honeycutt dans Bamboozled, était décédé, à Atlanta, à l'âge de 70 ans. On lui a tiré plusieurs fois dans le dos à 1h45, le matin du 3 octobre. La police enquêtant sur son meurtre a déclaré qu’elle n’avait aucun suspect.
Honeycutt incarne l’animateur dans Bamboozled; un homme grand et décharné que Delacroix et son équipe découvrent lors des auditions de Mantan: The New Millennium Minstrel Show. Son audition consiste à livrer une partie du célèbre discours «être ou ne pas être» de Hamlet, puis à expliquer une scène de la pièce, avant de se lancer dans un rap a cappella sur le thème «niggas is a beautiful thing». Dans le film, il apparaît dans les publicités de la liqueur de malt Da Bomb et, surtout, il présente le numéro d’introduction du spectacle, vêtu de costumes d’Oncle Sam en blackface et d’Abraham Lincoln en blackface, exhortant le public en studio à lui crier des épithètes racistes.
Il devrait vraiment y avoir une histoire orale de la réalisation de ces scènes. Avec elles, Lee et Byrd ont reproduit la réalité et l’inconfort pénible de la complicité raciste chez le public de la télévision américaine, ce qui n'avait jamais été fait auparavant, en jouant un tour élaboré aux figurants du film. Byrd a joué dans un certain nombre d'autres films de Spike Lee ainsi que dans ceux d’autres réalisateurs; il s’agissait d’un acteur de théâtre distingué qui connaissait son Shakespeare. Sa performance dans le rôle de Honeycutt est une création unique qui relie l'acteur de western hollywoodien Arthur Hunnicutt au bûcheron couvert de suie dans Twin Peaks: The Return à travers un étrange portail vers l'Americana du XIXe siècle, à l’instar des jouets racistes que montre Lee dans le film.
Byrd, dans son rôle difficile d’animateur, fait preuve d'une grande verve dans Bamboozled, interprétant une personne blanche jouant sa version d’une personne noire tout en jouant, en tant qu’homme noir, un homme blanc en blackface. Il montre comment certains artistes noirs ont dû, comme l'a noté le regretté critique Stanley Crouch, «renforcer, avec leur talent, les barreaux de la cage dans laquelle ils se trouvaient».

  • Texte: A. S. Hamrah
  • Date: 20 octobre 2020