L’héritage indémodable de Heathers

À l’assaut de l’esthétique menaçante de la banlieue des années 80

  • Texte: Adam Wray

On n’accorde pas toujours aux films d’ado tout le respect qu’ils méritent.

Ce genre ingrat capture pourtant parfaitement l’esthétisme et les valeurs de l’époque où ses films s’inscrivent. Essayez de vous taper consécutivement Fast Times At Ridgemont High, Can’t Hardly Wait et Superbad. Vous en ressortirez avec une vision très claire de la jeunesse américaine issue de la classe moyenne du milieu des années 80 aux années 2000. Sorti en 1988, le film Heathers, du réalisateur Michael Lehmann, est un amalgame paradoxal d’absurdité macabre et de visuels éclatants. Contrastant avec le ton moralisateur typique des films d’ados, celui-ci recèle plutôt une ambivalence profonde et complexe. Campé dans une petite ville de l’Ohio, le film met en vedette Winona Ryder dans le rôle de Veronica Sawyer – la seule fille de la clique des étudiants les plus populaires de Westerburg High à ne pas répondre au prénom de Heather – et Christian Slater en tant que J.D., son petit ami aussi charismatique que détraqué. Le point de départ de cette comédie noire est une blague qui tourne mal, conduisant Veronica et J.D. à assassiner leurs pairs et à déguiser ces meurtres en suicide. Alors que les autres étudiants s’adaptent avec une facilité déconcertante à ce monde où le suicide est la dernière tendance, on voit émerger une critique vitriolique d’une société obsédée par l’apparence et dominée par la hiérarchie sociale. L’esthétisme du film est un pur concentré du style des années 80, faisant la belle part aux cheveux crêpés et aux épaulettes surdimensionnées. Dans cet univers où tout n’est que superficiel, les vêtements en ont évidemment long à dire. Véritable American Psycho à la sauce banlieusarde, Heathers trouve encore écho aujourd’hui.

« Se tuer ou pas est l’une des décisions les plus importantes qu’un ado puisse prendre. »

Heathers est comme un rêve embrumé du début à la fin. Ni tout à fait fantastique, ni tout à fait cauchemardesque, il nous plonge dans un univers éthéré et déjanté tissé d’absurdités de plus en plus énormes, que les protagonistes acceptent sans sourciller. Les tenues des quatre héroïnes principales – soit les trois Heathers et Veronica – concourent grandement à cette atmosphère surréaliste. Leurs garde-robes débordent de couleurs audacieuses et saturées, d’accessoires tape-à-l’œil puisant dans le style mid-century contemporain comme dans les imprimés preppy et criards, le tout enseveli sous une panoplie de dentelles. Quand on regarde Heathers en 2016, impossible de ne pas comparer ces ensembles aux collections extravagantes d’Alessandro Michele pour Gucci, assumant leur caractère résolument costumesque en dignes héritières de cette époque ayant donné naissance au postmodernisme. Ces déguisements bien conscients – tels l’épaulette structurée – ont fait un retour en force du côté de la mode féminine, des pièces théâtrales de Thom Browne aux créations de Jacquemus en passant par celles de Demna Gvasalia pour Vetements et Balenciaga.

« Je magasine, donc je suis. »

Vers la moitié du film, Veronica ouvre de force le casier de feu Heather Chandler pour y découvrir un spectacle étrange. Les livres, les magazines, les photos et les babioles de Heather ont tous été soigneusement disposés comme si elle attendait cette visite. Une œuvre d’art intrigante est aussi accrochée à la porte : une version carte postale de l’œuvre de Barbara Kruger I Shop Therefore I Am. Ce clin d’œil brise le quatrième mur, confirmant au spectateur qu’il assiste à une critique de la culture de consommation superficielle et insensible propre à l’ère Reagan. Dans l’univers de Heathers, cette carte postale agit comme un subtil gag visuel, suggérant que Heather a pris ce message au bas mot, sa signification littérale planant telle une épée de Damoclès au-dessus de sa tête soigneusement coiffée. Une hypothèse plus intéressante serait que Heather ait, au contraire, parfaitement saisi le sens de l’œuvre. Dans son journal intime, Veronica écrit que « le suicide a donné à Heather une certaine profondeur. » Et si cette profondeur avait toujours été latente? Heather Chandler ne serait certainement pas la première aficionada d’art matérialiste et cruelle en ce bas monde.

« Ma rage adolescente se mesure en nombre de victimes. »

L’intérêt inaltérable de Heathers est tout aussi attribuable au jeu habile des acteurs qu’à son intrigue et à ses scènes inoubliables. Certaines lignes, comme « What’s your damage, Heather? » (Quel est ton problème, Heather?) se sont détachées du film pour se fondre dans la culture populaire. Peu d’entre nous oublieront où ils ont entendu pour la première fois la phrase « Fuck me gently with a chainsaw. » (Baise-moi tendrement avec une tronçonneuse.) En cette ère de communication constante où le texto est roi, une ligne solide a plus de pouvoir que jamais – surtout quand on l’affiche fièrement sur notre poitrine. Quand Vetements a lancé sa collection automne-hiver 2016, l’Internet s’est enflammé pour leur pull à capuche marron orné d’un blason où l’on pouvait lire en lettres orange fluo : « May The Bridges I Burn Light The Way » (Puissent les ponts que je brûle éclairer votre route). De par son poids mélodramatique, cette phrase tirée de la série pour ados 90210 évoque les oracles insondables des biscuits chinois, et rappelle le style des répliques de Heathers. La collection printemps-été 2017 de Vetements met la pédale douce sur les slogans : l’occasion idéale pour les garmentos les plus zélés de trafiquer quelques pulls en y imprimant des lignes tirées du film. Par exemple, cette ligne fétiche sortie de la bouche de Heather Chandler : « If you want to fuck with the eagles, you have to learn to fly. » (Pour s’envoyer en l’air avec les aigles, il faut d’abord apprendre à voler.)

« Il semble que les extrêmes ne passent jamais inaperçu. »

Le look de J.D., interprété par Christian Slater, contraste fortement avec les costumes criards des Heathers et de Veronica. Alors qu’elles semblent changer de tenue plus vite que leur ombre, J.D. est beaucoup plus discret et presque invariablement vêtu de l’uniforme classique du branleur des années 80 : un jean bleu délavé, des bottes élimées, un anneau d’oreille, un simple t-shirt ou un pull boutonné, le tout dissimulé derrière un long manteau qui lui arrive à la cheville. Omniprésent dans chacune des scènes, ce manteau est le dénominateur commun de toutes ses tenues. Désormais associé à l’image de l’adolescent troublé, le trench était un choix sinistrement prémonitoire pour ce personnage qui assassinera trois personnes avant de tenter de faire sauter un lycée tout entier. Cette adéquation nous amène à nous demander si la pression subie pour nous conformer aux stéréotypes visuels contribue à exacerber certains comportements et à façonner notre personnalité. J.D., convaincu de l’incapacité de la société à faire table rase des cliques et des archétypes régissant la plupart des écoles secondaires, s’est tourné vers une solution beaucoup plus drastique. Dans un monde qui semble plus que jamais préférer un dénouement potentiellement catastrophique au maintien d’un statu quo insatisfaisant, la logique tordue et binaire de J.D. nous apparaît effroyablement familière.

  • Texte: Adam Wray